lundi 23 février 2009

2 janvier 199*.

Domicile de Chanfilly, Paris, minuit 45.

Chanfilly : – Je ne vous réveille pas ?
Klaam : – J’allais justement me mettre au lit…
Chanfilly : – L’opération a été couronnée de succès… »
Devant le lourd silence qui menaçait de s’éterniser, le Colonel crut bon de rompre la glace.
Chanfilly : – A présent, vous savez ce qui vous reste à faire…
Klaam : – Appeler Cardetti ?
Chanfilly : – Pas seulement ! On arrête de jouer ! Pardo est hors jeu ! Il est temps de prévoir une visite à Belleville sur votre agenda pour l’informer de l’identité du nouveau blanchisseur !
Klaam : – Quand ?
Chanfilly : – Le plus tôt possible ! Voyez avec lui…
Klaam : – Et Eichmann ? Je m’en occupe aussi ?
Chanfilly : – Restez en dehors de ça ! Un émissaire lui fera comprendre sous peu que ses perspectives se limitent à un dilemme impitoyable : il suit ou il tombe… »
Abattue par l’homicide, Klaam n’attendait que de raccrocher pour masquer son trouble. Son silence prolongé ne trompait pas. En fin psychologue, Chanfilly sourit de mansuétude : Rosa avait toujours manifesté une fragilité mâtinée de romantisme. Les exécutions capitales déclenchaient chez elle une révolte d’amertume juvénile ? Dans cette affaire, il n’y avait aucune place pour les tergiversations ! L’élimination sonnait comme une nécessité sans rémission. Heureusement, Chanfilly, lui, ne barguignait pas avec la discipline. La liquidation de Ben Zeltout l’avait soulagé d’un poids conséquent. Le principal danger, l’incrimination directe, était évité !
Chanfilly : – Il nous reste le plan B…
Klaam : – Prévenir Karpak ?
Chanfilly : – J’ai beaucoup mieux en réserve… »

Chez Abdel, minuit 46.

Depuis leur retour, Abdel n’avait pas échangé le moindre mot avec Jeannot. Celui-ci avait de quoi conserver le silence. Il culpabilisait. En gardant secrets certains pans du dossier, il avait contribué à la mort de Samia. Il avait beau se répéter qu’il ne pouvait prévoir une telle tragédie, il y était confronté sans remède. La seule échappatoire digne de ce nom consistait à se lancer à bride abattue dans la lutte. Quant à Abdel, il n’entrevoyait d’autre issue que d’avouer au seul ami qui lui restait sa liaison avec Samia. Garder le silence aurait aggravé sa faute. La mort de sa maîtresse découlait du châtiment divin. Ne manquait plus qu’Aicha apprenne ses péchés ! Tentant le tout pour le tout, il s’ébroua et leva la tête. C’était son ultime moyen de conserver la vie sauve.
Abdel : – Jeannot, faut qu’on se parle…
Jeannot : – Plus tard, s’te plaît ! J’ai pas la tête au dialogue !
Abdel : – Ca urge grave ! Maintenant, on peut plus traîner : on doit tout déballer aux condés ! TOUT, hein ? Plus comme avec Sami, parce qu’on a vu le résultat ! Les spécialistes savent, nous, on est pas des boss ! Alain a voulu jouer au héros, on voit où ça l’a mené ! Je veux pas qu’il nous arrive la même ! T’as vu Eddy, la raclure ?
Jeannot : – Laisse-le où il est ! »
Il se retint d’éclater de rire.
Jeannot : – Quand je pense qu’il fait le malin parce qu’il croit tout connaître ! Il la ramènerait moins s’il savait pour qui Sami bossait ! Il pense qu’à sa gueule, celui-là ! C’est pas de son côté qu’on trouvera notre salut ! Pas plus que du côté des condés ! La licepo est pas près de nous sauver la mise ! T’as été en cours avec Bonnet ! Pitié ! La flicaille, si on rentre dans son jeu, ils fermeront les yeux en attendant qu’on se prenne une bastos !
Abdel : – Je suis mécano, pas justicier !
Jeannot : – Si je te suis, on se débine et on passe à autre chose…

Abdel : – T’as mieux à proposer ?
Jeannot : – Réfléchis ! Leur décision de liquider Sami, c’était mûri cramoisi ! S’ils avaient voulu nous cramer aussi, on serait déjà plus là pour en parler ! C’est clair, ils nous connaissent pas ! Par contre, nous, on les connaît… On tient des bombes sur eux…
Abdel : – Moi, je suis refroidi, hein ! Si t’as envie de continuer, vas-y, c’est sans moi !
Jeannot : – Putain, tu piges pas ? C’est à cause de son enquête que Sami a été descendue !
Abdel : – Je voulais pas parler devant Eddy ! Pas besoin qu’on arrose le toit de la fatche qui nous aurait balancés sans pitié ! Je vais y aller cash : on est plus en phase ! Tes idéaux Africa&Cie me courent sur le haricot ! On a pas la taille patron ! Faut savoir rester petits ! À notre place, quoi !
Jeannot : – Tu comprends pas ? Le coup sort pas des Russes ! »
Sous le coup de l’inspiration, il se gratta les cheveux.
Jeannot : – C’est clair : ça vient de Cardetti… »
Il claqua des doigts.
« C’est ça, gars ! On y est ! Cardetti est derrière le cirque… Faut que j’appelle Toni ! Il te reste des unités, parce que moi, ça commence à faire juste ? »
Comme la réponse traînait, il aperçut Abdel plongé dans une stupeur hébétée. Craignant que le choc n’ait produit sur lui des effets différés, il s’alarma.
Jeannot : – Eh, qu’est-ce tu tripes ? Tu comates ?
Abdel : – Faut que je t’avoue un truc… J’en peux plus de vivre avec : Sami est morte…
Jeannot : – Merci pour le scoop, j’étais au courant !
Abdel : – C’est pas ce que je voulais dire ! Voilà : je… On sortait… ensemble !
Jeannot : – Quoi ? Sami ? Toi ? Qu’est-ce tu délires ?
Abdel : – Tu crois qu’elle est revenue pourquoi ? On s’est remis ensemble… Moi, avec Aicha, ça a jamais été le grand amour ! On s’est mariés pour les traditions et on fait tourner la boutique… J’ai rien à lui reprocher, mais Sami, c’était pas le même trip ! »
Jeannot sentit saillir en lui une éruption d’indignation qu’il eut peine à contenir. Ce mariage obéissait à la ligne de conduite qu’Abdel suivait par impératif culturel : obéir aux traditions ou être exclu de la communauté. Ce n’était pas le moment de réactiver les interminables débats, durant lesquels Jeannot reprochait à Abdel sa servilité. Rien de moins. Il importait de revenir à l’essentiel. Dans le fond, cette trahison n’était pas pour lui déplaire. Elle le délivrait du poids de la culpabilité. Il porterait moins seul le fardeau de l’abjection. Elle lui fournissait même un objectif. En démasquant les coupables, il échapperait à la faute qui l’étreignait. Il s’enflamma.
Jeannot : – Après ton outing, tu te permets encore de tartiner Alain ? Ma parole, vous avez tous pété un câble ! C’est quoi, votre vice ? Vous kiffez les doubles vies ? Moi, peut-être que, pour l’instant, je serre des meufs à gauche ou à droite, mais le mariage et les gosses, je respecte, merde ! »
Il était trop bien placé pour savoir ce que coûtaient l’absence ou les errances du père.
Abdel : – Si j’avais pas écouté Alain, on en serait pas là, aujourd’hui ! Faut comprendre : il me racontait mon histoire… Je m’en veux de trop !
Jeannot : – Oublie ! Ce qui est fait…
Abdel : – Attends, c’est pas fini… »
N’y tenant plus, il agrippa frénétiquement la chemise de Jeannot. Son débit s’accéléra à mesure qu’il soulageait son sac.
Abdel : – Faut que je t’avoue : Sami… Avant les RG, elle bossait au RM ! Je te raconte pas les affaires tordues qu’elle me tartinait à la louche ! Des magouilles graves, tu peux pas t’imaginer ! Elle a quitté le RM tellement c’était chaud ! Elle voulait pas collaborer à des trucs de dingues, des éliminations, des complots ! Je sais qu’elle est morte à cause de ses secrets ! C’est pour ça que j’étais tranquille devant Eddy tout à l’heure : sa mort a rien à voir avec nous ! On saura jamais qui a fait le coup ! Et toute façon, vaut mieux pas savoir, sinon on retrouvera nos ossements un jour dans une cuve d’acide – s’il reste encore quelque chose !
Jeannot : – Je pige rien tellement tu speedes ! Le RM déjà, c’est quoi ?
Abdel : – Je croyais que t’étais un spécialiste des services secrets…
Jeannot : – M’amalgame pas avec Toni ! C’est lui le calé ! Ma tasse de thé, c’est la décolonisation !
Abdel : – Moi, c’est Allah et basta ! Le RM, personne connaît… T’as déjà entendu, le plus puissant des services secrets ? T’étais au courant, toi ? En fait, les services secrets, je m’y suis jamais intéressé. Avec Internet, j’ai le moyen de découvrir les news sur le topo ! »
Le sang de Jeannot ne fit qu’un tour.
Jeannot : – Vas-y, répète, mec ? »
Abdel crut que Jeannot rentrait dans son petit jeu de contrition. Il en rajouta une couche.
Abdel : – C’est à cause de moi que Sami s’est fait buter ! J’aurais pas dû l’écouter, Alain !
Jeannot : – Qu’est-ce tu sais d’autre sur le RM ?
Abdel : – Toi aussi, tu t’y mets ? Sami arrêtait pas de me bassiner qu’elle regretterait jamais la putain de carrière à côté de laquelle elle était passée, parce que dedans, c’était des tas de stremons et de flippés du crâne ! Des fachos et des nazis ! Des psychopathes et des pervers ! Maintenant, ses paroles me décalquent le crâne comme un boomerang, tu peux pas te rendre compte ! »
Jeannot lui posa la main sur l’épaule, avec la détermination du preux chevalier s’engageant pour une nouvelle croisade.
Jeannot : – Sèche tes larmes, frangin ! C’est pas à cause de toi que Sami est partie ! Ceux qu’on fait le coup, on les enverra derrière les barreaux !
Abdel : – Tu parles de quoi, là ? Je suis plus rien !
Jeannot : – Le RM, pardi ! T’as visé juste : on tient les tarbins qu’ont fait le coup ! Qui d’autre qu’eux était au courant, pour les RG ? Cardetti a rien à voir dans ce bazar ou alors il est l’associé du diable ! Moi, je t’expédie face à tes responsabilités : tu crois vraiment qu’on peut laisser le crime impuni ? On a pas le droit, Abdel ! Toi comme moi ! Si Sami est plus de ce monde, c’est pas le hasard ! Elle a fait le job à notre place et elle en a payé le prix fort ! Tu l’as oublié, ça ? Moi, en tout cas, je peux pas, parce que j’ai trop les boules ! J’aurais mieux fait de lui cracher mes dossiers secrets ! Si j’avais balancé les comptes à Cardetti, on en serait peut-être pas là aujourd’hui ! »
Jeannot se gratta frénétiquement le cuir. Ses cheveux crépus émirent un crissement électrique.
Jeannot : – Ce que j’aimerais trouver, c’est le lien entre le RM et notre affaire… »
Abdel s’agita. Manifestement, il était si dépassé qu’il en perdait les pédales.
Abdel : – C’est zéro lien… C’est de la pure malédiction !
Jeannot : – T’as raison ! T’apprendras que le hasard existe jamais dans la vie ! Sami a été assassinée à cause d’Alain ! Maintenant, ce qu’il faut chercher, c’est le rapport avec ses magouilles ! Et crois-moi, ça risque pas d’être la licepo qui découvrira le pot aux roses ! Je vais tréren à Eonville et en discuter avec Toni… S’il faut mettre Ursule au parfum, on le fera ! Sami, c’est comme Alain ! Pour nous, même combat ! En partant, ils nous ont confié une mission, tu peux pas savoir, j’attendais ça depuis toujours !
Abdel : – Tu t’enflammes, ça va encore amener les catastrophes !
Jeannot : – Attends ! Tu crois sérieusement que le RM aurait buté Sami pour le plaisir ? Les mecs, c’est pas des sadiques, non plus ? Admettons qu’ils soient tombés sur son rapport… Ils se mettent à flipper… Logique ? Pas tant que ça ! Je vois pas trente-six possibilités ! Sami était forcément au courant du lien entre Alain et Pardo ! Pour qu’ils mettent le paquet, ils étaient dos au mur ! En deux mots, si son rapport sortait au grand jour, ils étaient cuits… Bingo, mec ! On la tient, notre pièce à convictions ! Sami risquait de couler le RM…
Abdel : – Si je te suis dans ton baratin à la Colombo, t’attends que je déballe ma life sur un tapis rouge ? Et puis quoi, encore ? Pour qu’Aicha tombe dessus ? Tu veux me transformer en rat mort ? Ça changera quoi à la situation de Sami, maintenant qu’elle dort six pieds sous terre ?
Jeannot : – Vas-y, tombe pas dans la parano, non plus ! On prendra des précautions !
Abdel : – De la parano ? C’est toi qui dis ça ? »
Il compta sur ses doigts.
Abdel : – Alain, Pelletier, maintenant Sami… C’est qui, la prochaine tête de liste ? Ça te flipperait pas d’y passer ? Moi, en tout cas, hors de question que je joue les martyrs de la cause ! Je suis pas un kamikaze !
Jeannot : – Je suis prêt à donner ma vie pour balancer les connards qui souillent l’Afrique de leurs magouilles !
Abdel : – Laisse faire le Mouktoub ! Dieu connaît les cœurs ! Lui seul a le pouvoir de venger Sami ! S’Il décide de passer à l’action, le résultat traînera pas, t’inquiète !
Jeannot : – Tu les laisserais continuer les bras croisés ? Ma parole, t’es pire qu’un planqué ? Tu sais pas ce qu’il a dit, Jésus ? Aide-toi, le Ciel t’aidera ! T’imagines si jamais on devient les premiers à démanteler un réseau de la Françafrique ? Tu demanderas à Toni ce que ça représente, niveau perf ! Combien de gadjos en ont rêvé ! On sera pire que des mythes ! Des Malcom X de la cause afro ! Ça te parle, comme référence ?
Abdel : – C’est pas ce que j’attends de la vie ! Ma vie, elle est au garage et avec mes gosses !
Jeannot : – Ah ouais ? Et en attendant, tu proposes quoi, pour la mémoire de Sami ?
Abdel : – Moi, je t’ai dit, je suis calmé fatigué ! Mon souci maintenant, c’est ma femme et mon gosse ! Mes projets ? Agrandir la millefa ! Je veux d’autres marmots ! T’es fou, c’est ce qu’y a de plus important dans la vie ! Dieu a voulu qu’on peuple la Terre ! C’est pas pour du beurre, hein ? Le reste, c’est du vent ! D’tchi banane ! En plus, tu calcules pas un autre danger… Le vrai, mon gars !
Jeannot : – Ah oui, c’est quoi ?
Abdel : – La millefa de Sami… Tu crois qu’elle va recevoir sa mort les bras croisés ? L’imam va s’en mêler, parole de muslim ! Il arrêtait pas de montrer Sami en exemple pour les jeunes sœurs du quartier ! Jamais il acceptera l’absence d’explications ! Quitte à rameuter les muslims, il allumera le delbor de l’enfer ! En ce moment, c’est le ramadan, si t’as oublié ! Les gestes ont valeur d’exemples ! Je préfère rester dans mon coin que de m’attirer de nouveaux ennuis… »
Jeannot souffla de dépit.
Jeannot : – T’assumes pas la vérité tout court ! Il est là le problème ! »
Abdel ne releva pas le blâme. Apparemment, ce reproche ne le concernait pas. Jeannot comprit qu’il ne changerait pas d’avis. C’était un têtu, qui trouvait toujours un prétexte moral pour légitimer ses inclinations. Il avait repéré dans le ramadan le viatique inexpugnable contre lequel il n’y avait rien à redire. Le mieux était d’aller de l’avant, sans s’encombrer de passagers inopportuns. Après tout, l’enquête n’avait plus besoin de lui. Jeannot changea de sujet.
Jeannot : – Au fait ! L’enterrement d’Alain, c’est quand déjà ?
Abdel : – T’es guetté par l’Alzheimer, ou quoi ? C’est demain, le Grand Jour ! Luc doit quimper ! Et la maman ! T’imagines le calvaire ? Rien que de fermer les yeux, j’ai trop les boules pour elle !
Jeannot : – Je vais rencontrer Luc…
Abdel : – T’as craqué ou quoi ? T’as oublié le tarbin ?
Jeannot : – La donne a changé ! Il peut nous servir d’appui ! En lui expliquant bien…
Abdel : – Et qu’est-ce qui te dit qu’il va pas nous balance comme une fatche ? Sa meuf, c’est la tassepé de chez tassepé ! Grave ! Ils sont enragés avec leur fric ! C’était peut-être le frangin d’Alain, mais question mentalité, on peut pas dire que ce soit la même !
Jeannot : – Je peux toujours essayer... Avec Eddy, on monterait un rencard…
Abdel : – Eddy en marieuse ? Manquerait plus que ça ! T’as oublié que ce chacal roulait pour sa gueule ?
Jeannot : – Je lâcherai pas l’affaire comme un macaque !
Abdel : – Et si t’allais cuisiner Betty ? Elle a peut-être son avis sur la question ?
Jeannot : – Elle a pas les épaules assez solides pour nous aider ! Non, le bon keum à contacter, c’est Luc… Et le moment pour le capter en toute discrétion, c’est à la fin de l’enterrement…
Abdel : – T’es sûr que t’as pas la jaunisse ?
Jeannot : – On verra sa réaction…
Abdel : – En tout cas, je reste bien tranquille au chaud ! J’ai rien à voir avec les damnés ! Les mécréants iront cramer en Enfer ! Et si j’étais toi, j’attendrais avant de m'engager ! T’as trop la gera, ça va te porter préjudice… »
Des anathèmes prodigués par Abdel, Jeannot ne retint que les dangers de la précipitation. Il jugea plus prudent d’appeler Toni à la rescousse. L’Iranien était le mieux qualifié pour démêler l’écheveau de cette affaire labyrinthique. Toni, plongé dans d’autres méandres inextricables, ceux d’Internet, était loin de subodorer les péripéties tragiques qui endeuillaient Clairlieu. A des millions de milles du cauchemar, il avait laissé vaquer sa concentration distraite sur un site pornographique. Les formes retouchées à l’ordinateur d’une bimbo siliconée, d’une vulgarité totale, requéraient l’essentiel de son attention. A vrai dire, il trouva dans cette mort la confirmation de son pessimisme. Le monde était bien gouverné par des organisations aussi criminelles que secrètes ! Le reste n’était que poudre aux yeux et littérature jetées à la tête de la populace ignare, trop occupée à assurer sa chiche pitance pour se révolter contre les exactions impunies des puissants cupides. Il s’exalta.
Toni : – On tient de la dynamite ! On est sur LA big affaire ! Le kiff, c’est qu’ils s’en doutent pas ! Alain avait les pieds dans un beau merdier, c’est moi qui te le dis…
Jeannot : – Sauf qu’Abdel lâche le schmilblick… Il sera difficile à retenir !
Toni : – Laisse-le partir ! C’est pas un militant, lui !
Jeannot : – Il était prêt à donner sa chemise pour l’Arc !
Toni : – Regarde les choses en face : maintenant, il est prêt à tout bazarder pour retrouver sa tranquillité… »
Jeannot, après avoir assisté à la chute de l’Arc, ne voulait pas égarer un nouvel ami dans la lutte. La disparition d’Alain suffisait à son malheur. Il avait besoin de la compagnie, même sporadique et lointaine, d’Abdel – c’était vital. Il changea de sujet.
Jeannot : – Concrètement, je fais quoi ? J’y vais ou j’y vais pas, à leur enterrement de zèrmi ?
Toni : – Fonce ! Si tu peux rencontrer Luc, profite-s-en pour lui lâcher un rencard… Sans rien lui révéler de problématique, hein ? Qui peut se douter qu’on tient de la dynamite ? On a intérêt à faire durer le suspense : notre discrétion est notre assurance-vie ! Notre unique chance d’accomplir la parole de Bob un jour…
Jeannot : – De quoi tu causes ?
Toni : – « Si vous êtes un grand arbre/Nous sommes une petite hache/ Prêts à vous détruire… ». Tu te rappelles plus de Small Axe ?
Jeannot : – Si tu t’expliques pas plus clairement…
Toni : – Je vais surtout éviter que Luc te tchatche comme un débutant ! »

Gare de Clairlieu, 11 heures.

Pardo surgit à Clairlieu pour le repas de midi, déterminé à ne pas rétrograder dans la hiérarchie des Corses de la Côte, lui que son statut de Protégé-du-Patron-parmi-les-Loufiats-du-Milieu-Intermédiaire-de-la-Pègre s’enorgueillissait d’une recommandation aussi imparable. Il avait fait et refait ses calculs et était parvenu au même décompte : pas question de subir les affres de la disgrâce ! La provocation engendrant chez lui une jubilation d’ordre enfantin, il était descendu au Grand-Hôtel. Il ne s’était pas contenté du simulacre de cette farce bouffonne. Il poussa la facétie jusqu’à débarquer au siège de Luc grimé en quinquagénaire blond, moustachu et bedonnant. Elizabeth, la secrétaire, le dévisagea comme si elle fixait un martien improbable. Il se présenta sous l’identité d’un client d’Alain venu réclamer un impayé.
Echaudée par la valse des clients indélicats, elle commença par refuser toute possibilité de rencontre. C’était sa façon de protéger le patron, qu’elle n’était pas loin de considérer comme un fils depuis le temps. En distinguant ses protestations indignées et obséquieuses, ce dernier intervint. Depuis son retour, il passait son temps à travailler. Meilleure manière d’effacer de son quotidien la réalité, il peaufinait l’Enterrement. Sa mère s’était consacrée à cet ultime adieu comme au dernier horizon de son existence. Avec une ferveur morbide, elle ne parlait plus que de suivre son fils dans la tombe avant de rejoindre les mânes éplorées de son mari, qui incarnait à ses yeux l’idéal de la félicité ensevelie. Cette évolution ne laissait pas d’inquiéter Luc. Son récent veuvage s’accommoderait-il de ces nouvelles abysses ?
En temps normal, Luc aurait dirigé sans ménagement le gêneur vers le service contentieux. Cette fois, il devança l’entrevue. L’assassinat n’avait fait qu’accentuer son idée fixe : il allait sans cesse, répétant avec force moulinets et roulements d’yeux qu’Alain se trouvait au centre d’une terrible machination ourdie par des puissances tentaculaires. Seule la nomination d’un commissaire compétent triompherait de l’hydre. En attendant le Grand Jour, il s’était replongé d’arrache-pied dans les dossiers, au grand soulagement de Helena, qui entrevoyait enfin le jour béni où son mari oublierait son frère pour se consacrer aux seules destinées du Groupe. Elle aussi accourut, alertée par l’altercation. Depuis sa sortie de l’hôpital, elle surveillait Luc comme le lait sur le feu, redoutant un nouveau débordement qui l’aurait mis sur le flanc.
Luc réagit avec flamme. Il tenait absolument à montrer qu’il avait recouvré ses esprits.
Luc : – Cet usurier veut me rencontrer en personne ? Il me rencontrera ! Rendez-vous pour treize heures, entre la poire et le fromage ! De la sorte, je ne perdrai pas de temps !
Helena : – Que se passe-t-il ?
Luc : – Un drôle réclame un arriéré…
Helena : – Bien entendu, tu l’as rembarré ?
Luc : – Il s’agissait d’Alain…
Helena : – Je rêve ? Quand parviendras-tu à faire le deuil ?
Luc : – J’irai jusqu’au bout de mon devoir !
Helena : – Tu te trompes de cible ! Notre vrai combat se situe du côté de la réunification du Groupe !
Luc : – Pas à la condition de biaiser avec sa Mémoire !
Helena : – Tu ne crois pas que tu en fais trop ?
Luc : – Qu’est-ce que tu chantes ? L’enterrement est pour demain ! Il est de mon devoir de me charger de la cérémonie ! Quant à la reprise des actifs, elle se fera à mes conditions ! Autrement dit : dans la dignité ! Nous procéderons avec justice et équité. Le calvaire que Betty subit suffit amplement…
Helena : – Si tu n’as pas l’esprit à tes fonctions, accorde-moi, le temps que tu te rétablisses, de poursuivre avec Crétier ton œuvre…
Luc : – Pas question ! Le travail me tient debout ! »
Remonté comme un pendule, il planait sur un nuage. Sans se rendre compte qu’il s’ébrouait sur la voie maudite, le syndrome de ceux qui s’enfoncent dans le surmenage, persuadés de s’en éloigner, il se sentait plus inébranlable qu’un chêne. Habituée aux passions de son mari, Helena n’insista pas. Il était inutile de faire entendre quoi que ce soit à cette caboche qui, quand il avait décidé de quelque chose, n’en démordait pas. Dans son incompréhension, elle haussa les épaules.

Siège de GLM, 14 heures.

Le téléphone intérieur tira Luc de son songe.
Elizabeth : – Monsieur Rivais est arrivé ! Je le fais entrer ? »
Luc eut un geste de la main qui exprimait sa résignation et sa curiosité. L’existence de ce malotru lui était passée de mémoire… Il se renfrogna, ébroué par une vilaine intuition. Avait-il bien fait de le recevoir ? Il prévint Elizabeth.
Luc : – Faites-le entrer, que je me débarrasse de cet importun ! »
La dégaine du créancier le laissa pantois. Il avait attendu le stéréotype policé et passe-partout de l’usurier. Il se retrouva confronté à un dandy décadent, dont la morgue ajoutait au comique (involontaire) de la situation. Ses manières extravagantes sonnaient si faux que Luc se retint de piquer un fou rire nerveux.
Luc : – Monsieur Rivais, vous avez souhaité me rencontrer… Une histoire d’impayés concernant mon frère, si j’ai bien compris… Vous vous doutez que mon temps m’est précieux et l’évocation de sa mémoire particulièrement pénible. Je vous demanderai donc d’abréger d’autant qu’il vous sera loisible le cours de votre requête ! »
Le créancier se racla la gorge et prit un air important.
Rivais : – Votre souci s’avère tout à fait compréhensible, cher monsieur. J’irai donc droit au but pour vous épargner la peine d’un souvenir douloureux. Autant pour vous que pour moi, d’ailleurs… »
L’homme marqua une pause. En découvrant son accent méridional, Luc se demanda s’il n’était pas confronté à un vaste canular ambulant.
Rivais : – Votre frère, que Dieu ait son âme, a laissé une ardoise un peu particulière… Je suis mandaté par ses créanciers pour vous en expliquer la teneur. »
Luc s’affaissa. Comme si la cocaïnomanie et la réputation de coureur de jupons d’Alain ne suffisaient pas, voilà désormais que les créanciers sans vergogne venaient réclamer leur besogne ! Pour accentuer son effet, Rivais promena un rictus carnassier et inquiétant sur son masque de Carnaval que le déguisement rendait encore plus fourbe.
Rivais : – Je ne vais pas tourner autour du pot cent sept ans ! Alain a contracté une dette de jeu à Las Vegas… Les gens que je représente ont eu la bonté de le dépanner alors qu’il était au plus mal, et, tenez-vous bien, de lui offrir un prêt sans intérêt… Un remboursement différé, le temps de toucher l’héritage… Sans lequel il n’aurait pas tenu plus de quelques jours ! Le problème, c’est qu’entre-temps, il est mort sans prévenir… »
Foudroyé, Luc comprit les conditions invraisemblables qui avaient présidé à la reprise d’Alain et ses atermoiements (qui sonnaient comme autant de revirements sans fondement) le soir du Réveillon.
Rivais : – C’était sa première année de remboursement, vous comprenez !
Luc : – C’était donc cela…
Rivais : – Je vous demande pardon ? »
Une mitraille imaginaire faucha Luc en plein vent. L’éclairage d’outre-tombe sur les incohérences d’Alain était plus cruel et cuisant encore que sa disparition propre. Du coup, la figure de son frère retrouva de sa fragilité et de sa candeur. Il avait fait montre d’une telle injustice qu’il lui décerna sans hésiter l’auréole posthume de la Victime Incomprise ! Au lieu d’incriminer Helena ou Crétier, par fierté, il prit toute la faute sur lui. Alain devint l’Emblème du Martyr, après avoir incarné la Figure du Traître, et Luc s’engonça dans une vénération qui ressemblait à s’y méprendre à de la dévotion quasi religieuse. Pour se faire pardonner, il aurait été prêt aux dernières extrémités, y compris à faire montre d’une prodigalité sans borne envers Betty et les héritiers. Rivais le tira de son songe rétrospectif.
Rivais : – Malgré la mort, les affaires demeurent les affaires ! Alain devait encore huit millions d’euros… »
Le visage de Luc s’allongea. Il en avait oublié la présence de cet oiseau de malheur ! Il dut se pincer pour ne pas s’enfoncer dans une léthargie hébétée. Cette histoire n’était pas une galéjade ! Il allait de découvertes consternantes en surprises affligeantes !
Luc : – Puis-je apprendre de votre bouche les pièces officielles sur lesquelles vous appuyez vos prétentions exorbitantes ?
Rivais : – Des pièces officielles ? »
Comme si Luc s’était laissé aller à une mauvaise plaisanterie, il s’esclaffa avec impudence.
Rivais : – Un peu de sérieux, cher monsieur ! Si je tenais en ma possession cette variété de paperasses que vous mentionnez comme un préalable nécessaire aux négociations, croyez-vous que je gesticulerais à vous expliquer le fond du problème ? Il s’agissait bien entendu d’un prêt sur l’honneur ! Bien entendu, mes mandataires vous proposent un arrangement à titre compensatoire et définitif – une bonne affaire, si du moins vous avez l’intelligence de vous montrer raisonnable…
Luc : – Ainsi donc, vous vous réclamez de représentants anonymes…
Rivais : – Tout à fait…
Luc : – Comment se fait-il dans ce cas que vos patrons n’aient pas pris la peine de se déplacer ? C’était bien la moindre des choses !
Rivais : – Il faut croire que leur emploi du temps surchargé ne leur permettait pas le détour…
Luc : – A présent, je ne déchiffre que trop bien la ritournelle que vous fredonnez à mes oreilles meurtries depuis votre arrivée bruyante ! Vous êtes le représentant de je-ne-sais-quelle mafia et, fort de vos appuis, vous escomptez me faire chanter ! Tenez-le vous pour dit, nous ne sommes pas dans le Var, monsieur, mais en plein cœur de la Haute-Savoie ! Je me flatte de contrôler cette région avec Honnêteté et Rigueur ! Il ne sera pas dit que le Syndicat du Crime s’est implanté dans la Vallée de Clairlieu ! »
Rivais s’indigna avec une emphase affectée et amusée.
Rivais : – La Mafia du Var ? Vous vous égarez ! Tout de suite les grands mots ! »
Voyant que l'exaspération n’avait aucune prise sur lui, Luc adopta un ton conciliant.
Luc : – Un café vous désaltèrerait-il ?
Rivais : – Vous n’auriez pas plutôt un breuvage qui tienne plus au ventre – je ne sais pas, moi, un pastis, par exemple ?
Luc : – Je ne consomme jamais d’alcool sur mon lieu de travail !
Rivais : – Comme vous avez raison de compartimenter boulot et vie privée ! Voyez-vous, c’est un privilège rare dont je déplore le défaut dans mon exercice personnel ! Dans ce cas, je préfère ne rien boire ! De toute manière, je ne comptais pas m’attarder !
Luc : – Comme il vous plaira ! Une question cependant me taraude toujours… Je suis certain que vous serez en mesure d’y répondre…
Rivais : – Essayons toujours !
Luc : – Au terme de quel stratagème mon frère comptait-il vous rembourser ? Ces millions, il fallait bien les sortir de quelque part, non ?
Rivais : – Allons… Pour qui me prenez-vous, monsieur Méribel ? Je ne suis pas un couillon doublé d’un âne ! Arrêtez le manège sans quoi le cirque va s’effondrer ! Croyez-vous que je me laisse aller à vous divulguer mes circuits de but en blanc ? Pendant que vous y êtes, trinquons à la réussite de vos affaires ! Si vous vous montrez coopératif, je vous indiquerai des preuves irréfutables de ce que j’avance. Comprenez, monsieur Méribel : notre démarche arrange également vos intérêts profonds… »
Pardo prit des accents de connivence emplie de compassion. Il n’était pas loin de croire qu’il avait enlevé le morceau.
Rivais : – Nous ne cherchons nullement l’épreuve de force. Nous ne pouvons tout de même pas agir par philanthropie, au nom de la mémoire de votre frère !
Luc : – Quand bien même je consentirais à vous payer, comment sortirais-je un tel volume de cash ?
Rivais : – Ne vous emportez pas, la bile nuit aux viscères ! Mon patron n’a pas l’intention de vous mettre le couteau sous la gorge. Travailler avec vous l’enchanterait ! Il suffirait de trouver un compromis et… »
Cette proposition de conciliation eut l’effet inverse à celui escompté. Luc, croyant à un chantage dissimulé, se montra incapable d’en supporter davantage. Outré, il sortit de ses gonds.
Luc : – Apprenez que je n’ai pas pour habitude de me laisser marcher sur les pieds !
Rivais : – Qui vous parle d’intimidation ? Je vous parle de collaboration… »
Luc sentit ses narines frémir de rage dévastatrice.
Luc : – Monsieur Rivais, apprenez une bonne fois pour toutes que notre maison ne traite pas avec les maîtres-chanteurs de votre espèce ! Votre imposture dépasse les bornes ! Je vous demande de sortir séance tenante ! »
Sentant que sa pantalonnade tournait au fiasco, Pardo se fit menaçant.
Rivais : – Avez-vous perdu le sens pour brailler de la sorte ? Oublieriez-vous que mes oreilles sont fragiles et mon temps précieux ? Il semble que la situation vous échappe : mes patrons, comme vous les appelez, sont déterminés à recouvrer leurs avoirs par tous les moyens ! Par tous les moyens, ai-je bien dit ! Je pèse chacun de mes mots, compris ? Alors de deux choses l’une : vous vous montrez coopératifs et tout se passe bien ; ou nous serons dans l’obligation d’agir dans le sens de nos intérêts ! Vous êtes jeune, votre épouse ravissante et vos deux marmots à croquer, à ce que je me suis laissé dire… A bon entendeur...
Luc : – Salopard de fumier ! Je ne sais pas ce qui me retient…
Rivais : – La peur, peut-être ? En tout cas, nous saurons vous recontacter dans les plus brefs délais ! »
Dans un geste grandiloquent, il singea la sortie outragée avant de se raviser et de revenir sur ses pas, dans la peau de l’acteur galvanisé. Il contrefaisait son rôle avec tant de hargne qu’il était sur le point d’oublier pour de bon sa fausseté. La colère de Luc ne représentait pour lui guère plus que le chant du cygne d’un tigre de papier qu’il convenait de dompter.
Rivais : – Je n’ai pas pour habitude de répéter deux fois les mêmes choses ! »
Sa voix s’était faite cassante, presque écrasante, libérant la dimension tyrannique et belliqueuse de sa personnalité.
Rivais : – Acceptez – vous n’aurez pas à le regretter ! Sinon… Mes hommages à votre famille ! »
Plantant Luc avec aplomb, il sortit trop prestement pour ne pas heurter Elizabeth. La secrétaire accourut, dans tous ses états. Alertée par les éclats de voix qui se répandaient jusque dans le corridor, elle s’affola d’un épisode capable d’épuiser le patron. Comme s’il en avait besoin ! Elle accourut pour vérifier qu’il n’était rien arrivé de fâcheux à celui qu’elle chérissait comme son fils de substitution, elle qui n’avait jamais pu avoir d’enfant. Ses premières impressions confirmèrent ses prémonitions. Luc était affalé sur son luxueux siège. En l’apercevant inerte, elle vira à l’hystérie. Le croyant mort, elle ne trouva rien de plus approprié que de se déverser en youyous stridents (très peu maures à son goût), qui rameutèrent la maisonnée. Helena, jamais très loin, déboula dans le bureau. Le spectre de son mari s’était péniblement relevé. Elle en fut pour une impression désagréable de catastrophe mal digérée. Elizabeth, qui redoutait l’autoritarisme tyrannique et féroce de la femme de Luc, en profita pour s’éclipser avant de recevoir des admonestations dont Helena avait mieux que personne le secret.
Luc : – Une histoire de malades… Un maître chanteur… Je ne chanterai jamais, tu m’entends ? Jamais je ne chanterai ! »
Helena, ne comprenant goutte au galimatias qu’il déversait avec une verve outrée, ouvrit de grands yeux effarés. Luc poursuivit, sans tenir compte de son entourage.
Luc : – Huit millions ! Huit, tu m’entends ? Alain ! Les enfants ! Chaque branche secouée, l’arbre s’effondre ! J’en peux plus ! C’est un traquenard !
Helena : – Le mieux est encore d’alerter la police. Ce sera l’occasion de te réconcilier avec Lenoir…
Luc : – Ce serait boire le calice jusqu’à la lie !
Helena : – Il est primordial de te calmer si nous ne voulons pas perdre le contrôle de la situation ! Qui est ce créancier dont j’ignore jusqu’à l’existence ?
Luc : – Rivais ? Un prête-nom, c’est certain !
Helena : – Au moins est-ce un bon point de départ pour le retrouver…
Luc : – Tu ne comprends pas ? C’est la mafia qui nous l’envoie ! »
Il prit son accent le plus terroriste pour imprimer au terme de mafia sa connotation sinistre. Dans sa frénésie, il s’agrippa au chemisier de sa femme, qu’il manqua de dégrafer. Se retrouvant les mains nues, il s’effondra en sanglots. Dans son regard, l’inquiétude le disputait à la terreur obsessionnelle.
Luc : – J’ai peur, chérie, j’ai vraiment peur ! Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Je sens très, très mal la suite… »
De son côté, voyant que son approche avait échoué, Pardo ne laissa pas la situation pourrir plus longtemps. Il embarqua par le premier TGV pour Marseille. Sa décision était prise. Ses hommes de main décanteraient la situation. Dans l’esprit de Pardo, seul un supplément d’intimidation viendrait à bout de l’entêtement de Luc. Il était trop tard pour en référer au Patron. Il avait pris ses responsabilité, il les assumerait jusqu’au bout.

Mairie de Clairlieu, 15 heures 46.

Chancel croulait sous l’embarras et la perplexité. Quand Lenoir l’avait informée du chantage dont Luc avait été la victime, elle n’avait eu d’autre choix que d’accourir au pas de course. Elle se serait bien passée de ce rebondissement encombrant. Au rythme qu’empruntait l’affaire, Bonnet finirait par l’entraîner dans sa disgrâce ! Comme si ce n’était pas assez, Saillant réclamait à corps et à cris un complément d’enquête et jurait qu’il en référerait à son ministre de tutelle, qui n’était autre qu’Estrazy. On verrait bien ce qu’on verrait, il ne laisserait pas passer la mort d’un de ses agents, surtout de la valeur de Ben Zeltout. Il exigerait la tête du coupable sur un billot et sans fard ! Si des criminels s’attaquaient impunément aux symboles de l’Etat de droit, il ne restait plus qu’à glisser la clef sous la porte !
La DCRG, bientôt l’Intérieur… Ne manquait plus à ce sinistre tableau que Lenoir la lâche ! Le silence de sa hiérarchie devenait pesant au fur et à mesure que les catastrophes s’amoncelaient. Cette défiance annonçait-elle sa disgrâce inéluctable ? Lui imposerait-on une nomination qui sanctionnerait sa gestion de la crise ? Elle redoutait la nomination ad hoc d’un enquêteur débarqué de la capitale à son insu pour infliger une cinglante critique envers ses méthodes. Dans l’expectative, elle n’avait rien trouvé de mieux que d’emporter dans sa course en avant Bonnet. Il était le seul à l’ignorer encore, mais son dessaisissement était une question de jours. Il personnifiait par trop la somme des errances de l’enquête pour que son départ n’arrange la totalité des parties concernées.
Comme Chancel le pressentait, Lenoir avait changé son fusil d’épaule sous la pression de l’évidence : l’appartenance de Samia au corps des RG conférait à l’enquête une dimension politique à laquelle il était intimement sensible. Désormais, l’affaire ne se résumait plus à une série d’assassinats endeuillant sa commune, comme il le déclarait jusqu’alors à la presse pour calmer le jeu. Les derniers événements le plaçaient en position de faiblesse vis-à-vis de Luc. Pour se rattraper, il s’était empressé de lui apporter son soutien inconditionnel. Son impuissance à étouffer le scandale le condamnait à s’attirer les bonnes grâces de son incontournable et encombrant partenaire économique.
Chancel : – Monsieur Méribel, le commissaire aimerait que vous lui détailliez votre mésaventure… »
Sachant ses jours au chevet de l’enquête comptés, Luc tressaillit d’incrédulité en apercevant Bonnet prendre la pose avec une naïveté complaisante. La plus consternante demeurait Chancel. Le procureur agissait avec un cynisme qu’il ne se serait pas autorisé. Dans le fond, la détérioration des événements l’arrangeait. Grâce à cette victoire rétrospective, quoique amère, il accédait au rang des héros, des résistants qu’aucune épreuve ne désarçonne dans leur quête imperturbable et obstinée de justice et de gloire.
Luc : – L’affaire est si simple qu’elle en est limpide : un certain Jean-Pierre Rivais s’est présenté auprès de ma secrétaire en qualité de client d’Alain, en réclamation de créances impayées. Une fois dans mon bureau, la tournure de l’entretien a vite viré aux hostilités… »
Luc détailla sa mésaventure. Le commissaire l’écoutait avec de grands yeux écarquillés, à mesure que le récit l’ébahissait. Chancel, elle, se renfrognait en proportion inverse. Comme s’il ne s’en rendait pas compte, Luc prenait un malin plaisir à asséner les détails avec la précision impitoyable de celui à qui les faits ont toujours donné raison. Quant à Chancel, elle détestait plus que tout avoir tort. Elle s’entêta dans son assurance, empêtrée entre les conclusions précédentes de l’enquête et l’imminence de la nomination.
Chancel : – Vous parlez d’un chantage ?
Luc : – Rivais a clairement menacé Helena et les enfants de rétorsions ! Comme si cela ne suffisait pas avec tous les malheurs qui viennent de se produire… Faut-il que nous y passions tous avant que vous reconsidériez votre stratégie ? J’ignore quel démon retors tire les ficelles de ce manège ensorcelé, mais ceux qui ont abattu Pelletier et Ben Zeltout sont prêts à tout pour réaliser leurs desseins. Depuis le temps que je le répète : cette Adriana n’est qu’une lampiste qui paie les frais pour les patrons qu’on préfère ignorer !
Lenoir : – Je partage votre désarroi… »
Comprenant que le soutien à l’héritier Méribel s’imposait désormais comme un choix politique inéluctable, Chancel abonda dans le sens du maire.
Chancel : – Sachez que tous nos moyens logistiques sont déployés dans le but d’assurer votre protection ! Je suis fermement décidée à mettre la main sur votre Rival et…
Luc : – Rivais ! Jean-Pierre Rivais !
Chancel : – Comment avez-vous réagi face au chantage qu’il vous imposait ?
Luc : – Vous imaginez si j’ai accepté ! Il n’était pas concevable que je cède à l’intimidation ! Jamais Clairlieu ne sera l’avatar de Marseille !
Lenoir : – Ce serait inconcevable… Sachez que la Mairie se situe sur la même longueur d’ondes que vous ! »
Bonnet perdit patience. Il rompit le silence qu’il s’était imposé pour ne pas couper le Procureur afin de défendre bec et ongles son travail de sous-fifre zélé. Jamais il ne consentirait à ce que la promotion lui passe sous le nez ! Fort d’une vindicte qui d’ordinaire s’exprimait en subordination mielleuse, il improvisa de la voix cassante et indignée du lâche une réponse absurde.
Bonnet : – Savez-vous où trouver ce monsieur à l’heure actuelle ? »
Chancel se tut pour ne pas rougir. Disposer d’un imbécile malléable s’était révélé jusqu’à présent une aubaine pour orienter l’enquête à sa convenance ; dorénavant, ce même Bonnet pesait d’un fardeau insurmontable. Luc s’énerva.
Luc : – Mais… Je l’ai chassé de mon bureau, pardi !
Bonnet : – Quand vous contactera-t-il ?
Luc : – C’est du moins ce qu’il a prétendu en partant…
Bonnet : – S’il réclame une dette, il faudra bien qu’il produise des preuves !
Luc : – Ce type était dépêché par la mafia ! Il n’y a pas trente-six alternatives : il n’est que temps de considérer les choses en face ! Les vrais coupables narguent la Justice de notre pays en toute impunité ! C’est un scandale retentissant pour nos institutions ! Il est urgent de diligenter un audit approfondi des comptes de l’Arc-en-Ciel !
Bonnet : – Ne tirons pas de conclusions trop hâtives !
Lenoir : – Commissaire, je partage entièrement l’avis de Luc. La vérification des comptes s’impose sans pause, ni rémission…
Chancel : – A condition de respecter les délais de l’enquête…
Luc : – Cette femme en prison a-t-elle tout dit ? N’est-elle pas la comparse d’une manipulation qui la dépasse ? »
Le lourd silence qui s’installa en dit plus long que le sens implicite de la réponse qu’il réservait. Bonnet ne put réprimer un tic de mécontentement : le complément d’informations, c’était l’écueil à éviter ! À tout prix ! D’un autre côté, Chancel demeurait imperturbable. Ne sachant comment agir, il prit la parole.
Bonnet : – Notre méthode a fait ses preuves. Votre fortune attire les convoitises. Ce genre de menaces n’est pas forcément à prendre au sérieux. Par prévention, nous déploierons à votre domicile et dans vos bureaux des équipes de protection rapprochée et permanente dès ce soir !
Luc : – Un dispositif aussi contraignant s’impose-t-il ? C’est que… la vie courante risque de devenir difficile ! Et les enfants, comment vont-ils réagir ?
Bonnet : – En leur expliquant, ils s’adapteront à leur situation provisoire… Nous n’avons d’autre choix que de les protéger de cette menace suspecte ! Au vu de la situation actuelle, l’absence de précautions constituerait une faute professionnelle… Imaginez-vous le scandale si d’éventuels agresseurs vous abattaient en totale liberté ? »
Devant l’audace lucide et froide qu’impliquait l’hypothèse, Luc frissonna.
Luc : – Le mieux ne serait-il pas encore de les écarter quelque temps du lieu de tumulte qu’est devenu Clairlieu ?
Bonnet : – Qui sait si les deux affaires sont liées ? Imaginons des maîtres-chanteurs de haut vol jouant de la confusion pour instiller le chantage… En tout cas, sachez qu’en nous prévenant, vous avez opté pour la démarche rigoureuse ! Vous pouvez témoigner toute confiance envers mes hommes ! Ce sont des professionnels aguerris et formés pour les plus difficiles tâches…
Chancel : – Nous saurons vous protéger ! »
Luc porta la main à son front. Sa tête bourdonnait. La nomination du remplaçant de Bonnet lui en apprendrait davantage sur la direction qu’empruntait l’enquête. Pour le moment, il se situait à la croisée des chemins. Le sien avait été jusqu’alors doré. Trop ? Cette réussite insolente, il en payait la contrepartie à présent. La fortune lui rappelait, avec usure, la précarité des choses. De toutes les choses. Il était riche, certes. Mais que pouvait-il contre le malheur ? L’acheter ? L’argent était impuissant à conjurer le sort ! La vie n’était pas qu’un objet de consommation.
Il ne s’attarda pas dans les coulisses du pouvoir. Il tenait à manifester son mécontentement. Soulagé de ce départ, Lenoir en profita pour faire le ménage. Il commença par prier sèchement Bonnet de sortir. Un sujet confidentiel le retenait avec Chancel. Bonnet s’éclipsa avec satisfaction, persuadé d’avoir tenu son rang sans défaillance. Il était à mille lieues d’imaginer que le maire s’apprêtait à exiger sa tête. Dès sa sortie, Lenoir attaqua bille en tête.
Lenoir : – Vous n’allez quand même pas maintenir cet incapable à la tête de l’enquête ?
Chancel : – Qui pouvait deviner que la situation tournerait au vinaigre ? Bonnet a été retenu pour verrouiller. A l’époque, qui aurait soupçonné cette chaîne d’assassinats ? C’était impensable ! Vraiment !
Lenoir : – Le passé est le passé ! Bonnet incarne l’échec ! N’a-t-il pas clôturé l’enquête avant l’assassinat de Pelletier ? Vous conviendrez qu’avec ce genre d’exploits, les murs ont intérêt à être solides ! Luc n’a que trop raison : Adriana est un fusible trop criard pour tenir son rôle ! L’opinion ne tardera pas à réclamer un accusé plus crédible ! »
Chancel était coincée. Tenue par le secret, elle ne pouvait révéler l’intervention de Saillant. Elle ne trouva d’autre porte de sortie qu’en ménageant la chèvre et le chou.
Chancel : – Au cas où vous l’auriez oublié, c’est vous qui avez imprimé le rythme !
Lenoir : – J’avais en vue la reprise du Groupe ! Au lieu de quoi nous n’avons obtenu que l’inverse du résultat escompté !
Chancel : – Laissez-moi le temps d’annoncer à la presse le nouveau commissaire ! Nous ne sommes pas en présence d’une simple histoire de mœurs doublée de toxicomanie… Le crime organisé rôde… En tant que procureur, je ne peux laisser une telle situation se pérenniser !
Lenoir : – Vous pouvez compter sur mon entière confiance pour mener à bien cette délicate mission ! »
L’emphase toute protocolaire avec laquelle il la reconduisit celait sa décision : par son attentisme, elle le contraignait à enclencher ses réseaux. L’issue de la partie celait son destin. Un échec l’aurait placé en première ligne. Il n’était pas envisageable de perdre la place-forte que lui avait léguée son père comme un privilège inexpugnable. Résolu à tenter le tout pour le tout, il décrocha son téléphone. Lenoir Jr. était verni. Il était de la même promotion Sciences-Po qu’Estrazy, et du même bord politique, ce qui arrangeait bien les choses.
Lenoir : – Florian Lenoir à l’appareil… Comment te portes-tu ? C’est toujours un plaisir d’entendre ta voix ! Tu as la patate, dis-moi ! »
Un quart d’heure plus tard, le sort de Bonnet était fixé. Estrazy tint à rassurer son ancien camarade. En échange de sa patience et de sa confiance, il lâcha en pâture le commissaire Charles-Edouard de Saint-Pulgen. Sa grande expérience rendait sa candidature indispensable à ce type d’affaire. Lenoir n’insista pas. Cet engagement le comblait au-delà de ses attentes. Nanti de cette assurance, il se vanterait auprès de Luc du poids dont il avait pesé dans la nomination. Ainsi son faux-pas politique serait rattrapé.
A Paris, cette affaire aurait intéressé Estrazy comme sa première chemise s’il n’avait reçu une heure plus tard un appel de son modèle en Coups Tordus&Machiavélisme. Depuis que Chanfilly avait divulgué à Antonioli l’implication d’un lieutenant de Karpak dans une affaire immobilière percluse en Haute-Savoie, son sang s’effarouchait du sort qui s’acharnait. Ses projets de reconstruction grandiose se trouvaient menacés d’anéantissement par un scandale provincial !
Antonioli : – Pavlovitch n’a qu’à servir de bouc émissaire. Cela évitera à Cardetti de se retrouver impliqué…
Chanfilly : – Avant la nécessité Ben Zeltout, mouiller Pavlovitch était un jeu d’enfant… Il suffisait de communiquer les bonnes feuilles aux RG, et l’affaire était entendue ! À présent, je me trouve plus désemparé…
Antonioli : – Vous avez besoin de garanties quant au nouveau commissaire ? Estrazy vous les offrira sur un plateau !
Chanfilly : – Pas seulement…
Antonioli : – Que réclamez-vous alors ?
Chanfilly : – Je réponds de Saillant ! Il a protesté pour la forme, mais n’ira pas au-delà ! Nous entretenons trop d’intérêts communs ! Par contre, Lenoir est un ancien condisciple d’Estrazy…
Antonioli : – Aucun problème ! La soirée suffira à Marchal pour déjouer les improvisations fâcheuses ! »
Le Docteur Villers-Lacoublay était un ami d’enfance d’Estrazy. Celui-ci mandatait ce diplomate des arcanes interdits chaque fois qu’une affaire de mœurs menaçait de tourner au scandale d’Etat. Les deux émissaires se retrouvèrent gare de l’Est, dans le hall d’entrée, à une heure où la foule bigarrée et houleuse rendait impossible toute tentative d’écoute.
Villers-Lacoublay : – Lenoir demande une intervention d’urgence ! Pour la nomination, le Proc ne serait pas à la hauteur…
Marchal : – Il faut se défier de l’insignifiant ! Il arrive qu’il cache le plus important…
Villers-Lacoublay : – Que voulez-vous dire ?
Marchal : – Nos ambitions politiques pourraient se trouver anéanties par cette disparition aux allures banales…
Villers-Lacoublay : – La reprise du réseau ne se passe pas comme prévu ?
Marchal : – Tout allait bien jusqu’à ce qu’une certaine Ben Zeltout accélère l’enquête pour hâter sa promotion parisienne au sein des Renseignements… Depuis, nous composons avec un nœud de vipères inextricable…
Villers-Lacoublay : – Pourriez-vous entrer plus avant dans les détails ?
Marchal : – Ce ne sera pas un luxe ! »
Il l’entraîna vers le métro. Un bon quart d’heure plus tard, l’affaire n’avait plus de secrets pour l’émissaire d’Estrazy.
Marchal : – Les investigations de Balthazar et les révélations journalistiques d’Armand annonçaient depuis un certain temps les prémisses d’un scandale françafricain !
Villers-Lacoublay : – Aucune hésitation : Pavlovitch est le paratonnerre de la situation !
Marchal : – Je suis missionné pour tuyauter Karpak… Un de ses hommes de main sera accrédité prochainement ! Un oligarque qui partage son temps entre la Suisse et l’Espagne… Pour ce faire, j’ai besoin de votre concours…
Villers-Lacoublay : – Quelle coopération prônez-vous ?
Marchal : – Imposer au Procureur un commissaire incriminant Pavlovitch…
Villers-Lacoublay : – Avec Saint-Pulgen, c’est quasiment fait !
Marchal : – Si le Russe trinque, l’affaire accouchera d’une souris médiatique ! Ce ne serait au demeurant qu’un demi mensonge : Pavlovitch est impliqué dans l’effacement de Pelletier ! En bidouillant un peu, il ne sera pas difficile de faire passer l’homo de Ben Zeltout en contrat parallèle…
Villers-Lacoublay: – Lenoir s’imaginera détenir une influence de premier ordre !
Marchal : – Si nous pouvons faire un heureux dans cette triste histoire…
Villers-Lacoublay : – Je ne suis pas certain qu’il se montrerait enchanté d’apprendre les raisons ayant présidé à l’efficacité de sa requête…
Marchal : – Contentons-nous de lui annoncer l’heureuse nouvelle ! Elle suffira amplement à son bonheur !
Villers-Lacoublay : – Et pour Pardo ?
Marchal : – Il protège Cardetti !
Villers-Lacoublay : – Niveau blanchisseur, quelle piste détenez-vous ?
Marchal : – Ce ne sera pas un problème insurmontable… »

Domicile de Florian Lenoir, 20 heures 30, Clairlieu.

Lenoir dévisageait Luc avec une fixité complaisante. Il n’avait de cesse de faire ses gorges chaudes de la disponibilité qu’il avait manifestée pour rencontrer l’héritier Méribel. La célérité d’Estrazy l’avait effaré. Que le Ministre de l’Intérieur, Candidat à la Présidentielle, annoncé avec insistance comme le Futur Président, Homme déjà Considérable devant l’Histoire et les Hommes, se décarcasse par amitié le bluffait. Ils avaient beau être de la même promotion, ils n’étaient tout de même pas des intimes ! Peu importe ! Seul comptait à présent le tuyau qui lancerait sa grande opération de charme envers Luc. Dans un instant, il annoncerait avec componction l’enquêteur de renommée habilité à poursuivre Pavlovitch.
L’apéritif touchait à sa fin.
Lenoir : – Avant de passer à table, j’aimerais vous entretenir d’un écho favorable… »
Luc posa doucement sa flûte de champagne. C’était bien la première fois depuis longtemps qu’un messager se réclamait d’augures fortunés !
Lenoir : – L’enquête s’est trop attardée autour du cas Adriana. Comprenez qu’avec la conjoncture des menaces qui pesaient, j’étais pressé d’en finir… Si l’on replace le drame dans son contexte, j’ai horreur des scandales qui empêchent le labeur et le sérieux !
Luc : – Votre persévérance en aurait évité d’autres, autrement plus dommageables…
Lenoir : – Je vous le concède… Depuis, j’ai eu l’occasion de prendre les bonnes décisions ! Soit dit entre nous, le Procureur s’est montré d’une naïveté sans borne en couvrant un benêt… Pardon, un Bonnet ! Pardonnez mon méchant lapsus, mais ce commissaire inexpérimenté ne possédait la carrure que pour desservir l’enquête !
Luc : – Personne n’a voulu m’entendre quand je m’escrimais à dévoiler la triste vérité !
Lenoir : – Comme je partage votre avis !
Luc : – Laissez-moi m’occuper de l’enterrement ! Je serai ensuite disponible pour envisager la pérennité du Groupe dans sa globalité…
Lenoir : – Avez-vous songé combien la vallée avait besoin de votre compétence et de votre énergie ?
Luc : – Si vous saviez… L’affrontement avec mon frère s’est résumé à une affaire de malentendus et d’incompréhensions tragiques !
Lenoir : – Je vous offre de quoi racheter ce gâchis affectif ! La nomination d’un nouvel enquêteur est imminente ! »
Venant du maire, cet assaut de prévenance témoignait des impairs qu’il avait à se faire pardonner. Il attendit la suite avec circonspection.
Lenoir : – Chancel est coincée par sa hiérarchie ! A ce rythme, l’enquête n’est pas près d’aboutir !
Luc : – Il aura fallu deux meurtres pour me faire entendre ! Vous conviendrez que pareille constatation a de quoi laisser amer…
Lenoir : – Le prochain commissaire nous viendra de Paris ! Fini l’amateurisme tragi-comique ! Un spécialiste du crime organisé sera nommé… »
Luc respira sourdement. La manœuvre ne le rendait pas dupe. Il inclinait à approuver ce marché pour préserver ses intérêts. L’arrestation de Pavlovitch servirait aussi la mémoire d’Alain. La veille de son enterrement, c’était rendre le plus bel hommage à l’endroit de sa lutte contre l’injustice judiciaire.
Luc : – Si vous arrêtez Pavlovitch…
Lenoir : – Les meurtres de Pelletier et de Ben Zeltout ne demeureront pas impunis !
Luc : – Et pour Alain ? Sa mort est plus que suspecte ! Pavlovitch s’est débarrassé de lui !
Lenoir : – Il appartiendra au nouveau commissaire de prouver vos intuitions ! À ce jour, les faits vous ont donné plus que raison !
Luc : – L’enquête connaîtrait des développements diamétralement opposés au traitement qui en a été fait jusqu’à présent !
Lenoir : – Les enquêteurs travailleront désormais avec vous ! Et croyez bien qu’ils ne commettront pas les mêmes erreurs que par le passé !
Luc : – Ces nouvelles conditions rendent votre proposition respectable. La mémoire d’Alain est enfin considérée avec décence ! C’est tout ce que j’attendais… »
Lenoir se garda bien d’afficher son irritation. Quand cesseraient les idées fixes de Luc ? L’accord qu’il projetait avait trop d’importance pour être dénoncé sur un coup de tête. Feignant l’enthousiasme fringant, il porta un toast chaleureux à l’Avenir. Luc s’engagea de bonne grâce. N’avait-il pas obtenu la tête de Pavlovitch ? Sa passion s’était cristallisée autour de l’enterrement. En échange d’une paix des braves, il s’était engagé auprès de Helena à poursuivre le Grand Œuvre. Helena était prête à tous les compromis pour parvenir à ses fins. Demain adviendrait le Grand Jour, celui qui laverait la Mémoire Outragée. Luc aurait tellement aimé lui parler ! Même ses sorties agressives lui manquaient, et surtout l’impossible réconciliation, maintenant qu’il n’était plus. Il ne l’avait pas sauvé de la mort, et cette défection sonnerait à jamais comme la tache de son existence.

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