lundi 23 février 2009

7 janvier 199*.

Chez Cordel, 21 heures.

Ursule et Berg prétextaient d’un dîner mensuel pour deviser en toute liberté et impertinence sur le cours du monde. Les deux complices avaient commandé en guise d’entrée une assiette de chiffonnade – le meilleur fumé de Bergame. Le philosophe salivait à l’idée de goûter ce mets qu’aucune carte ne proposait. Cordel, en incorrigible cachottier, refusait obstinément de livrer l’identité du charcutier virtuose. Entre deux tranches, qu’il ingurgitait à pleines pognes, Berg conserva assez de curiosité pour s’enquérir de la santé de Jeannot, qu’il était le dernier à avoir rencontré en forme dionysiaque.
Berg : – Toute cette agitation ne me renseigne pas davantage sur l’évolution de votre adjoint ! Une sclérose, ce n’est tout de même pas une mince affaire…
Ursule : – Cette maladie a connu une évolution thérapeutique considérable ces dernières années, à tel point qu’elle est traitée avec efficacité de nos jours.
Berg : – A l’époque où je tenais mes quartiers à Ulm, ce qui ne nous rajeunit pas, un de mes condisciples, avec lequel je ne me suis d’ailleurs jamais senti en phase, était affligé de ce mal. Cela ne l’a pas empêché de réaliser un parcours remarquable ! Agrégé de philosophie, il est aujourd’hui l’un des psychanalystes parisiens les plus courus de la place, à tel point qu’il se pique de commettre des romans depuis quelques années. Sa célébrité demeure le témoignage probant de son évolution favorable !
Ursule : – Je rêve ? Feriez-vous allusion au fameux Balzunce, l’un des pontes de la psychanalyse lacanienne ?
Berg : – C’est cela même !
Ursule : – J’ignorais totalement qu’il fut frappé de sclérose ! Et à une époque autrement moins propice ! Remarquez, vous ne m’en voyez qu’à moitié étonné ! Les maladies ne constituent-elles pas le terreau de l’entreprise littéraire ?
Berg : – A condition de ne pas dégénérer en prétexte oiseux ! S’il est vrai que Dostoïevski souffrait d’épilepsie et Nerval de schizophrénie, ce n’est pas une raison pour que les psychotiques de la planète prétendent à l’écriture !
Ursule : – J’entends ! Encore que la coïncidence ne manque pas de troubler : c’est au moment où il contracte sa pathologie que Jeannot s’apprête à sortir le clou de la prochaine rentrée… Vous jugerez de la validité de mon pronostic !
Berg : – Qui sait ? C’est une forte personnalité. Doté d’une plume, il nous ferait un honnête romancier…
Ursule : – Le roman n’est pas son terrain d’élection !
Berg : – Il projette de se lancer dans le rap ? Avec sa couleur de peau, la partie serait déjà à moitié gagnée !
Ursule : – Vous n’y êtes pas ! Mon collaborateur détient des secrets explosifs appelés à éclairer sous un jour cru les véritables relations qui unissent la France à son ancien Empire colonial… Il lui a fallu se remettre du choc pour livrer ses confidences ! Après réflexions, le mieux reste de le mettre en relation avec ce vieux forban de Mirinescu ! »
Berg ébaucha une grimace de désapprobation.
Berg : – L’altermondialiste ? Je m’en défie comme de la peste et du choléra réunis ! Encore un haineux qui s’honore de publier des brûlots dont l’envers paranoïaque est menacé par l’endroit catéchisant !
Ursule : – Décidément, vous êtes brouillé à mort avec tous les courants progressistes de la Terre !
Berg : – Je ne crois tout simplement pas qu’on change de monde comme de chemise… A y bien regarder, le réel ne saurait être modifié d’un iota ! »
Il avait proféré cette déclaration avec gravité.
Ursule : – Ce n’est pas compter sur un autre monde que d’appeler de ses vœux une politique cohérente… Le Progrès intervenu en France grâce aux réformes démocratiques n’est-il pas envisageable pour le Dahomey ? C’est en freinant cette évolution qu’on accroît le malaise. L’hypocrisie qui règne en maître dans les affaires internationales est la source de la haine anti-occidentale qui engendrera les guerres de demain…
Berg : – Si vous faites référence à ce que d’aucuns ont baptisé non sans un certain bonheur éditorialiste la Françafrique, la vérité est beaucoup plus complexe ! La partition affreusement moraliste que certains esprits chagrins récitent a pour seule consistance de leur donner le beau rôle ! Je rappellerai seulement que la traite négrière fomentée par les marchands portugais ou français n’est historiquement que la troisième et que la plus importante fut initiée par les Arabes – prolongements des premières razzias entreprises par les rois nègres. Pourquoi élude-t-on systématiquement cette réalité ? Depuis le temps qu’on dresse dans un même réquisitoire les minorités contre les Blancs accusés de tous les maux, le prétexte est idéalement trouvé ! La victimisation est l’une des revendications grotesques de notre modernité démocratique !
Ursule : – C’est cependant en son nom que s’intègre la démarche de Jeannot ! Et je pense que son influence sera déterminante pour démontrer que les torts respectifs se situent sur une ligne de partage équivoque et complexe…
Berg : – Allons, quelqu’un d’aussi expérimenté que vous ne gobera pas les bobards quant à l’éradication de l’affairisme ! Les organisations criminelles ont toujours eu pignon sur rue ! Souvenez-vous des sociétés secrètes antiques ! Les yakuzas prospéraient bien avant nos modernes mafias, dont l’influence outre-Atlantique dépasse tous les commentaires ! Ces sociétés sont trop implantées dans le paysage économique pour s’effondrer d’un coup ! Je dirais qu’elles sont connexes à l’esprit du capitalisme d’aujourd’hui – ou de demain, c’est selon ! Dans le meilleur des cas, Jeannot ne donnera pas mieux qu’un coup de pied vengeur dans la fourmilière ! En deux temps, trois mouvements, elle se recomposera avec la prestance du Phénix ! Les réseaux affairistes sont constitutifs à l’Afrique ! Sans compter le risque de liquidation qu’encourt votre assistant ! Le silence garantit aux crapules leur pérennité !
Ursule : – Le plus sûr remède aux tentations homicides réside dans la médiatisation ! Les assassinats politiques ne sont certes pas l’apanage de nos démocraties, mais ces dernières bafouent sans vergogne les Droits de l’Homme à l’étranger !
Berg : – Il serait fâcheux que votre employé s’imagine changer la face du monde…
Ursule : – Au moins aura-t-il eu le mérite de tenter la mise ! Plus on échoue et plus les chances de réussite sont élevées au prochain coup ! La cause africaine n’en vaut-elle pas la chandelle ?
Berg : – Je suis d’assez près le formidable souffle d’espérance que suscitent les investigations de Balthazar… Le diagnostic s’annonce plus que réservé, comme disent les médecins qui diffèrent l’annonce de votre prochain trépas ! Dans cette affaire, Balthazar n’a déterré que la partie à jamais immergée de l’iceberg ! Que Jeannot se concentre sur sa sclérose : là réside pour lui l’essentiel ! Son combat ne vaut guère mieux qu’un agréable divertissement ! L’Afrique changera avec le temps… La grandeur des peuples suit des courbes aussi imprévisibles qu’improbables… »
Le philosophe leva le menton et se tut. On apportait la purée de fenouil mariné au curry. Les deux amis avaient commandé d’un même élan ce couronnement de la gastronomie, dont les critiques saluaient la perfection effleurée. Ursule masqua son trouble. A chaque fois qu’ils abordaient le thème de l’engagement, les arguments dévastateurs de Berg lui laissaient dans la bouche un arrière-goût d’amertume – l’impression de perdre son temps et de gaspiller ses forces vives. Il ne pouvait que s’incliner devant l’évidence : le monde ne changeait pas, les souillures partageaient à parts égales avec les bienfaits le cours du monde…
Dans le fond, Berg n’avait que trop raison. Son détachement le rendait plus lucide que l’acteur engagé. Les secrets dont accouchait Jeannot touchaient de trop près à sa marotte. Ursule avait investi tous ses espoirs dans la reconnaissance de l’injustice qui frappait l’Afrique. À tort ? Un affreux doute l’étreignit. Le continent était-il réellement réduit à la malédiction de Cham ? L’avocat n’avait rien d’un pessimiste : la constatation impavide de l’avancée indubitable du Progrès l’emportait au final sur ses accès de pessimisme. Il se reprit, en bon chrétien. La graine de sénevé qu’Alain avait plantée avant de mourir ne serait pas qu’un coup dans l’eau – mais la pierre d’angle ignorée d’un édifice rebâti sans relâche ! Simplement, il était usant de remettre sans cesse son métier sur le tapis, avec l’impression de n’être qu’une goutte dans l’océan rugissant de l’infini.

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