lundi 23 février 2009

4 janvier 199*.

Cabinet de maître Ursule, Eonville, 14 heures 33.

Le lendemain après-midi, Jeannot retrouva l’atmosphère ouatée du cabinet. Zèle ? Il se moquait de son employeur comme d’une guigne ! Mû par la grandeur de sa tâche, qu’il n’était pas loin de considérer comme une mission d’ordre divin, son enthousiasme frisait la surexcitation. Dans le train du retour, ses plans avaient convergé vers la même abscisse : à sa grande satisfaction, il détenait les moyens, inconnus de tous, de dynamiter la Françafrique. Ce n’était pas seulement sa dimension de David-défiant-le-Goliath-esclavagiste-et-colonialiste qui l’émoustillait. Avec cette stature mythique, sa vie acquérait un sens. Fait significatif, il n’avait cessé durant le trajet de fredonner à voix inintelligible les paroles de Small Axe.
Et les risques encourus, la mort comme les menaces qui accablaient désormais sa vie, pesaient d’un poids négligeable en regard de l’allégresse et de l’inestimable valeur qui s’étaient emparées de son existence. Du fait de sa légitimité douteuse d’enfant bâtard issu d’une alliance maudite entre une Négresse et un inconnu, il avait toujours eu à se démener contre l’insignifiance. Maintenant, il avait acquis du Sens. Plus rien ne serait comme avant. Avec Toni, l’échec n’était pas envisageable. Justement, il entra dans son bureau embrasé par la rage. Il détenait le secret en mesure d’ébranler le monde ! Toni sursauta. Jeannot ne l’avait pas averti de son retour.
Jeannot : – Alors, old boy, toujours à bidouiller ? Tu crains pas la migraine ophtalmique, à force ? Tes doigts vont fondre comme neige au soleil ! »
Toni le considéra posément. Jeannot lui avait juste envoyé un texto lapidaire pour annoncer son retour imminent. Mais, avec cet infatigable agitateur, l’heure était une donnée trop aléatoire pour signifier quoi que ce soit. Ayant suivi l’actualité avec la précision chirurgicale d’un condamné à mort guettant l’apparition du bourreau dans le couloir, il n’avait pas manqué de relever que les assassinats avaient endeuillé le séjour de son ami en haute montagne. Comme il n’en était pas à approuver la transformation de Clairlieu en Miami Vice, il brûlait d’élaborer l’offensive contre la moderne Babylone post-coloniale.
Toni : – T’as l’air en forme, toi…
Jeannot : – Pas vraiment, non !
Toni : – Je te préviens, maître Ursule se fait un mouron carabiné ! Il a pris de tes nouvelles tous les jours. Il a pigé que quelque chose clochait…
Jeannot : – Un truc de dingue !
Toni : – Fais gaffe : Ursule va te passer à la question !
Jeannot : – Il est tombé sur quoi ?
Toni : – Comment tu veux qu’il devine ?
Jeannot : – Je sais pas, moi… Il suffit qu’il braque les docs !
Toni : – Tu me prends pour un barge ? Je les ai planqués scrédi de chez scrédi ! Au milieu de mes magazines informatiques ! C’est dire qu’on est pas près de les retrouver ! Il va pas me cambrioler non plus !
Jeannot : – Tu sais, moi, je jure plus de rien dans ce monde de psychopathes !
Toni : – Te tourne pas de films, Bill !
Jeannot : – T’avais visé juste ! Y’a suffi que je sorte la grosse artillerie contre la clique à Rivais pour que Luc nous laisse carte blanche ! On a tout ce qu’on veut si on ramène Rivais !
Toni : – Tu veux dire… Pardo ?
Jeannot : – Pardi ! C’est clair comme de l’eau de source ! Faut réfléchir à ce qu’on fait du flouze !
Toni : – Déjà, molo ! T’as pas l’air au courant…
Jeannot : – De quoi ? Ils ont buté qui, encore ?
Toni : – Calme-toi ! Tu vas nous faire une crise d’épilepsie à force de speeder comme un cachetonné en galère d’aç’ ! Estrazy vient de balancer à la télé son grand numéro d’enfumeuse ! Conférence spéciale ! Je sais pas si tu te rends compte ? Pour qu’Estrazy s’embarque dans le binz, les enjeux se limitent pas à l’agression de la mère d’Alain !
Jeannot : – Estrazy-le-Sauveur, ça sonne bien !
Toni : – En attendant, la tête du Bonnet pend au bout d’un pieu ! Il était temps…
Jeannot : – Enfin une bonne nouvelle ! C’est qui, le remplaçant-tombé-du-Ciel-par-miracle ? Luc m’a juré qu’un commissaire parisien était programmé !
Toni : – Non, ils ont retenu un gars du sérail ! Attends, que je te montre l’article… Regarde… »
Jeannot aperçut sur l’écran du portable les bobines souriantes de Lenoir et Chancel qui entouraient un homme au visage grave. Il se hâta de lire la légende à haute voix.

« Estrazy confie l’enquête à un fin connaisseur de la station !

Contre toute attente, l’inspecteur Paquotte reprendra le flambeau, le commissaire Bonnet ayant été promu au poste de divisionnaire, charge qu’il devait occuper début janvier. L’inspecteur Paquotte a promis de faire toute la lumière sur les circonstances troubles qui entourent encore ce drame, totalement insolite dans le paysage radieux de la station. Par ailleurs, Estrazy a confirmé sa décision de se rendre à Clairlieu dans les jours prochains. »


Jeannot : – J’ai bien lu ? Estrazy à Clairlieu ? Il blague pas, l’arsouille !
Toni : – Je t’avais pas dit d’attendre du costaud ? Pour moi, c’est clair : l’affaire est politique ! Pour qu’un poisson de ce calibre débarque… Estrazy, c’est le candidat de la droite aux présidentielles, hein ? C’est pas rien !
Jeannot : – Il vient afficher sa bobine devant les caméras, oui ! Laisse, c’est du pur show-biz…
Toni : – Pire que ça ! Il vient empêcher qu’on remonte jusqu’à Cardetti ! Paquotte a été nommé pour boucler Pavlovitch. Après, ils pourront boucler l’enquête ! Tu sais qu’on se croirait dans un thriller ? En récapitulant, le puzzle se reconstitue. Regarde : 1) Alain nous a filé les traces du réseau de Cardetti… 2) Le RM a buté Samia…3) Estrazy pistonne au même moment le nouveau commissaire… 4) Lenoir, le politicard local, annonce la bouche en cœur qu’ils verrouillent Pavlovitch… Ca commence à faire beaucoup de hasards !
Jeannot : – Faut juste que la bombe nous pète pas à la gueule !
Toni : – Maintenant que t’as assuré avec Luc, je vais lancer le plus grand moteur de recherche du monde ! Avec mes bons plans sur Internet, le RM n’aura plus de secret pour nous d’ici soir ce ! »
Un coup de téléphone interrompit son déballage triomphateur. Toni prit une mine de conspirateur et appuya sur l’interphone pour étouffer leur conversation.
Toni : – C’est pour ta pomme !
Jeannot : – Qui ça ?
Toni : – Maître Ursule… Il veut te calculer pour le cas du philosophe, tu te rappelles, Berg ?
Jeannot : – Ah oui, je l’avais complètement oublié, le margoulin ! Fais chier, l’énergumène de foire ! »
Il se releva avec un manque flagrant d’enthousiasme. Cette enquête minable le replongeait dans son quotidien tout-terrain. Pour quelqu’un qui rêvait de subversion quelques secondes auparavant, il y avait de quoi retomber sur Terre !
Toni : – Un cambriolage, ça devrait te filer la praline ! Réfléchis, t’as l’occasion de prouver que t’as la taille patron !
Jeannot : – J’ai quoi comme pistes pour le moment ?
Toni : – Ursule, fais-lui confiance ! Il t’astiquerait pas sans tuyau ! C’est un renard, ce type !
Jeannot : – Luc me finance, je te rappelle ! J’ai plus besoin de taf…
Toni : – Si tu commences à te croire arrivé, t’es pas sorti de l’auberge ! T’as oublié le proverbe ? Jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir zigouillé ! Speede, après, maître Ursule va criser ! Moi, pendant ce temps, je chasse le chaud brûlant… »
Effectivement, l’avocat attendait dans son bureau non sans une pointe d’agacement. Son caractère maniaque lui rendait insupportable le moindre retard. Il entreprit Jeannot d’un ton bourru.
Ursule : – Installez-vous… Un travail de la plus grande urgence vous attend ! »
L’avocat le fixa avec une bienveillance matoise. Il n’était pas sans considérer avec un paternalisme débonnaire celui qu’il avait embauché pour satisfaire ses lubies progressistes de lutte contre la discrimination.
Ursule : – Avec le tapage médiatique que nous rabâchent les radios, vous vous imaginez si je suis au parfum des épreuves que vous endurez… Sachez que mes condoléances vous accompagnent dans l’adversité. Le travail de deuil d’un proche est toujours une lutte à mener contre l’absurdité et le désespoir… Surtout qu’il s’accompagne dans votre situation d’autres drames ! »
Il marqua une pause, comme s’il attendait que Jeannot délivre ses secrets. Face au silence gêné qu’il conserva, l’avocat reprit son boniment.
Ursule : – Deux morts par balles, ça fait beaucoup pour une station de sports d’hiver chic ! J’ai même craint pour votre sort, avant que Toni ne me rassure sur l’effectivité de votre retour !
Jeannot : – C’est-à-dire que… »
Comme l’intelligence de l’avocat l’impressionnait, il redouta de vendre la mèche. Heureusement, Ursule changea de sujet.
Ursule : – Si j’avais un conseil à vous prodiguer, ce serait de remettre l’ouvrage sur le métier sans tarder… Le travail représente le meilleur moyen de cicatriser les affres du deuil ! »
Jeannot s’étonna d’avoir été convoqué pour recevoir des considérations mondaines sur la tragédie de la mort et l’importance de l’amitié. C’était un discours d’autant plus insolite qu’il s’adressait à un employé fraîchement embauché, avec lequel Ursule n’avait quasiment aucune affinité.
Ursule : – L’activité conserve – vérité bien connue des médecins ! Je sais de quoi je parle : sans cette précieuse auxiliaire, jamais je ne me serais relevé de la perte de ma tendre épouse, emportée par un cancer foudroyant il y a cinq ans ! Il est des douleurs insurmontables qui rendent l’esprit plus fort contre l’adversité… J’en suis l’incarnation ! »
Jeannot tiqua. Toni ne l’avait pas informé de la tragédie qu’avait traversée Ursule. Du coup, l’avocat lui parut moins éloigné de ses préoccupations, plus fragile et friable aussi. Auparavant, il l’avait rangé dans cette catégorie des Privilégiés pour qui le malheur est une donnée étrangère. En acquérant une once d’humanité par la souffrance, il gagnait en sympathie. « Quel curieux personnage ! », ne put s’empêcher d’observer Jeannot en considérant ce Noir vêtu avec l’élégance irréprochable d’un dandy de la vieille aristocratie, qui avait réussi le prodige de greffer la diction ampoulée d’un snob à cheval sur la moindre erreur de syntaxe sur un sourire africain définitivement converti à l’enthousiasme.
Ursule : – Vous souvenez-vous du dossier Berg ? »
Jeannot soupira. Comment aurait-il oublié ? La dernière fois qu’il l’avait croisé, c’était lors de la visite d’Alain ! Il était loin de se douter que ce souvenir recèlerait une charge de douleur rétrospective quelques jours après seulement !
Ursule : – Je sens au timbre de votre voix que son allure peu… orthodoxe vous a déconcerté ! Il est périlleux de se fier aux apparences ! Elles sont souvent trompeuses. Bien qu’il ne soit pas le penseur le plus médiatique, il s’agit du meilleur philosophe de l’après-guerre, le plus important que la France ait connu depuis Bergson… »
Jeannot ignorait qui était ce mystérieux Berson dont il retiendrait à peine le nom et qu’il ne lirait jamais. Joignant le geste à la parole, Ursule, pour qui la mention de Bergson s’assortissait à l’évidence de sa réputation, sortit d’un tiroir un petit livre qu’il tendit à Jeannot. Celui-ci lut le titre, vaguement intrigué.
Jeannot : – En quête de sens… Jamais entendu parler ! Faut dire que la lecture est pas vraiment une passion…
Ursule : – Voilà au moins une différence majeure avec Toni, qui dévore les livres avec une voracité impressionnante !
Jeannot : – Lui, c’est différent ! C’est un cerveau ! Moi, je suis dans l’action !
Ursule : – Vous prêchez un converti ! Ce n’est pas pour rien que je l’ai engagé ! Quand je vois les miracles qu’il réalise sur Internet, je me dis que ce garçon n’est pas apprécié à sa juste valeur. Pour le moment, du moins… Car si j’en crois Berg, le réel finit toujours par s’imposer, et avec usure…
Jeannot : – Je suis pas sûr de suivre…
Ursule : – Comprenne qui pourra… J’ai l’insigne chance de posséder un exemplaire de son grand classique, dédicacé de sa main en prime ! C’est une personnalité d’une grande simplicité, totalement décalée, qui a payé au prix fort sa distance avec les universitaires de sa génération… Surtout il aura eu le malheur d’être de son temps le seul philosophe digne de ce nom, contrairement aux cohortes de professeurs de philosophie sans saveur, qui voudraient faire croire que le titre de docteur en histoire de la philosophie suffit pour prétendre au rang de philosophe ! Que voulez-vous ? Les universitaires sont des esprits aussi carriéristes que mimétiques… Alors quand le hasard les confronte à celui qu’ils auraient aimé être, ils se vengent ! A leur manière ! Berg a été victime de l’ostracisme scandaleux de la clique bourgeoiseo-universitaire – des médiocres et des ratés ! À force, il en a conçu une forte amertume, que sa réputation d’esprit insolent n’a fait qu’accentuer, ruinant au passage ses projets parisiens…
Jeannot : – Vous me parlez d’un rebelle de la haute, quoi… »
Ursule émit un large sourire.
Ursule : – Effectivement, c’est ainsi que je le perçois depuis notre première rencontre. Loin d’avoir correspondu à un mémorable débat d’idées sur l’histoire, le progrès ou que sais-je de brillant ?, il m’a contacté pour mener à bien une banale histoire de succession – car sa famille est fortunée (je mentionne ce détail dans le cadre de notre échange professionnel. Vous veillerez à ne pas ébruiter cette confidence). Avec le temps, nous avons appris à nous éprouver ! Les originaux manquent cruellement aux stéréotypes de notre société moralisatrice. A force de côtoyer les mêmes copies conformes, l’air devient irrespirable ! Berg est resté célibataire toute sa vie, ce qui a fait courir les rumeurs les plus suspectes sur ses mœurs… »
Il lâcha un petit sourire entendu. Etait-ce parce qu’il se trouvait lui-même vieux garçon ? Que les enfants l’indifféraient et qu’on lui prêtait une réputation de séducteur aux mœurs douteuses (ne chuchotait-on pas avec insistance qu’il fréquentait certains lieux de débauche aussi discrets que selects) ? Jeannot connaissait trop la puissance trompeuse de la renommée pour ne pas se laisser distraire par des commérages.
Ursule : – Si je fais appel à votre entremise, ce n’est pas seulement parce que les philosophes sont les enquêteurs du réel… Il est temps que je jauge des excellentes dispositions que vous avez manifestées lors d’un précédent épisode !
Jeannot : – Votre ami s’était fait braquer son apparte, à ce que je me souviens…
Ursule : – Il se trouve que sa plainte n’a toujours pas abouti…
Jeannot : – Vous savez, avec la police, c’est loin d’être étonnant… Et encore, il vient pas des Chardonnets, sinon ça vaudrait même pas la peine d’en parler !
Ursule : – Raison de plus pour vous activer ! Je ne tiens pas à ce que cette affaire s’enlise… Je compte mes amis sur les doigts d’une main et Berg en fait partie sans discussion possible ! »
Il marqua un temps, et, enhardi par la réserve de Jeannot, reprit.
Ursule : – Vos réseaux ont fait montre de leur efficacité lors d’une précédente affaire ; je me réserve le droit de prouver la valeur des miens cette fois ! Dans l’état actuel de la situation, ils seront plus adaptés à notre affaire ! Berg vous attend dès ce soir pour faire le point sur la situation. Il habite une résidence à quelques pas de la faculté de Lettres. Voici son adresse personnelle ! »
Saisissant le papier qu’Ursule lui tendait, Jeannot vérifia que la rue ne lui était pas inconnue, lui qui connaissait Eonville comme sa poche.
Toni : – Avant de lui rendre visite, une rencontre vous attend ! Avec le Grand Mufti d’Eonville… Ne me dites pas que vous ignorez le personnage ? »
Jeannot ne prit pas la peine de confirmer. Dans le grand chambardement qui accompagnait la reconnaissance controversée de l’Islam en France, Bencheikh incarnait la figure favorite de l’intelligentsia française. Le ramassis des esprits rassis qui tenaient le haut du pavé en pérorant sur la beauté émouvante de l’Islam avait discerné en lui l’unique théologien en mesure de contrer l’islamisme rampant qui gagnait les fidèles. Bencheikh s’opposait à l’interprétation littéraliste du Coran et aux positions obscurantistes des ignorants. Exception marquante, il s’était attiré les haines de ceux, et ils étaient légions, qui légitimaient, toujours pour de bonnes raisons, l’antisémitisme, l’antidarwinisme et le complot judéo-américain comme marques de leur fidéisme passéiste. Bencheikh avait eu le malheur de réclamer haut et fort un Islam français à l’abri des financiers étrangers, au premier rang desquels figurait la duplice Arabie.
Ursule : – Il est vrai qu’il s’agit d’une célébrité médiatique ! L’une des rares d’Eonville, du reste ! »
Il gonfla le jabot, fier de compter parmi les rares élus d’Eonville touchée par la fièvre médiatique, avec le Maire peut-être, un radical qui avait retourné plusieurs fois sa veste durant ses quinze ans de règne incontesté sur la ville. Jeannot resta sur la réserve.
Jeannot : – Je connais le gaillard ! Toni m’en a touché un mot… »
La perspective de rencontrer ce personnage controversé ne l’enchantait que moyennement. Les querelles religieuses n’étaient pas son fort. Mû par son obsession intangible, il n’était pas loin de considérer toute question qui ne tournait pas autour de la question panafricaine comme dénuée d’intérêt. Toni le Chiite, qui n’avait pas l’âme d’un extrémiste, répétait que Bencheikh jouait un jeu pas clair. Jeannot n’avait jamais jugé opportun d’approfondir ce jugement.
Ursule : – Je suis étonné que vous ne soyez pas davantage au fait de ce sujet d’actualité hautement sensible ! Les Tamaris ne sont pas épargnés par le phénomène international de l’islamisme ! À ce que je sache, la mosquée se tient à deux pas de votre domicile !
Jeannot : – Ma mère est catholique pratiquante !
Ursule : – Et vous-même ? »
Jeannot bafouilla.
Jeannot : – C’est-à-dire que… Je suis un Africain monothéiste qui… »
Agacé par ce galimatias confus, Ursule, dont les convictions de catholique bon teint vouaient à la suspicion l’incrédulité contemporaine, ne put se retenir de lancer une pique sarcastique.
Ursule : – Génération agnostico-indifférente, c’est votre cas ? »
Jeannot se tut. Il aurait été bien en peine de confesser son adhésion à une religion non recensée, qui plus est située en marge des monothéismes régnants, qu’au surplus il s’était forgée grâce à des informations collectées à partir de l’influence du pharaon Akhenaton, symbole à ses yeux de la grandeur africaine éternelle. Redoutant qu’Ursule le range dans la catégorie des loufoques décervelés, il préféra sourire dans le vague.
Ursule : – Sans entrer dans les détails qui n’intéressent en rien notre enquête, Bencheikh n’est pas seulement un de mes clients. Réformiste et progressiste, depuis qu’il a été adoubé par les responsables politiques, il bénéficie du consensus politique pour promouvoir un Islam compatible avec la laïcité. Vous devez en savoir quelque chose aux Chardonnets… »
L’allusion émanant d’un Blanc, Jeannot aurait catalogué l’impétrant dans la catégorie des Occidentaux emplis de préjugés rances et inflexibles. Venant d’un Noir, elle l’ébranla suffisamment pour qu’il y réponde avec vigueur.
Jeannot : – Perso, les islamistes m’ont jamais dérangé !
Ursule : – Vous sous-estimez la tentation du radicalisme au sein des populations de confession musulmane, surtout lorsqu’elles se sentent exclues de la République ! Mais passons sur ce débat ! La mission dont je vous charge nécessite une discrétion optimale… »
Jeannot, pressé d’en finir, opina du chef. Ses rêves de grandeur africaine le hantaient de plus belle.
Ursule : – Vous comprenez où je souhaite en venir…
Jeannot : – C’est-à-dire… »
Ursule prit un air d’importance.
Ursule : – Vous entrez de plain-pied dans les affaires intimes du cabinet, comme ce fut le cas de Toni en son temps ! J’appelle de mes vœux la même réussite, dans votre intérêt comme dans le mien… Bencheikh dispose à Eonville d’une Fondation pour la Théologie Islamique richement dotée par les partenaires publics ! Du coup, il ne cesse de subir les mesquineries des autres leaders spirituels autoproclamés – en général des imams sans envergure qui convoitent son influence ! Bencheikh n’a d’autre choix pour tenir que de dénoncer les tartuffes qui usent de la religion pour cautionner les plus honteux trafics ! Sans parler de ceux, ouvertement paranoïaques, qui s’attribuent une importance démesurée en inspirant des groupuscules identitaires aussi intégristes que rétrogrades...
Jeannot : – Si j’ai compris, votre Bencheikh vous sert d’informateur… »
Il se retint d’employer l’expression de balance.
Ursule : – Je préfère insister sur son attachement aux règles élémentaires de la confidentialité… Pour des raisons qui sont tellement évidentes qu’elles ne méritent pas d’être explicitées, il courrait un risque majeur si sa collaboration était découverte…
Jeannot : – Moi, ce genre de personnage… »
Ursule s’agaça.
Ursule : – Votre réaction témoigne du préjugé extrêmement répandu selon lequel la pérennité des charges s'effectuerait sans d’indispensables manœuvres. Croyez-vous que Bencheikh ait le choix ? Que croyez-vous ? S’il traitait ses adversaires avec la transparence qu’ils réclament, ils le terrasseraient sans autre forme de procès ! La manipulation est impérative à la survie du pouvoir. Sans quoi l’assassinat serait l’horizon tragique de tout responsable ! Bencheikh n’est pas un politicien. C’est un homme fin et cultivé, qui paye de sa personne pour promouvoir le seul Islam pérenne – celui appelé à survivre aux épreuves du temps. Savez-vous quelles puissances il combat ?
Jeannot : – Moi, vous savez, les fanatiques du Coran, en général, me courent sur le système ! Un de mes amis à Clairlieu me saoule déjà avec sa religion…
Ursule : – Dans une certaine mesure, cette prudence instinctive relève de la sagesse la plus élémentaire. Effectivement, les passions que suscite l’Islam illustrent la violence que ne manquent jamais d’engendrer les religions quand elles prétendent au pouvoir politique… Comme vous vous en doutez, rencontrer Bencheikh sur un lieu public ou, a fortiori, à son domicile, reviendrait à courir un risque inconsidéré… Pour lui comme pour vous !
Jeannot : – Je connais un endroit discret pour organiser le tête-à-tête ! Avec le patron, y aurait moyen qu’on monte la réunion dans sa cuisine…
Ursule : – Navré de décliner votre proposition, vous le rencontrerez ici même, ce soir, à vingt et une heures tapantes ! C’est à nous de nous adapter aux disponibilités de nos clients… »
Jeannot ne sut que rétorquer. Un théologien musulman versant dans la délation volait au secours d’un philosophe rocambolesque victime d’un cambriolage ! Sans que Jeannot s’expliquât au juste l’effroi qui l’agitait, cette affaire s’engageait sur des bases ténébreuses.
Ursule : – Bencheikh n’agit pas pour nos beaux yeux… Ses raisons de donner les auteurs du cambriolage lui appartiennent… Alors, sachez les contenter ! »
Il se leva pour signifier la fin de l’entretien. Jeannot ne demanda pas son reste. Trop heureux d’être momentanément délivré de ce qu’il tenait pour un pensum alimentaire, il s’empressa de rejoindre Toni. Il le trouva à pianoter fiévreusement sur son fidèle portable. Un solide rite chez l’Iranien !
Toni : – Alors, boss ? Quoi de neuf ? »
Jeannot soupira de mécontentement.
Jeannot : – Le boss, c’est Ursule ! Laisse comme je suis dég !
Toni : – Pourquoi tu te prends la tête ? Berg est un de ses amis personnels, je te rappelle ! T’imagines la promo ?
Jeannot : – Tu parles d’un cadeau empoisonné… La dépo de Bencheikh, t’appelles ça une sinécure ? »
Toni éclata de rire.
Toni : – Arrête ta parano ! T’es rentré dans la galaxie Ursule et tu fais la fine bouche ? T’es taré ou quoi ? Tu sais qui c’est, Ursule ? Il représente le seul Black respecté du barreau ! Tu pinailles quand t’es tombé sur la chance de ta vie ! Réveille-toi, mon gars ! T’es pas Robinson sur ton île déserte !
Jeannot : – Moi, je lutte contre la corruption, je te signale ! T’imagines si Cardetti tombe grâce à nous ? La mort d’Alain aura son sens : on sera les premiers à avoir déterré la Françafrique ! »
Toni haussa les épaules.
Toni : – Fais la part des choses ! Tu vas péter un câble à force de surchauffer de la calebasse ! Tu te souviens encore qu’ils ont buté Samia et Pelletier ? Si on nous balance dans le trou noir, on est pas près d’en sortir ! Laisse-nous le temps de mûrir le projet, quand même !
Jeannot : – T’as trouvé quoi, sur le RM ?
Toni : – Molo ! Je suis pas Superman ! J’avais des recherches à boucler pour Ursule… J’ai besoin de potasser le sujet ! Après, on avisera, devant une bonne triple pression des moines…
Jeannot : – Bien reçu, boss ! Pas avant soir ce, alors, parce qu’Ursule m’a chargé du dossier Bencheikh. Ma parole, je vais rencontrer plus d’huiles en une soirée qu’en une vie !
Toni : – Qu’est-ce tu crois ? Ursule côtoie la crème !
Jeannot : – D’après lui, Berg est un putain de philosophe…
Toni : – C’est surtout un sacré vicelard, oui !
Jeannot : – Qu’est-ce tu racontes ?
Toni : – Rien… Juste des rumeurs… D’après les on-dit, Ursule causerait pas seulement philo avec Berg… Leur amitié cacherait en loucedé des histoires de gos !
Jeannot : – Ursule traîne pas pour rien la répute du chaud lapin !
Toni : – Le gros lard serait un vicelard ! Je sais pas si c’est vrai, mais s’il se tape les tepus et tout l’attirail…
Jeannot : – Laisse ! Les richards savent plus quoi faire de leur pognon ! Au moins, c’est pas le genre du théologien à forniquer à gauche et à droite ! Tu penses quoi de l’énergumène ?
Toni : – J’ai l’habitude de dikave le gaillard, depuis le temps qu’il traîne ses guêtres au cabinet ! Fais gaffe, c’est lui, le pire vicelard ! Rien à voir avec le style Berg, hein ? Il se la joue Grand Redresseur de Torts, mais c’est une pure balance ! C’est sa technique spéciale pour virer les gêneurs. C’est plus fort que moi, je peux pas l’encadrer !
Jeannot : – S’il refile le tuyau, je me plaindrai pas ! Ça serait le moyen de régler ma première affaire… C’est pas rien, comme anniversaire !
Toni : – On voit que tu cernes pas le personnage ! Sa répute, c’est de dégainer l’arme fatale dès qu’un type lui fait de l’ombre. Il le vend comme islamiste – et le gars est grillé !
Jeannot : – Ca me dégoutte de me farcir cette balance !
Toni : – Oublie jamais que tu bosses pas pour ta gueule ! Ca t’évitera des problèmes de conscience ! Pour le reste, laisse-les mamailler entre eux ! Tu verras bien ce que Bencheikh lâche ! Remarque, je compatis : mon frangin aussi peut pas l’encadrer !
Jeannot : – Lequel ? Ali ?
Toni : – Ouaip…
Jeannot : – Il le connaît d’où, s’te plaît ?
Toni : – En première année de DEUG Physique, avec ses potes, ils ont monté une association pour la prière entre chiites et sunnites. Ils ont été obligés de monnayer avec Bencheikh. Ali arrête pas de traiter après lui, comme quoi le bouffon travaille que pour sa gueule…
Jeannot : – Tu peux préciser ?
Toni : – Le pety vampirise les muslims d’Eonville ! S’il est pas dans le biz, tu peux tirer une croix sur tes subventions…
Jeannot : – Ca promet ! J’espère qu’il me fera pas la misère….
Toni : – T’inquiète ! Il s’attaquera pas à Ursule… Lui, c’est pas un petit… Tu fais quoi, en attendant ?
Jeannot : – Je me rentre ! Rien de tel qu’une sieste pour se remettre les idées en place ! Je me sens naze de chez naze !
Toni : – D’ici là, j’aurai du nouveau ! »

Cabinet de maître Ursule, 19 heures 07.

C’était la première fois que Jeannot découvrait le cabinet à une heure si tardive. L’éclairage prêtait à l’immeuble une amertume entérinée par la pénombre. Elle donnait à l’hôtel une expression de consternation. Jeannot n’eut pas le temps de sortir son passe. Toni l’avait devancé.
Jeannot : – Ma parole, tu gardes les meubles !
Toni : – Tu devineras jamais ce que j’ai déterré…
Jeannot : – Plus tard ! Quand j’en aurai terminé avec le muslim…
Toni : – Bencheikh ? Il a débarqué depuis cinq minutes ! S’agirait de te speeder, toi ! Ursule a horreur des retards ! T’as oublié la rengaine ?
Jeannot : – T’aurais pas pu le dire plus tôt ? »
Sans laisser le soin à Toni de répliquer, il s’engouffra dans le couloir menant au bureau d’Ursule, comme si cette accélération inutile lui permettait de combler sa lutte contre le temps. Soheib Bencheikh n’avait pas perdu le sien. Affalé à ses aises dans un imposant fauteuil en cuir, il ne prit pas la peine de se lever en avisant Jeannot. Le prenait-il pour le larbin de service ? Tenait-il à manifester son mécontentement pour l’attente consentie ? Toujours est-il que Jeannot subit dès le premier abord les assauts de sa suffisance. L’entretien partait sur de bien mauvaises bases ! Son ton empli de morgue ne fit que corroborer cette mauvaise impression.
Bencheikh : – Point n’est besoin d’initier les présentations, n’est-ce pas ? Je présume que votre employeur s’est chargé de ce simulacre rébarbatif…
Jeannot : – Vous êtes le Grand Mufti d’Eonville… »
Bencheikh eut un petit sourire crispé et mutin, comme s’il disposait d’un statut de diva le contraignant à composer avec les affres de la célébrité. Jeannot aurait aimé préciser leur voisinage. Il n’en eut pas le temps. Élisant la posture du mandarin, le mufti plissa les yeux pour mieux poursuivre son discours aux mille linéaments.
Bencheikh : – J’ai décidé de contacter mon avocat après que d’étranges bruits intéressant le célèbre philosophe Berg ont remonté jusqu’à mes oreilles… Vous connaissez ce professeur d’Université ?
Jeannot : – Maître Ursule me l’a présenté. Sans que j’aie jamais lu ses bouquins…
Bencheikh : – A mon avis, ce n’est pas votre plus mauvaise initiative. D’une manière générale, il est préférable de proscrire la lecture des philosophes… Aujourd’hui plus que jamais ! Des ramassis d’athées et de jouisseurs qui se passent de Dieu grâce aux mirages de leur raison détraquée ! Quant à Berg… »
Il se tut, terrassé d’avance par la charge implacable des révélations qu’il s’apprêtait à divulguer.
Bencheikh : – Enfin, je ne suis pas venu pour accomplir un prêche, sinon vous répéterez partout que le Grand Mufti d’Eonville se chauffe du même bois que les islamistes – un agité confusionnel doublé d’un réactionnaire pervers… »
Jeannot, pour éviter de se mouiller, se contenta de froncer les sourcils. Bencheikh continua son entreprise de présentation mâtinée d’autojustification. Sa curieuse manie d’appuyer sur ses fins de phrases en haussant la voix déplut à Jeannot. Il donnait l’impression d’osciller continuellement entre colère et emphase.
Bencheikh : – Pour mon grand malheur, je suis un théologien modéré ! Il entre dans ma fonction de dénoncer les brebis galeuses de ma communauté ! Il faut comprendre mes motivations : je suis aux prises avec des illuminés de la pire espèce… »
Jeannot préféra s’en tenir à une écoute prudente. Il reniflait chez le théologien un appétit de pouvoir aussi désagréable que déplacé.
Bencheikh : – Vous êtes musulman ?
Jeannot : – Je suis Africain !
Bencheikh : – Je suppose en tout cas qu’Ursule vous délègue en connaissance de cause… C’est un homme remarquable qui a toujours su défendre mes vues contre vents et marées… »
Quand est-ce qu’il accouche, l’animal ?
Jeannot, agacé de ne pas voir clair dans les intentions du théologien, le rapprocha de la poiscaille insaisissable qui frétillait dans les soutes des chalutiers. Plus le temps passait, moins cette créature dont la rancœur sourdait de tout le corps lui revenait, même en photo. Les luttes d’intérêt qui l’opposaient aux extrémistes l’avaient-elles blasé au point de le pousser à l’arrogance et à la fatuité ? Jeannot releva la tête, foudroyé par une intuition fulgurante : Bencheikh n’en pouvait plus d’être soutenu par les pouvoirs en place. Contre ceux de son propre camp, il brûlait d’incarner le contre-pouvoir officiel. Il avait tant travaillé sur la posture du penseur-détenteur-d’une-vision-différente-supérieure-et-incomprise ! En lieu et place de sa statue de rebelle, à laquelle l’inclinaient ses aspirations intimes, il se retrouvait dans une posture intenable, coincé entre le marteau et l’enclume. Peut-être finirait-il de la plus absurde des manières, égorgé de la main d’un illuminé télécommandé par quelque fatwa homicide.
Bencheikh : – Je vous lâche le morceau - que ma démarche ne génère aucun malentendu : une profusion de groupuscules d’obédience musulmane, la plupart du temps montés par des jeunes en manque d’identité, se trouvent manipulés par des prédicateurs qui utilisent le Coran comme un instrument politique ! Il y a une semaine, je me trouvais à la mosquée pour une conférence-débat traitant de la compatibilité entre charia et modernité. On m’a rapporté qu’y assistaient deux jeunes originaires des Chardonnets, où officie un imam ultraconservateur !
Jeannot : – C’est mon quartier ! »
Jeannot fut troublé de constater à quel point son expérience du terrain confirmait des propos qu’il vouait aux gémonies. Quand l’imam du cru dispensait un enseignement aux relents paranoïaques, Jeannot regrettait, en découvrant les grappes de fanatiques fraîchement endoctrinés, les anciennes racailles empêtrées dans la délinquance.
Bencheikh : – Eh bien, vous ne risquez pas le dépaysement !
Jeannot : – Je les connais peut-être…
Bencheikh : – Attention, il n’est pas question de mélanger travail et sentiments ! S’ils apprenaient l’ignoble vermine qui les a donnés, d’aucuns accréditeraient la rumeur selon laquelle j’ai vendu mon âme à l’Occident. Bien qu’ils résident en France, la plupart détestent cet espace de liberté et de libre-échange… Ces fils d’immigrés puisent leur identité à la source de l’Islam totalitaire. Dénués de formation intellectuelle et d’esprit critique, ils forment l’assise des communautés de prières ! Vous ne devinez pas à quel point leur réflexe pavlovien me dévaste… A force de prier Allah sans discernement, leur piété les expédie dans des transes où toutes les influences les plus sectaires sont bonnes pour affermir leur identité… La ficelle est tellement grosse quand on rabâche la rengaine de l’islamisme décérébré aux membres les plus friables de la communauté… »
Un hoquet l’interrompit dans sa diatribe.
Bencheikh : – Dire qu’il me faut jongler avec des ignares incapables de concevoir qu’un chat est un chat… Je suis épuisé ! Epuisé et seul ! »
Cette fois, la voix se fit grave. Jeannot se gratta le menton. Ces lamentations lui évoquaient la rhétorique du cheval de Troie : Bencheikh cherchait probablement à se faire plaindre.
Jeannot : – L’identité de ces jeunes est indispensable à la résolution du schmilblick… »
Bencheikh s’inclina sans poser davantage de questions.
Bencheikh : – Hamza El-Rachoud et Bilal Toufikh ! Ils noyautent Génération Islam, une association d’éducateurs prêts à tout pour détourner leur auditoire de la délinquance qui leur tend les bras ! S’ils savaient à quoi ils vouent leur temps et leur énergie… »
L’espace d’un instant, le visage de Jeannot se couvrit d’un rictus d’incrédulité. Ces jeunes, dont le nom lui était inconnu, déclenchaient en lui un besoin compulsif de compassion et de charité, d’aumône aux outragés des Chardonnets, quitte à excuser leurs agissements les moins avouables. Leurs souffrances avaient bon dos.
Jeannot : – Jamais entendu parler de ces lascars !
Bencheikh : – C’est normal, vous êtes de l’ancienne génération ! Ils tutoient à peine la vingtaine et se revendiquent plus royalistes que le roi ! La dizaine de vocables coraniques qu’ils maîtrisent les autorisent à se proclamer théologiens et à s’enivrer de leur vision alternative à l’Occident ! Evidemment, ils ont vite fait d’impressionner leurs auditoires, encore plus ignares qu’eux. Moins on en sait…
Jeannot : – Je connais peut-être leurs grands-frères…
Bencheikh : – Ces apprentis-étudiants prétendent entre autres aliénations réformer l’enseignement de la biologie, trop darwinien à leur goût… Vous rendez-vous compte ? Les enfants du fanatisme sont plus irrécupérables que les caïds des banlieues !
Jeannot : – Pourquoi s’en sont-ils pris à Berg ?
Bencheikh : – L’évidence crève les yeux dès qu’on côtoie le personnage ! Comment vous expliquer ? Disons que son alcoolisme teinté d’athéisme ne fait pas bon ménage avec leurs principes sacrés…
Jeannot : – Si je vous suis, ils l’auraient cambriolé pour se venger de ses positions philosophiques… C’est un peu court comme hypothèse, non ? Ça cache une autre motivation ! Ils étudient en quoi, ces types ? En philosophie ?
Bencheikh : – Les deux sus-mentionnés sont inscrits en DEUG de sciences-éco. Ils sont réputés travailleurs et appliqués… Jamais de problèmes avec la Justice ou un professeur… En tout cas, à ma connaissance ! »
Jeannot ne jugea pas favorable de contester l’information.
Jeannot : – Cela ne me dit pas pourquoi ils s’en prennent à Berg…
Bencheikh : – L’un des deux suivait un de ses TD…
Jeannot : – Un T quoi ?
Bencheikh : – Travaux Dirigés ! Ce sont des cours qui se déroulent en petit comité ! Durant un séminaire, Berg se serait livré à quelques commentaires acerbes sur l’objet de croyance… En un mot, il a repris l’argumentaire humien selon lequel le croyant est incapable de définir ce en quoi il croit… »
Jeannot écarquilla de grands yeux, incrédule à son tour.
Jeannot : – Vous voulez dire qu’ils l’auraient cambriolé pour de la philo ?
Bencheikh : – Vous mesurez la profonde incurie de ces jeunes morveux qui s’imaginent incarner le bras armé de la Volonté Divine alors qu’ils plongent dans la bêtise et la violence… De leur point de vue, Berg incarne l’archétype du mécréant – en bonne place aux côtés des démons, juste en dessous du Diable en personne… Il n’est nul besoin de le charger : ce n’est qu’un dégénéré ! Ma démarche ne ressemble en rien à une entreprise de délation – elle consiste plutôt à me débarrasser d’une association de malfaiteurs en rupture de fanatisme. Provisoirement… Bientôt, de nouvelles pousses réapparaîtront… Le cycle est infernal !
Jeannot : – Concrètement, vous attendez quoi de moi ?
Bencheikh : – Que vous dénonciez ces fauteurs de troubles à Berg ! Selon mes sources, ses meubles et ses livres croupissent dans une cave des Chardonnets, dont je mentionne l’emplacement dans le dossier… En agissant rondement, la police mettra la main sur le larcin sans histoire. Dans le cas contraire, je ne réponds de rien !
Jeannot : – Moi, j’exécute !
Bencheikh : – Mon œuvre charitable n’a pas l’heur de vous convaincre…
Jeannot : – La délation, c’est pas mon truc…
Bencheikh : – Il s’agit de lutter contre l’Infâme... Je ne pousse pas au crime ! Si la violence qui anime ces gens vous était familière, vous chéririez ma dévotion à sa juste valeur ! Que les choses soient bien claires entre nous : je cherche avant tout à préserver l’image de marque de la mosquée ! Ma fonction implique l’art de la politique !
Jeannot : – Moi, je juge pas ! Je fais mon job – puis basta… »
Bencheikh ricana.
Bencheikh : – ‘‘Faites votre job’’ – comme vous dites ! Après tout, c’est ce qui vous est demandé… »
Le théologien se leva avec impatience, comme si Jeannot valait moins que le dernier de ses valets. Cette fatuité le heurta au point que la tentation de lui désobéir le secoua. Bencheikh sourit et se commua soudain en séducteur chaleureux. Malgré ses efforts, il n’avait rien perdu de sa morgue. Jeannot le raccompagna bien vite, heureux d’être débarrassé d’un poids qu’il ne sentait absolument pas. Une fois dans la rue, à défaut de sombrer dans le caniveau (où Jeannot eût aimé apercevoir le théologien), il reprit la feuille où étaient griffonnés à la hâte les noms des cambrioleurs présumés.
« Hamza El-Rachoud et Bilal Toufikh… Putain, c’est trop con, ces noms me disent tchi banane ! Sinon, je leur aurais bien filé un coup de main, à ces abrutis à la cervelle courte ! Balancer ces bouffons à cause d’une bastringue comme Bencheikh, ça me troue le calebute ! Qu’est-ce j’en ai à foutre, de ses galères de bourge, au Berg ? Trois meubles et deux bouquins braqués, c’est pas ça qui l’empêchera de bouffer ni de mirdor ! »
Il se souvint que le philosophe attendait sa visite. Pressé d’en finir, il accéléra le pas. Dans l’embrasure de la porte entrebâillée – le seul endroit du cabinet où l’éclairage semblait éternel, Toni était plongé dans les convulsions de son ordinateur. En surprenant une ombre au-dessus de l’écran, il redressa la tête, plus décalé encore qu’amorphe.
Toni : – Tu te tires chez Berg ?
Jeannot : – Ma parole, il pue le pur cafard !
Toni : – Mon gars, je tiens le casse du siècle !
Jeannot : – Le RM ?
Toni : – T’as cinq minutes ?
Jeannot : – Sûr !
Toni : – T’as toute ta tête ? »
Il fixa Jeannot avec l’air du possédé.
Toni : – Le RM est dirigé par le colonel Chanfilly…
Jeannot : – Qu’est-ce tu veux que ça me fasse ?
Toni : – Avant les RG de Clairlieu, Ben Zeltout a bossé avec lui…
Jeannot : – Tu pouvais pas le dire plus tôt ?
Toni : – Si tu me laissais en placer une, t’apprendrais que Chanfilly est un proche d’Antonioli… Il appartenait à son cabinet quand Antonioli pilotait à l’Intérieur ! À l’époque, il était (je te le donne dans le mille) son adjoint à la Francophonie ! La planque de rêve pour sillonner l’Afrique avec un alibi béton en poche ! Ca crève les yeux qu’on sort pas du milieu d’Ajaccio ! C’est pire que les Bermudes ! D’ailleurs, Cardetti en est… Un hasard, probablement… C’est toujours la même en politique : ils se tiennent les couilles par les magouilles ! Tu percutes ?
Jeannot : – Tu tiens ça d’où ?
Toni : – Oxygène, pardi ! Les enquêtes d’Armand sont une mine de renseignements ! Lui, s’il écrivait dans une feuille de chou africaine, il se ferait décatir avant d’avoir commencé son numéro de dynamiteur ! Il balance plus que les repentis de Mani Pulite ! Antonioli et sa clique peuvent aller se rhabiller, ce sera gratis pour leur portefeuille !
Jeannot : – C’est plus des preuves que t’accumules, là ! C’est de l’investigation professionnelle ! Ça vaut de l’or, devant un juge !
Toni : – Ca prouve déjà que si tu veux des news, t’as les moyens de te tenir au parfum ! La vérité est peut-être cachée, mais on la déterre ! Le hic, c’est que tout le monde s’en fout !
Jeannot : – Pardon, boss ! Moi, j’écoute !
Toni : – Selon Armand, l’instruction de Balthazar sur la CREP remonte à la même piste : Antonioli… Je vais te dire, je commence à reconstituer le puzzle ! Alain bosse pour Pardo, qui bosse pour Cardetti, qui bosse pour Chanfilly, qui bosse pour Antonioli ! Après, on s’attaque aux chefs d’Etat, ministres et PDG du style de la CREP… »
Cette fois, Jeannot comprit la portée des découvertes de Toni.
Jeannot : – Viens-là, que je t’embrasse, cousin ! »
Toni eut toutes les peines du monde à tempérer les ardeurs qui agitaient son ami jusqu’à la transe militante.
Jeannot : – On les tient ! Ils se croient intouchables ? Tant mieux ! Ils banqueront pour Alain et Sami ! On leur farcira mieux la face s’ils se doutent de rien !
Toni : – Ton exaltation te perdra ! Je te rappelle qu’on peut juste prouver le lien entre Alain, Pardo et Cardetti… On est loin de tenir la piste Antonioli !
Jeannot : – Même sans preuves, c’est limpide comme l’eau de Clairlieu ! Chanfilly a éliminé Sami quand elle a commencé à s’intéresser de trop près au trépas d’Alain !
Toni : – C’est bien beau, mais toutes ces théories nous laissent au stade des soupçons ! Si on veut paraître crédibles, faudra s’armer de munitions de bonhomme ! Sinon, l’affaire est pliée : on nous prendra pour des mythos ! Notre force, c’est que les dossiers d’Alain remontent jusqu’à Cardetti ! Le reste… Jamais un juge nous suivrait sur le terrain des on-dit ! Chanfilly se ferait une joie de nous croquer crus ! Il gagnerait sans forcer son procès ! Oublie pas que des gars comme ça, leur stratégie, c’est le harcèlement judiciaire ! Ils épuisent les adversaires en les rendant insolvables ! C’est leur tactique avec Oxygène ! Antonioli et Marchal sont cités toutes les pages par Armand dans son bouquin sur la Françafrique. Toutes leurs combines sont passées au peigne fin ! Du coup, ils attaquent solidairement pour le traîner dans la banqueroute… Même si t’as raison, des gars comme ça tiennent les avocats qui te donneront tort !
Jeannot : – Tu penses quand même pas qu’il vaut mieux lâcher l’affaire ? Tant que t’y es, fais ta tronche, tu sais, la Spéciale Abdel ! »
Toni préféra ignorer l’insinuation polémique.
Toni : – Faudra bétonner notre sortie ! Avec des gars aussi pervers, on se retrouvera discrédité avant d’avoir compris la menace ! Un zeste de manip, une pincée de calomnies, et l’affaire est dans le sac ! La preuve ? Aujourd’hui, Antonioli est le politicard le plus puissant de France ! Qui s’intéresse à Armand ? Qui le connaît dans la rue ? Le gars, c’est un héros ignoré ! Le Nelson Mandela de la cause françafricaine est un martyr sans nom ! Tu mesures ce qui nous attend ? »
Jeannot grinça des dents.
Jeannot : – Pas question de laisser Chanfilly réussir son coup de Trafalgar ! Faut le cécoin, cette fois ! Ras-le-cul des vicelards qui sauvent leur peau au dernier round !
Toni : – Au fait, tu devais pas dikave après Berg ? »
Jeannot leva les yeux au ciel.
Jeannot : – Tu vas tomber quand t’apprendras l’histoire de jobards !
Toni : – Il raconte quoi, Bencheikh ?
Jeannot : – Des jeunes des Chardo ont fait le coup…
Toni : – Dans ce cas, on les connaît !
Jeannot : – Pas moi ! »
Il exhiba le papier où il avait griffonné les deux noms à la va-vite.
Jeannot : – Téma les zouaves ! »
Toni blêmit et se prit la tête entre les deux mains.
Toni : – C’est pas possible, zarma !
Jeannot : – T’en as entendu parler ?
Toni : – Tu m’étonnes ! C’est les deux pires potos d’Ali !
Jeannot : – Sérieux ?
Toni : – Ils traînent ensemble depuis qu’on s’est installés dans le circuit !
Jeannot : – Ali aurait quand même pas trempé dans le trafic ?
Toni : – Ecoute, les trois sont comme les doigts de la main. Pour te dire, ils ont monté une assoç muslim…
Jeannot : – Génération Islam, je parie !
Toni : – Exact !
Jeannot : – Bencheikh m’a expliqué le travail… »
Toni se rembrunit.
Toni : – Ali, en ce moment, il part en couille… Il croit que l’Islam est la clé des problèmes, les siens comme ceux du monde. Il est jeune ! S’ils se font serrer, Islam ou pas, ça comptera comme un braquage ! T’imagines la tête des renpas quand ils apprendront la nouvelle ? Fuir les ayatollahs, ça leur a pas suffi ? Ils ont leur honneur ! Pas besoin que la famille soit citée sur la liste internationale du terrorisme ! On est déjà réfugiés, on se passera de cette galère !
Jeannot : – Si Ali est dans le coup, pas moyen, zarma, faut se remuer ! On va pas le laisser se faire serrer sans lever le petit doigt ?
Toni : – Leur assoç, Ali en parle à tout bout de champ comme du nec plus ultra ! Moi, je l’ai jamais senti, leur lubie de gosses ! Maintenant, on voit le résultat ! Leur délire leur est revenu dans la chetron en moins de temps qu’un boomerang enragé ! Ali, il est jeune… Il traverse sa période Revendications à Fond la Caisse ! Il se la ouèje plus roots que les blédards des montagnes ! A dix-neuf piges, qu’est-ce tu connais à la vie ? Le retour aux racines sacrées, on saisit le tralala…
Jeannot : – Si ça peut te rassurer, jamais Bencheikh m’a rencardé sur Ali !
Toni : – T’as raison ! Comme si ça changeait la donne ! Il est dans le coup ! Je le sens gros comme une maison ! Jamais tu tombes sur Hamza ou Bilal sans trouver Ali dans les parages ! Alors les deux sur la même ligne de départ… C’est un peu le trio que vous formiez avec Alain ! De toute façon, pas question de les balance ! T’imagines, on est leurs grands frères, pas des tepus !
Jeannot : – Bencheikh, c’est un tarbin ! Il est sans pitié pour sa communauté, la fatche !
Toni : – Je t’avais prévenu sur son cas, hein ?
Jeannot : – Y’a pas à hésiter : on balance l’enfume…
Toni : – Court-circuiter Ursule : tu rêves ?
Jeannot : – C’est pas si compliqué ! J’ai qu’à expliquer à Berg qu’il vaut mieux pour ses seffes pas porter plainte ! Si je la lui fais rétorsions psychopathe, c’est sûr qu’il mouillera dans son froc ! C’est un bourge de chez bourges ! Il flippera sa race quand je lui tracerai le profil des cramés qui l’ont braqué ! Des crevards de banlieue niqués au bromure et fonceda à la pilule des tournantes ! »
Il s’esclaffa.
Jeannot : – Laisse comme je vais en rajouter une couche ! De la balle ! Je vais l’enchaîner taf taf ! Style : pour son bien, je lui livre pas les noms, qu’il récupère vite fait ses bijoux de famille… »
Il éclata d’un rire sardonique en claquant des doigts contre la paume de sa main droite. Malgré son numéro de cirque, Toni était demeuré dubitatif.
Toni : – Oublie pas qui est le maître-à-penser de maître Ursule ! S’il nous cale, on est grillés ! Moi, je tiens pas à perdre mon job ! C’est une place en or, que je retrouverai pas de sitôt !
Jeannot : – On arrangera l’affaire ! En expliquant qu’on a agi pour le bien de Berg… Tu sais, le philosophe, s’il récupère ses bouquins, il nous foutra une paix royale !
Toni : – De toute façon, je peux pas balance mon petit frère !
Jeannot : – Ramène-le à la raison, qu’il arrête ses conneries ! Jouer les voyous au nom d’Allah, ça va cinq minutes… Après, ça devient lourdingue !
Toni : – No soucy ! Je le pourris dès que je le croise !
Jeannot : – Je te laisse, sinon Berg va m’attendre !
Toni : – Repasse après !
Jeannot : – T’as découvert la mine d’or ?
Toni : – Mieux : le plan béton ! Un pur filon !
Jeannot : – On en recausera tout à l’heure ! Pour l’instant, je travaille pour la bonne cause : j’assure le destin de ton frangin et de ses potos !

Domicile de Berg, 21 heures.

Jeannot ne s’étonna nullement en découvrant la résidence cossue dans laquelle logeait Berg. C’était une bâtisse de facture moderne, plutôt disgracieuse, coincée entre la Faculté de Lettres et la gare, dont les contours bâclés juraient avec les lignes épurées qui avaient fait la réputation internationale de l’Ecole d’Eonville. Jeannot passa un cadenas sur son vélo. Son retard ne faisait qu’accentuer sa timidité à l’heure de rencontrer un personnage qu’on dépeignait sous des atours aussi inquiétants qu’hors normes. Jeannot était toujours fasciné par les formes de la marginalité et il était évident pour lui que Berg sortait d’un autre monde. Il sonna avec appréhension. Une voix éraillée et essoufflée, qui sortait d’outre-tombe, lui répondit.
Berg : – Oui ?
Jeannot : – Monsieur M’Bali, du cabinet Ursule !
Berg : – Ah, je vous ouvre… Cinquième étage… »
Jeannot n’hésita pas longtemps entre l’ascenseur et l’escalier – le confort ou l’ascension sportive. Une vieille rombière essoufflée, flanquée de son mari guère plus véloce, lui ôta l’embarras du choix. Il céda sa place de bonne grâce, d’autant qu’il ne demandait qu’à grimper quatre à quatre les étages qui s’offraient à lui comme un défi. Au cinquième, l’esquisse d’une porte lui inspira la défiance. Peur de l’inconnu ? Il finit par découvrir dans la pénombre la lourde carcasse de Berg tapie derrière le seuil.
Berg : – Entrez, entrez… »
L’invite cacha mal l’odeur âcre qui l’accompagnait. Le philosophe finissait à la hâte une maïs brune mal calcinée. Jeannot se gratta le nez, encore plus stupéfait de la découverte olfactive qui l’attendait : le philosophe empestait l’alcool !
Berg : – Comme vous le constatez, je ne vous ai pas attendu pour entamer l’apéritif… Que désirez-vous boire ?
Jeannot : – Euh, ce qui vous reste sous la main…
Berg : – A la bonne heure ! Ce sera du champagne ! Je réserve au frais une bouteille dont vous me direz des nouvelles… »
Il tituba de sa démarche lourde et traînante jusqu’à la cuisine et revint muni d’une bouteille à moitié vide. Jeannot reluqua en douce l’étiquette.
« Du Remillet&Remillet ? Il se mouche pas avec le dos de la cuillère, le philosophe ! »
Berg : – Asseyez-vous, asseyez-vous ! »
Jeannot se retrouva sur une chaise en bois dont il eut peine à déterminer le style. Le temps de réaliser que son séant trônait sur une relique de l’art baroque, Berg avait rempli deux verres et s’apprêtait à porter un toast. Son humeur joviale le lança dans la parodie enjouée du discours pompeux.
Berg : – Puisque la tradition veut que nous portions un toast, levons cette coupe à la résolution de l’affaire du siècle, je fais référence à ce sinistre cambriolage, qui, une fois n’est pas coutume, réserve une fin heureuse… Car je crois que vous m’apportez de fraîches et réjouissantes nouvelles ! »
Il but une gorgée et contempla Jeannot, qui eut la désagréable impression de se trouver radioscopé par ces yeux épuisés, dont le bleu pétillait pourtant de malice.
Berg : – Ursule m’a prévenu que l’affaire était en bonne voie… »
Jeannot activa les vannes mal dégrossies de son français le plus châtié, redoutant que quelques cuirs malencontreux ne le poussent à la faute. Du coup, son phrasé suivit une courbe flageolante.
Jeannot : – Je suis en mesure de vous annoncer que vos affaires ont été localisées !
Berg : – Ah mais ! Une promesse est une promesse ! D’ores et déjà, vous avez mérité votre repas chez Cordel comme l’on mérite de la Patrie ! »
Sa verve céda le pas devant les promesses culinaires que laissait miroiter la table du grand cuisinier.
Berg : – Cordel allie la subtilité de la nouvelle génération aux saveurs du terroir. Si l’on ajoute qu’il s’agit d’un charmant compagnon, avec qui j’ai eu la chance de fraterniser depuis son arrivée sur Eonville… Il suffit que je l’appelle dans la semaine pour qu’il m’ouvre sa table avec la générosité que tous lui connaissent. Vous me fixerez une date pour un samedi soir… »
Il se tâta le ventre et ricana d’allégresse.
Berg : – Les médecins ont beau me mettre en garde contre les excès de la chère, un repas chez Cordel ne se refuse pas !
Jeannot : – Il y a un petit hic, monsieur Berg !
Berg : – Tiens donc ? Vous avez égaré le Schelling ? »
Plus comédien que jamais, il fixa son interlocuteur avec sévérité. Jeannot en perdit ses rudiments de français académique.
Jeannot : – Pour le dépôt de plainte, faut que je vous explique… »
Incroyable, Jeannot peinait à ressaisir ses idées comme si une paralysie s’emparait de son être ! Lui qui d’ordinaire débordait d’énergie nageait dans la fébrilité, à la limite du malaise. Pour se donner du courage, il engloutit une gorgée.
Jeannot : – Pour les noms, la prudence est le plus sage moyen d’éviter les embrouilles…
Berg : – Pourquoi ? Ce sont des amis à vous ? »
Soufflé par l’insolence de la répartie, qui avait eu le front de faire mouche, Jeannot dévisagea le philosophe avec gravité. Il s’attendait à tomber sur un alcoolique perdu entre deux brumes éthyliques - il se trouvait confronté à un mutant transporté par des forces médiumniques !
Jeannot : – Ca serait pas terrible pour vous de porter plainte… Ca pourrait être pire la prochaine fois…
Berg : – Très bien… Que gagnerais-je à ce petit jeu, moi ?
Jeannot : – En plus de vos affaires, votre santé et votre sécurité ! Vos meubles dorment bien au chaud dans une cave des Tamaris, sous une entrée lambda qui paye pas de mine ! Autant vous prévenir direct : sans ma collaboration, autant mettre une croix sur votre mobilier ! Par contre, si vous ouvrez l’oreille, vous gagnerez la paix scrédi ! »
Amusé, Berg fixa son interlocuteur en flattant les crénelures de sa fine barbe taillée avec vigilance. Elle jurait avec son allure dépenaillée.
Berg : – Pour filer la métaphore, j’ignore ce que vous mijotez, bien qu’il soit évident que vous protégiez vos amis… Peu importe, passons ! La fin justifie les moyens, n’est-ce pas ?
Jeannot : – Doucement, je fais de mon mieux, hein ! C’est vous qui voyez où sont vos intérêts… J’évite les embrouilles à maître Ursule ! Point barre ! »
Il fit de son mieux pour dissimuler les gouttes de transpiration nées au sommet de ses tempes.
Berg : – Evidemment, je pourrais toujours en toucher un mot à votre patron… Mais j’ai envie de vous faire confiance ! Après tout, votre proximité avec ces jeunes vous conduit à mieux cerner que moi la bonne conduite pour ne pas encourir les représailles !
Jeannot : – C’est-à-dire qu’on vient du même quartier !
Berg : – Je me serais bien gardé de m’y aventurer ! Avec raison, si j’en crois les énergumènes qui garnissent certains de ses logements !
Jeannot : – Fallait aussi que je vous explique les raisons de votre cambriolage…
Berg : – Vous m’inquiétez ! J’ai toujours cru qu’il s’agissait du fruit du hasard !
Jeannot : – Apparemment, vos propos contre la religion dans un TP…
Berg : – Un TD ? Les usages de la faculté ne vous sont pas familiers ?
Jeannot : – L’occasion a pas fait le larron !
Berg : – Rassurez-vous, vous n’avez pas perdu votre temps ! Les Lettres sont devenues la jachère de tous les ratés dont il est avéré qu’ils seront dans l’incapacité d’entreprendre le début d’un commencement d’études dignes de ce nom !
Jeannot : – Ma mère aurait aimé que je mouille le maillot ! L’important, c’est le résultat ! Maintenant que j’ai un travail…
Berg : – Les autodidactes sont souvent plus créatifs que la crème du sérail. Allez savoir, l’académisme recèle un je-ne-sais-quoi de desséchant ! Vous ne pouvez pas concevoir combien d’automates bornés animent les machineries de mes collègues… Des savants qui croient que certains pans de culture équivalent à l’obtention d’un pouvoir divin… En vérité, leur drôlerie méconnaît leur pouvoir comique ! »
Jeannot n’avait rien compris aux propos chuintants que Berg avait tenus sur un ton presque inaudible. Il se tut. Berg craignit de l’avoir ennuyé avec des considérations étrangères à ses préoccupations.
Berg : – Une coupe de champagne ? »
Sans même attendre la réponse, il l’avait resservi d’autorité ! Jeannot, qui n’avait pas l’habitude de boire à jeun, se sentit dynamité par le breuvage.
Berg : – Quant au cours dont vous me parlez, mon incompréhension n’est pas feinte… En effet, la polémique m’est si étrangère que je n’ai pas rencontré de problèmes en trente ans d’enseignement. Nulle protestation – pas davantage d’attaques ! Rien… Si vous voulez m’en croire, une autre piste se cache derrière cet acte sournois et odieux…
Jeannot : – D’après mes sources, le cambriolage est cause de… »
Berg renifla de mépris.
Berg : – Si je vous suis, je serais victime de persécutions religieuses… Si ces avanies devaient m’évoquer Spinoza, ce fait d’armes ne serait pas pour me déplaire ! N’eût été le baromètre de l’époque, qui est à la démocratie, je jurerais que l’Inquisition me pourchasse de son acharnement implacable et qu’une escouade de soldats-moines mandatée par je-ne-sais-quel ordre prosélyte est lancée à mes basques pour m’insérer de force plus que de gré au bottin de la bien-pensance ! Eh bien, ils en seront pour leurs frais ! Toutes ces chimères me sont plus indifférentes que jamais, moi qui suis un homme libre et dénué de besoins !
Jeannot : – En fait, c’est pas vraiment les cathos qui veulent vous faire la misère… »
Berg fronça les sourcils.
Berg : – Cette fois, je ne vous suis plus du tout… Soyez plus explicite, mon cher !
Jeannot : – Je vais pas y aller par quatre chemins : les jeunes qu’ont fait le coup sont des musulmans ! »
Berg se rembrunit.
Berg : – Là, ce n’est plus la même affaire… Par les temps qui courent, la menace islamiste n’est pas à prendre à la légère ! »
Pour se donner du courage, il se resservit une coupe et, dans un élan d’autorité, acheva la bouteille dans la flûte de Jeannot. Ce dernier comprit qu’à défaut de finir marié dans l’année (c’était après tout le vœu insistant d’Abdel), il avait toutes les chances de ressortir ivre de sa visite professionnelle chez le philosophe.
Berg : – Je crois percer au grand jour les raisons véritables du cambriolage… Vos sources ne vous ont pas tout dit !
Jeannot : – Ah oui ? Quel est le lego manquant ?
Berg : – Le TD n’est qu’un prétexte au véritable motif de la vengeance ! Une de mes étudiantes de licence est en fait à l’origine de l’expédition punitive… Une ravissante Beurette, comme les jeunes d’aujourd’hui aiment à désigner les Maures d’origine maghrébine, qu’une certaine politique d’immigration a eu l’heureuse idée esthétique de conduire jusqu’à nos terres de labeur industriel…
Jeannot : – Aïe, aïe, aïe ! Me dites pas que vous êtes sorti avec une Beurette ?
Berg : – Puisque nous en sommes aux confidences, elle se prénomme Ibtissiam – une splendeur originaire de la Kabylie ! Son regard aurait suffi à ce que vous succombiez… Grande, mince, une stature de déesse grecque… »
Jurant avec la description idéalisée qu’il livrait de la jeune femme, ses doigts s’agitèrent sous le charme de l’évocation et son regard graveleux manqua d’asperger Jeannot d’un filet de bave.
Jeannot : – Et son nom de famille, vous le connaissez ?
Berg : – Comment l’aurais-je égaré ? Une splendeur pareille ne s’oublie pas en un clin d’œil ! Ibtissiam El-Rachoud… »
Jeannot se rembrunit. Malgré ses émois de vieux pervers, le philosophe n’avait pas menti. L’étudiante était d’une beauté à couper le souffle. Pour l’avoir repérée dans le quartier, il était loin de se douter que cette jeune femme à l’abord farouche jouait double jeu. A présent, le comportement des amis d’Ali s’éclairait ! Ils vengeaient l’honneur familial bafoué par un vieux libertin répugnant ! Berg n’avait pas fait les choses à moitié ! Il avait poussé l’inconscience jusqu’à séduire la fille d’une des familles les plus intransigeantes des Chardonnets ! Attenter à la virginité d’une musulmane était la dernière des folies qu’il se serait laissé aller à commettre – loin devant un crime de sang. Il paria avec fatalisme sur le sort qui attendait la jeune femme : pour éviter les commérages, on la caserait avec un blédard de la même tribu. Elle se garderait de protester, trop heureuse de s’en tirer à si peu de frais après de telles frasques. Pour se trouver une bouée d’oxygène, elle reporterait ses rêves d’évasion sur ses enfants, particulièrement si elle donnait naissance à des garçons.
Jeannot : – Je crois pas que vous vous rendiez compte du guêpier dans lequel vous vous êtes fourré… Vous avez attenté à l’honneur de muslims ! »
Comme Jeannot s’exprimait à grand renfort de gesticulations désordonnées et brutales, Berg vida sa coupe d’un trait.
Berg : – Vous me faites craindre le pire… Le cambriolage ne serait-il que le prélude mineur à la litanie crescendo des harcèlements ? Si c’était le cas, je suis bon pour le déménagement ! Remarquez, ce désagrément aurait le mérite de me débarrasser de ma voisine de palier – une maniaque dont le génie s’est concentré avec une malice surprenante sur l’époussetage divers et varié de son logis. On jurerait qu’elle concentre son plaisir sadique à sortir les pelles et les balais dès que le sommeil me gagne ! »
L’évocation de la mégère en proie à sa monomanie de classe sembla le distraire de ses préoccupations. Il se retint de piquer un fou rire nerveux et concentra ses efforts à recouvrer sa contenance.
Jeannot : – Si vous voulez calmer le jeu, un conseil : laissez tomber avec Ibtissiam !
Berg : – Vous la connaissez ?
Jeannot : – De vue !
Berg : – Cette créature n’est-elle pas digne d’adoration ? »
Excédé par l’aveuglement du philosophe, Jeannot éluda.
Jeannot : – Pour cette fois, je peux ramener les fautifs à la raison. La prochaine, je réponds de rien ! »
Berg renifla de mépris.
Berg : – Ces codes de l’honneur aussi désuets que barbares qui ravalent les femmes à l’état de propriété obtiennent-ils votre approbation ?
Jeannot : – Faut savoir tenir compte des traditions… La vie sans compromis n’est pas la vie !
Berg : – En somme, vous me suggérez la Voie du Milieu chère à une longue filiation de penseurs chinois…
Jeannot : – Pardon ?
Berg : – Le pragmatisme, pour user d’un terme aux consonances plus occidentales ! Je vais me soumettre à vos vues ! De toute manière, cette jeunette ne se trouvait plus sur la même longueur d’ondes que moi depuis un moment. Vous m’avez donné le prétexte idéal pour me débarrasser définitivement de cette écervelée et la refourguer à un barbu aux idées courtes qui saura l’engrosser à satiété… »
En signe d’acquiescement sincère, il se moucha bruyamment en fixant Jeannot avec des yeux d’une gourmandise carnassière. Déstabilisé, celui-ci craignit un instant que son interlocuteur ne se révèle un dangereux déséquilibré porteur d’intentions homicides.
Berg : – Maintenant que nous sommes débarrassés des tracas que ne manquent jamais de susciter les descendantes d’Eve, le délicieux petit kirsch que je vous réserve sera gage de notre réconciliation avec l’existence ! Vous m’en direz des nouvelles quand l’onctueux parfum de sa robe délicate aura flatté vos papilles enchantées. Nous le boirons au nom de ma délivrance ! Quand je pense aux périls effroyables que j’ai côtoyés sans suspecter l’abîme, j’en ai la chair de poule… Mes félicitations émues accompagnent d’ores et déjà l’adresse avec laquelle vous avez œuvré sur ce dossier plus que délicat… Je ne manquerai pas d’en toucher un mot à Ursule – quelle chance il a de compter dans son cabinet un collaborateur de votre valeur… »
Il bomba le torse avec grandiloquence et ne réussit qu’à faire ressortir sa bedaine grassouillette.
Berg : – C’est bien simple : vous m’avez sauvé la vie… »
Satisfait du grotesque de son imitation, il partit d’un ricanement sardonique.
Berg : – A présent, passons aux choses sérieuses : à nous le kirsch ! »
Il regarda sa montre.
Berg : – Ensuite, il faudra m’excuser : une conversation philosophique m’attend dans un bar… Un ancien étudiant promis au plus bel avenir intellectuel… Il possède la chance de l’ignorer encore ! De toute façon, ma proposition de dîner parviendra sous peu au cabinet ! »
C’était pour le philosophe sa manière de congédier celui qui ne lui servait désormais plus à rien. En sortant de l’appartement, Jeannot flirtait avec l’ivresse. Remontant les pédales de son vélo, il prit tant bien que mal la direction du cabinet. Il hésita à entreprendre le chemin sur deux roues, tant son équilibre le trahissait à chaque mètre. Chemin faisant, ses jambes se dérobaient. Il en conçut du dépit. Lui qui était capable de produire des efforts démesurés se trouvait frappé par un épuisement auquel son corps ne l’avait pas habitué. Il mit la défaillance sur le compte provisoire de l’alcool et des dures émotions qu’il avait endurées depuis la mort d’Alain. Enfin, sans tenir compte de son abattement, ses pensées le menèrent jusqu’au cabinet. Il tomba sur Toni, le seul que l’on y trouvait encore à cette heure (avec, parfois, Ursule, quand ce dernier peaufinait une plaidoirie).
Toni : – Ah, enfin… J’ai failli me casser ! T’en as mis du temps !
Jeannot : – Trop cool, le philosophe !
Toni : – Ma parole, t’es complètement pété ! Il est beau, le philosophe ! Un ivrogne total, oui ! Je comprends ses problèmes d’embonpoint, maintenant !
Jeannot : – Le keumé, tu le prends pour un bourge, alors que c’est le pire babs ! Tu devineras pas la meilleure ! Il m’a invité chez Cordel pour fêter la fin de ses embrouilles ! T’aurais vu, c’est limite s’il m’a pas collé un smac pour me remercier !
Toni : – T’en as de la chance, tu sais…
Jeannot : – Tu connais pas la meilleure ? Les cours de philo ont une belle jambe ! La vraie motivation des profs, c’est de se taper leurs étudiantes ! Ils ont raison : Berg est sorti avec Ibtissiam El-Rachoud ! »
Toni tira la tronche.
Toni : – La frangine de Rachid ?
Jeannot : – T’as eu Ali au bout du fil ?
Toni : – Pas eu le temps ! J’ai bien fait de remettre son cas à demain… Tout s’éclaire maintenant ! Demain, on aura les cartes en mains pour le ramener à la raison !
Jeannot : – Notre tactique a fonctionné au poil : Berg s’est engagé à pas déposer plainte…
Toni : – Manquerait plus qu’il ramène sa gueule ! Avec ce qu’il vient de faire…
Jeannot : – Abuse pas ! Il l’a pas violée, non plus !
Toni : – Tu connais la mentalité des blédards, non ?
Jeannot : – Tu sais aussi bien que moi que c’est du n’importe quoi !
Toni : – On refera pas le monde soir ce ! »
Il s’interrompit : Jeannot se tenait le ventre.
Toni : – Eh, mec, qu’est-ce qui t’arrive ?
Jeannot : – Un démon me fracasse la calebasse ! Le vicelard, il m’a marabouté ! T’inquiète, je suis de la patrie des sorciers ! Te fais pas de bile pour moi : c’est walou ! Juste un mal de crâne ! C’est pas le vent qui renversera l’acacia, non ?
Toni : – Ca vient du stress ! Après les tempêtes que t’as traversées, c’est logique ! T’as besoin de repos, c’est tout ! Ton corps crie au secours ! T’as qu’à mirdor ! On fera le point demain ! On a les moyens de faire un carnage ! »
Jeannot avait beau jouer les matamores indestructibles, il éprouva toutes les peines du monde à mettre un pied devant l’autre jusqu’au vestibule. Il se répéta que les étourdissements allaient passer. Nanti de ce credo digne de la méthode Coué, il parcourut une bonne centaine de mètres vélo en main, jusqu’à ce que les vertiges nauséeux le minent par trop. Cette fois, terrassé pour de bon, incapable de poursuivre plus avant sa route, il s’alarma. L’ivresse avait bon dos ! Lui le colosse indestructible, rompu aux veillées répétées, ignorants des lendemains nauséeux, son corps le lâchait sans prévenir !
Il s’entêta, vexé et vindicatif. Peine perdue ! Après cent mètres d’épreuve, à tâtons sur le trottoir, il déclara forfait. Echec et mat. Le malaise s’était amplifié au point de lui faire craindre l’effondrement. Il implora les puissances occultes de la tradition africaine. Qu’elles lui donnent la force de ne pas s’écrouler ! A bout de souffle, il trouva un équilibre précaire et chancelant sur le pas d’une porte. Sa tête tourbillonnait, ses tympans sifflaient, il se trouvait embarqué aux commandes d’un manège maléfique, qui se dérobait à mesure qu’il tentait de se cramponner. Heureusement, le cabinet était à deux pas. Le mieux consistait à joindre Toni. Il sortit son portable avec fébrilité. Ne se trouvait-il pas aux portes de la mort ? Un accident cardio-vasculaire ne le menaçait-il pas avec imminence ?
– Allô ? »
Paniqué, il ne reconnut pas la voix aveugle qui lui répondait. Il crut s’être trompé de numéro.
Ursule : – Ursule à l’appareil !
Jeannot : – C’est monsieur M’Bali !! Je suis patraque, là…
Ursule : – Vous retrouverez la pêche quand vous prendrez connaissance de la nouvelle sensationnelle que je vous réserve ! Durant un quart d’heure, ce bon vieux Berg m’a loué par le menu la rigueur et la qualité de votre action. « Célérité et lucidité », n’a-t-il cessé de répéter durant notre entretien. Vous avez de la chance : il vous invite à dîner ! Chez Cordel en prime ! Quel honneur ! Vous vous apprêtez à dîner avec le plus grand…
Jeannot : – Au secours, je vais crever !
Ursule : – Que se passe-t-il ? Que dites-vous ?
Jeannot : – A l’aide !
Ursule : – Où appelez-vous ?
Jeannot : – Sur les marches ! Rue des Bons-Pères ! Au 12 ! Faites quelque chose, appelez Toni, je sais pas, moi, mais me laissez pas seul tout, par pitié !
Ursule : – Toni a quitté les bureaux !
Jeannot : – Il s’est tiré où, ce blaireau ?
Ursule : – 12, rue des Bons-Pères ? Le mieux est que je me charge de la commission ! Je fais au plus vite… »
Deux minutes plus tard, au trot et en sueur malgré son impeccable costume sombre qui semblait le prémunir de la transpiration, il trouva Jeannot affalé sur les marches, l’air hagard et le teint gris.
Jeannot : – Jamais je me suis senti aussi minable !
Ursule : – Ce doit être l’accumulation des émotions ! Au vu de la somme des épreuves traversées, d’autres moins résistants auraient craqué depuis belle lurette… Vous en payez le prix avec usure, si j’ose dire ! »
Il s’interrompit en apercevant les yeux de Jeannot injectés de sang. En contradiction avec le discours d’apaisement qu’il tenait, force lui était de constater que son état clochait !
Jeannot : – Si on reste les bras ballants, je vais tomber dans les vapes !
Toni : – Effectivement, vous n’avez pas l’air au mieux… Un tour aux Urgences s’impose… »
Jeannot se cabra.
Jeannot : – L’hosto ? Non merci ! J’ai pas besoin de voir les toubibs ! Je suis pas malade, bordel ! »
Il essaya de joindre le geste à la parole et de se redresser, mais les vertiges terrassèrent ses velléités de volonté empreinte de courage jusqu’au-boutiste.
Jeannot : – Ma tête ! »
Ursule n’attendit pas que la raison reprenne ses droits chez son employé.
Ursule : – Il n’est pas question que je vous laisse vous enferrer dans cette situation périlleuse ! Vous couvez quelque infection, c’est manifeste ! Il suffit de vous contempler pour s’apercevoir que le mal rôde ! »
Preuve qu’il n’était pas dans son assiette, Jeannot se laissa faire.
Jeannot : – Comment j’irais aux Urgences ? Je suis incapable de tenir mon guidon, alors…
Ursule : – La réponse coule de source : je vous y conduis d’autorité, mon cher !
Jeannot : – Je suis à l’ouest, mes tympans fument et mon crâne explose… »
Passablement inquiet par cette description qui évoquait les prémisses d’une méningite, Ursule ne se contenta pas de déposer Jeannot aux Urgences. Jouant de son réseau de relations, il sollicita la bienveillance du chef de service, qui, en l’absence de signes cliniques, préféra solliciter l’interne de neurologie. Il n’aurait pas manifesté autant de scrupules pour un banal patient. La présence d’Ursule expliquait ce souci éthique exceptionnel. Heureuse coïncidence, l’avocat fréquentait le chef du service de neurologie aux dîners du Jockey’s – le club le plus huppé de la ville. Pour ne pas contrarier les attentes d’un si brillant ami, le professeur Sailant n’hésita pas à se déranger en personne. Il commanda l’IRM dans l’heure. Il aurait renvoyé sans autre forme de procès un patient du commun. Bien que l’examen clinique n’accordât aux céphalées aucun caractère pathologique, un diagnostic approfondi s’imposait pour un patient recommandé par Ursule !
Sailant : – Revenez d’ici une petite heure, le temps de procéder à l’examen de routine !
Ursule : – Surtout ne vous envolez pas dans la nature ! Je patiente en salle d’attente ! »
Jeannot n’eut pas le temps de s’émouvoir de tant de générosité. Il suivit Sailant sans mot dire, persuadé que son état alarmant n’était le signe que d’un malaise ponctuel. Il subit l’IRM comme un calvaire inutile. Le déluge cacophonique de hurlements stridents qui accompagnait chaque étape de l’examen sonna à son esprit en alerte comme le destin tragique qui le guettait. Alors qu’à moitié suffocant, la crise de claustrophobie grondait, il eut la bonne surprise de constater que l’examen touchait à sa fin. L’infirmier ouvrit bientôt le scaphandre dans lequel on l’avait enfermé. Il n’était pas sans lui évoquer les formes funestes d’un cercueil.
Il n’était pas au bout de ses surprises. Dans la salle d’attente, Toni se rongeait les sangs sur une chaise. Malgré les injonctions d’optimisme béat dont Ursule ponctuait ses appels incessants, redoutant que l’avocat ne lui cache la gravité du diagnostic, il avait préféré s’assurer par sa présence de la vérité. « Avec la pression qu’il affronte en ce moment… », n’avait-il cessé de seriner en boucle à Ursule jusqu’à lui briser les tympans de sa faconde discordante.
En neurologie, une infirmière les attendait.
– Le Professeur Sailant demande à vous parler…
Ursule – Personnellement ? »
Les sombres prémonitions de Toni trouvèrent leur confirmation dans le ton grave de l’infirmière et l’effondrement que reflétait le visage de Jeannot. Il n’eut pas le loisir d’alpaguer son ami, qui disparut avec Ursule et Sailant dans un tourbillon inextricable. Manquant de pleurer, Toni n’eut d’autre choix que d’endurer l’attente lancinante, prostré sur sa chaise de la salle d’attente. Son univers s’était transformé en bateau ivre. Luttant contre la tempête intérieure qui l’assaillait, le sol se dérobait sous ses pieds. Enfin, Ursule réapparut, rompant avec bonheur le charme maléfique. Provisoirement seulement. A en juger par sa mine, lui aussi était sonné.
Ursule : – Toni, je vais avoir besoin de tout votre courage…
Toni : – Me cachez rien !
Ursule : – Je n’ai pas l’intention de me prêter à ce petit jeu insidieux. Je serai succinct : l’IRM révèle les lésions symptomatiques d’une sclérose en plaques… »
Toni se raidit. Son ancienne voisine se traînait depuis dix ans en fauteuil, dans un état quasi grabataire. En entrevoyant ce calvaire irrécusable, qui pendait à l’horizon comme une corde mortifère, à l’instar de tous les arrêtés du réel, son désespoir prit le dessus sur la révolte et l’indignation.
Ursule : – Le professeur Sailant est le seul habilité à émettre un pronostic valide, mais un de mes amis a contracté une SEP il y a bientôt vingt ans. Ce fut une catastrophe dont il mit plus d’un an à se remettre. A l’heure actuelle, il se trouve en pleine forme. Pourtant, la première année qui a suivi le diagnostic s’est révélée fort pénible… »
Toni eut l’impression de passer de l’Enfer au Ciel.
Toni : – Vous annoncez que Jeannot va s’en tirer ?
Ursule : – La sclérose en plaques n’a jamais été synonyme de fauteuil roulant. Précisons que, depuis quelques années, l’efficacité des traitements s’est améliorée avec les dépistages précoces… »
Toni se leva et entama une danse de Saint-Guy dont l’exubérance tranchait trop avec son abattement précédent.
Toni : – Dieu soit loué ! Il a pris Jeannot en affection ! Vous imaginez la galère, s’il avait fini dans un chariot ? Avec son tempérament, je le connais, il aurait pété les plombs ! S’il court pas comme un rat crevé, il est foutu d’avance ! Jamais il tiendra le coup ! Il pète le feu du matin au soir, faut qu’il se défoule ! »
Sailant ne lui laissa pas le temps de peaufiner son hommage à l’Absent Eploré. Émergeant de son bureau, le Professeur leur fit signe d’approcher. Il affichait l’allure guindée de ceux qui, détenant la santé de leurs patients entre leurs mains, ont conscience de flirter avec le pouvoir du démiurge et tiennent à le faire savoir.
Sailant : – Je lui ai annoncé les résultats de l’IRM. Naturellement, il a commencé par s’effondrer… Cette réaction était prévisible. Pourtant, dans son cas, sa pathologie laisse augurer de solides espoirs !
Toni : – Que voulez-vous dire ? Entrez dans les détails !
Sailant : – C’est à votre ami d’expliquer sa maladie ! Quant à moi, j’en ai terminé pour cette soirée… Je lui ai fixé une consultation pour initier le protocole thérapeutique. En attendant, courage et confiance sont les mots d’ordre qui le guideront sur la voie de la santé recouvrée !
Ursule : – Sois remercié en tout cas de l’attention que tu lui as apportée… La précocité de la prise en charge et les progrès scientifiques incitent à l’optimisme ! »
Toni n’attendit pas la fin de l’échange. Il se précipita dans le bureau et trouva Jeannot affalé sur un fauteuil, les yeux dans le vague. Manifestement, l’optimisme du Professeur ne l’avait pas aidé à se remettre du choc.
Toni : – Qu’est-ce qui t’arrive, vieux frère ?
Jeannot : – Mec, j’ai la sclérose en plaques ! Putain, sur un chariot, je vais péter un câble ! »
Ursule les interrompit avec fermeté.
Ursule : – Le professeur Sailant est loin de faire preuve d’autant d’alarmisme ! Il met l’accent avec raison sur l’évolution prometteuse des thérapies. Les malades d’aujourd’hui ont l’espoir de mener une vie quasiment normale… »
Jeannot n’enregistra pas ces paroles réconfortantes. Son ébranlement psychologique l’empêchait de faire la part des choses. Il se prit la tête entre les mains. C’était la première fois que les événements le dépassaient.
Jeannot : – Ma rem aidait une dame à faire les courses… A quarante balais, elle était pliée ! À cinquante, elle pourrissait au fond d’un fauteuil… Je peux pas accepter cette réalité ! »
Ursule fit un signe entendu à Toni.
Ursule : – Nous allons vous raccompagner à votre domicile !
Jeannot : – Pas question que je l’annonce à ma mère soir ce ! Elle va fondre une durite, la pauvre ! Je suis tout ce qu’elle a et je pars en couille comme un bidon !
Toni : – T’as qu’à pioncer à la baraque !
Ursule : – Il faudra tout de même songer à ne pas lui cacher la vérité indéfiniment ! À ce que je sache, vous n’êtes pas condamné et la vérité est le meilleur auxiliaire de la vie ! Si j’étais la réincarnation du chevalier de Saint-Georges, ce serait du moins l'épigraphe que j’apposerais sur mes armoiries !
Jeannot : – Je voudrais vous y voir, vous ! »
Ursule tenta de rétablir tant bien que mal le cours normal des choses.
Ursule : – Que diriez-vous d’un bon gueuleton chinois ? J’ai mes habitudes chez un excellent traiteur de Pékin qui a le bon goût d’associer finesse et diététique ! Ce sera le moyen de faire le point autour d’une cuisine exquise et savoureuse ! Je tiens à vous le confier comme une certitude inébranlable qui m’étreint depuis que j’ai conversé avec Sailant : vous n’êtes pas fini ! Je pense même que le meilleur est devant vous… »

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