lundi 23 février 2009

3 janvier 199*.
Enterrement d’Alain, Clairlieu, 11 heures 12.

Le cortège funèbre s’écoulait dans la plus stricte intimité, selon le vœu émis par la veuve-mère. Luc s’était empressé d’exaucer cette revendication légitime et réconfortante de discrétion qui concordait bien avec l’image austère de la famille. Les décès tragiques de Pelletier et Ben Zeltout interdisaient de toute manière les Funérailles Fastueuses et Glorieuses que la Patrie Reconnaissante avait dressées au père Claude. Alain était disparu dans le soufre et son absence n’avait fait qu’accroître la violence de son trépas. Il y avait dans ce malaise gauche la honte d’admettre qu’un Méribel s’était dévoyé dans la fange de la débauche. La tête en vrac et le cœur en berne, Jeannot assistait de loin à la procession sépulcrale. De toute manière, on ne l’y avait pas convié. C’était sans regret qu’il suivait en spectateur relégué les obsèques : il n’aurait pu endurer l’hypocrisie qui formatait de son carcan moraliste le cortège. La dépouille de son ami le submergeait d’émotion encore crue. En bon adepte du reggæ, le mot de Peter Tosh (« No time for generals and funerals ») lui servait à se défaire de l’émotion qui l’étreignait et menaçait d’engendrer à tout moment l’explosion de larmes fatidique.
En cette journée accomplie d’hiver, il faisait plus froid que ce que la température reflétait. Jeannot grelotta sous son pardessus gris. Lui qui se croyait vacciné contre les frimas affrontait dans la souffrance les ardeurs du climat savoyard. La famille Méribel, abandonnée à sa douleur mortifiée, ne l’avait pas remarqué. C’était tout ce qu’il demandait. La cérémonie touchait à sa fin. En sortant du cimetière, la mère d’Alain évoquait l’apparition éprouvée d’une pleureuse à bout de nerfs. Derrière ses verres fumés, elle animait, soutenue par Luc, la tête du maigre cortège funéraire qui s’ébrouait sous la bise glaciale, pantelante dans son grand manteau noir qui l’envoyait déjà rejoindre son fils entre le Styx et les Champs-Élysées. Les proches suivaient en adoptant l’allure digne et compassée de mondains en pénitence. Sa fidélité exemplaire avait pris dix ans en quelques jours. Voyant que la cérémonie touchait à sa fin, Jeannot se tapit à merveille derrière une imposante jeep dont Luc et Helena ne tardèrent pas à s’approcher.
Redevable de cette coïncidence opportune, Jeannot ne douta pas que Luc le reconnaisse au premier coup d’œil. Etait-ce le poids des ans ou de l’oubli ? Ni lui ni sa femme ne ralentirent leur allure en l’apercevant. Le pire est qu’ils transpiraient la bonne foi désarmante. Jeannot pesta. Sa discrétion confinait à l’invisibilité ! N’écoutant que sa détermination, il interpella Luc.
Jeannot : – Vous vous rappelez de moi ? »
Vaguement interloqué, Luc commença par attendre que Helena lui délivre l’identité de cet agitateur surgi de nulle part. La perplexité de sa femme le disputait à son propre effarement, il se reporta, hagard, vers Jeannot. En proie à cette étonnante flexibilité psychologique que délivre la mémoire dans les circonstances aiguës, son sourire de nostalgie ne laissa pas le doute : les limbes du passé avaient enfanté l’ami fidèle du lycée.
Luc : – Ne seriez-vous pas l’ami de mon frère ? »
Jeannot approuva. Toute bribe lui rappelant Alain était bienvenue. Il fit mine de le présenter à sa femme. Cette dernière, secourue par les assauts incessants de la bise, s’était réfugiée dans la jeep. Luc se détendit avec une facilité qui détonnait au vu des circonstances.
Luc : – Ta présence aux obsèques me va droit au cœur ! »
Surpris par le tutoiement, en décalage avec la gourme qui lui chevillait au corps, Jeannot décocha une ébauche de sourire. Abdel en personne serait contraint d’admettre qu’il avait bien fait de rencontrer le Grand Satan ! Il se lança bille en tête.
Jeannot : – On doit se parler avant ce soir… C’est urgent…. On a pas vraiment le temps ! »
Helena, qui redoutait un nouveau Rivais, accourut au pas de charge pour éloigner le gêneur du périmètre de sécurité qu’elle imposait avec circonspection autour de son mari. En distinguant l’invite, elle manqua de s’étrangler. Luc ne s’égarait pas seulement ! Il déraisonnait positivement ! Se commettre avec un grand Noir, louche de surcroît, dépassait l’entendement et toutes les fadaises qu’on pouvait concevoir ! Quels bienfaits attendre d’un propre à rien, un banlieusard rastaquouère qui avait acheté l’amitié d’Alain en lui refourguant deux barrettes durant son adolescence ? Pensant qu’elle s’immisçait dans les présentations, Jeannot insista.
Jeannot : – C’est très important… »
Elle le rembarra avec une rudesse définitive.
Helena : – Croyez-vous que le moment soit venu d’importuner mon mari dans son travail de deuil ? »
Afin de prévenir un nouvel impair, Helena ne laissa à personne l’opportunité d’ouvrir la bouche. Tout à sa tâche de protéger son mari de ses mauvais démons, elle siffla, marmoréenne de rage rentrée.
Helena : – A présent, vous pouvez disposer ! »
Plantant sans plus d'éclaircissement Jeannot avec la morgue Ancien Régime d’une duchesse s’adressant à un domestique, elle entraîna Luc par le bras. Jeannot s’emporta.
Jeannot : – Vous comprenez pas ou quoi ? C’est vital ! »
Cette fois, Luc n’eut pas le courage de repousser les directives jupitériennes de sa femme. Maintenant que les faits lui donnaient raison, il était temps de laisser l’élégance décider. Il baissa la tête. Craignant qu’il s’enferre dans un de ces travers de sensiblerie dont il était devenu coutumier, Helena ne prit pas de gant pour congédier l’impudent. Elle n’avait pas à souffrir la présence d’un malotru saisi par l’accent de la racaille !
Helena : – Qui est ce type ? Encore un demeuré de l’entourage de ton frère ? »
Sa jactance sonna indifférente aux tympans de Jeannot. A pareille heure, ce dernier se moquait comme d’une guigne des conventions. Il s’entêta.
Jeannot : – Vous risquez une agression ! Vous faites exprès ou vous êtes bouchés ? »
Cette fois, Luc lui tourna ostensiblement le dos et s’engouffra tête la première dans le coffre afin d’exhiber une paire de gants bienvenue – prétexte propice, le temps qu’il déguerpisse. Plus perplexe que révolté, Jeannot s’inclina. Au passage, il regretta amèrement les impasses auxquelles l’avait conduit son idéalisme. C’était Abdel qui avait raison ! Qu’avait-il à voir avec de tels zozos ? Sa naïveté a posteriori l’atterra ! Quel caprice lui avait laissé croire qu’on prêterait le moindre degré d’attention à ses avertissements ? Qu’avait-il à attendre d’un fat aveuglé par la réussite sociale ?
Un croassement de pneu strident interrompit ses plaintes sur la nature humaine. Il n’eut pas le temps de réagir. Une voiture sortie de nulle part avait freiné avec fracas dans son dos. Dans sa volte-face trop lente, il surprit l’arrière évanescent d’un coupé sport, le temps qu’il expire au carrefour. Puis la voix de Helena, qui hurlait à la mort, parvint avec une fraction de retard aux ramifications de son cerveau. Il aperçut un tas, à terre – la veuve gisait, inerte ! Son retour à la vie ne laissa pas de rémission à la consternation. Sans que Luc intervienne, des proches l’installaient déjà dans la luxueuse berline louée pour l’occasion. Il se précipita vers sa mère.
Luc : – Que s’est-il passé ?
Mère Méribel : – Ils portaient des cagoules… »
Terrassée par l’évocation, elle tourna de l’œil. Luc s’ébroua, fou de détresse.
Luc : – Apportez du café, je sais pas, moi, quelque chose qui la remettra ! »
Il allait la secouer frénétiquement. Heureusement, elle reprit conscience.
Luc : – Dieu soit loué ! La police arrive ! Ton témoignage est capital ! Qu’as-tu vu ?
Mère Méribel : – Deux hommes en cagoule… Ils m’ont poussée, je suis tombée… Je me rappelle mal ! »
Malgré l’agitation des intimes qui dispensaient les conseils disparates, les prophéties de Jeannot se frayèrent, avec un temps de retard, leur voie jusqu’à la mémoire meurtrie d’Alain. Il eut beau fouiller, il ne surprit dans le lointain que les silhouettes des paparazzis dont les juteux clichés récompenseraient à coup sûr la pugnacité et le flair. Jeannot s’était empressé de déguerpir. Il n’avait qu’une hâte : regagner les Tamaris et disparaître avec ses secrets. L’agression lui en donnait la preuve, il était confronté à une organisation tentaculaire dont lui seul détenait le code d’entrée ! Durant tout le retour, pour se donner du courage, il harangua le système. Les crevures à l’origine des forfaits payeraient chèrement leurs lâches crapuleries !
Pendant qu’il s’évadait de ce lieu de perdition et de crime que révélait Clairlieu l’espace de quelques jours, ce fut au tour de Helena de craquer.
Helena : – Je n’en peux plus ! »
Luc n’avait pas les nerfs à la soutenir. Ce fut Crétier qui se colla à l’exercice. La dure épreuve qui les frappait avec l’acharnement perfide de la malignité le touchait dans l’exercice de ses fonctions.
Crétier : – La police ne va pas tarder… »
Ce furent les seuls mots qu’il trouva à articuler. Pendant ce temps, Luc, blafard comme un zombie confronté au reflet de sa propre perte, ressassait avec effroi la rencontre avec Rivais. Etait-ce un hasard si elle avait précédé l’agression ? Plus il triturait sa pauvre tête malmenée, plus les faits donnaient raison à l’avertissement de ce grand Noir tombé de nulle part avant d’être congédié par ses propres soins ! Sa culpabilité l’aida à oublier le rôle de Helena. LE retrouver devenait LA priorité. Il héla Crétier.
Luc : – Où est-il passé ?
Crétier : – Je vous demande pardon ?
Luc : – Il était là il y a quelques minutes à peine… »
Il se tourna vers sa femme.
Luc : – Ah, si nous l’avions écouté… »
Crétier fronça les sourcils. L’enchaînement diabolique des drames avait-il tourné pour de bon la tête au patron ? Helena ne lui laissa pas le temps d’aiguiser sa réponse.
Helena : – Quelle était l’identité de cet olibrius ?
Luc : – Un ami d’Alain… Il savait quelque chose… Il a voulu nous avertir !
Helena : – Que fait-il dans la vie ?
Luc : – Je l’ignore, mais il sait quelque chose d’important…
Crétier : – Le plus approprié serait de le signaler à la police ! Ils n’auront aucune peine à le retrouver dans les vingt-quatre heures !
Luc : – Surtout pas ! Nous devons le récupérer par nos propres moyens ! Nous ignorons ce qu’il cherche ! N’oublions pas que la police poursuivait une stratégie qui divergeait de la nôtre il y a encore quelques jours ! Je veux le voir personnellement ! Quel qu’en soit le prix ! »
Une fois n’était pas coutume, Helena approuva. Son revirement en disait long sur l’animosité que les forces de l’ordre suscitaient par leur impuissance. Cette agression, la dernière en date, mettait à bas le travail de la police. En ne prévenant pas la charge contre sa belle-mère, les officiels avaient failli à leur mission première : protéger au péril de leur vie les Intérêts Supérieurs et Inaliénables du Groupe.
Helena : – Cette fois, il n’y a plus à traîner : il faut agir en amont ! »
Ravi que sa femme épouse enfin ses thèses, Luc se décontracta. La nouveauté l’inclina à l’optimisme ! Enfin on le comprenait ! Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, les secours affluèrent. En première ligne, Chancel sortit d’une voiture banalisée. Elle était seule. Apparemment, Bonnet n’était déjà plus de la partie. Lenoir n’avait pas menti… Trop tard ? Son remplacement suffirait-il à conjurer l’enchaînement implacable des assassinats et des violences ?
Chancel : – Monsieur Méribel ? »
Luc ne masqua pas son mécontentement. Il garda le silence.
Chancel : – On m’annonce que votre mère a été assassinée… »
Jouait-elle la comédie ? Elle paraissait sincèrement touchée. A bout de force, il prétexta un coup de fatigue pour se débarrasser des gêneurs et goûter aux vertus apaisantes de la solitude.
Chancel : – Vous n’avez aucun souci à nourrir. Nous prenons en charge l’ensemble des opérations ! Vous serez prévenu en temps voulu de l’avancée des résultats ! Il est grand temps de faire la lumière, les vicissitudes n’ont que trop duré ! Pour tout le monde, le seuil de tolérance est dépassé depuis longtemps – et de très loin ! »
Luc jugea inutile de demander si l’agression de sa mère avait été nécessaire pour atteindre ledit seuil. Il n’avait la tête qu’à la poursuite de l’Illustre Inconnu, cet ami dont le lien le rattachait à Alain par un fil ténu, et dont le nom lui échappait en dépit, ou à cause, de la fixation éreintée qu’il lui témoignait. Il avait toujours traité les fréquentations de son frère comme des égarements insignifiants. Alain avait le chic pour s’entourer de demi-portions aux marges de la clochardisation. C’était du moins dans la catégorie des sous-prolétaires en voie de RMIsation que Luc avait classé ces relations saugrenues.
Crétier : – Luc…
Il sursauta. Maintenant que le pire avait un visage, l’ombre de son élimination n’était plus une duperie.
Crétier : – Je voulais vous suggérer… Il serait temps de vous protéger, indépendamment de votre famille, jusqu’à ce que les commanditaires des contrats soient placés sous les verrous…
Luc : – Auriez-vous l’amabilité de me rendre un service ?
Crétier : – Ce serait un immense plaisir !
Luc : – Conviez Lebrac à se rendre à mon bureau ! Je l’y attends le plus tôt possible !
Crétier : – Le patron de l’Echo ? Mais… Est-il le plus qualifié pour assurer la protection…
Luc : – Mieux qu’aucun service d’ordre ! »

Domicile d’Abdel, 17 heures.

Jeannot trouva Abdel affalé à même le sol, la tête contre un des flancs de son salon marocain. Plus significative qu’un long commentaire, il lui jeta l’édition de l’Echo de Clairlieu à la figure. Au lieu de protester, Abdel comprit. Effectivement, la première page annonçait la couleur.
« La veuve Méribel agressée ! Règlements de compte mafieux ? »
Abdel leva la tête, effaré, comme s’il se trouvait à son tour dans la ligne de mire.
Abdel : – Ils l’ont effacée ? »
Au lieu de confirmer l’effectivité de cette terminologie barbare, Jeannot alluma la télévision. Banco ! L’édition spéciale de France-Savoie était dévolue à la dernière agression en date. Parce qu’on attaquait dans sa dignité la veuve du mythe local, la dame-patronnesse dont la vertu rachetait tous les débordements passés et présents, le scandale enfla, jusqu’à prendre des proportions considérables, dont les répercussions promettaient d’ores et déjà de dépasser, de loin, la vague d’indignation causée par les précédents assassinats. Jeannot tira Abdel de sa concentration forcenée.

« Alors que l’enquête conduite par la police criminelle de Clairlieu sous l’égide du commissaire Bonnet concluait à une invraisemblable overdose, cet énième rebondissement relance le scandale. Cette fois, heureusement, la mort n’est pas au rendez-vous, mais l’agression de la veuve Méribel au sortir de l’enterrement de son fils porte la signature du Milieu. Ce nouvel acte de brutalité, l’énième d’une longue litanie de forfaits, relance les interrogations sur les réelles motivations des commanditaires : Alain Méribel a-t-il seulement été la victime d’une overdose ? Si oui, comment expliquer l’acharnement à faire disparaître l’un après l’autre les protagonistes du dossier ? Par ailleurs, peut-on se satisfaire de conclusions qui, à la lumière des événements tragiques survenus depuis, paraissent désormais bien hâtives ? Nul doute que la famille Méribel exigera que l’enquête retrouve enfin les vrais coupables ! Il devient de plus en plus évident que la jeune femme actuellement sous les verrous n’est pas le coupable tant recherché, à moins de lui imputer des responsabilités extravagantes au regard de sa situation déclarée… »

À mesure qu’Abdel découvrait les commentaires, son front se plissa. Pour finir, il se tut. Jeannot connaissait trop ses tics pour ne pas mesurer sa lassitude. Ne plus se sentir concerné l’aurait soulagé. Il avait la tête à son salut et à la nouvelle vie qu’il avait édictée dans le secret de son intimité : à Dieu ne plaise, il passerait sa vie avec Aicha et n’aurait de répit que lorsqu’il aurait agrandi la famille. Le reste n’importait pas !
Abdel : – Ca alors… Il a rien donné, le rencart avec Luc ?
Jeannot : – Ils m’ont tèje comme un bidon !
Abdel : – Zarma ! Je t’avais pas dit de pas y mettre les pieds, à leur enterrement de cafards ? Ca puait l’embrouille à pleines narines !
Jeannot : – Est-ce que je savais que la vieille allait se faire amocher ? »
Il l’avait désignée sous son sobriquet affectueux de l’adolescence.
Jeannot : – Ce bouffon de Luc m’a snobé et sa meuf s’est mis à jouer les frigides ! Le temps que je me retourne, la vieille était pliée en deux ! Laisse comme j’ai balisé ! J’ai cru qu’ils l’avaient vécreue ! Alors je me suis pète la tchave…
Abdel : – Pourquoi t’es tipar, aussi ?
Jeannot : – T’aurais vu, t’aurais compris ! C’est toi qu’avais raison ! Les gebours de la haute, on est pas du même monde ! Helena, c’est trop une tepu, ma parole ! Elle te remballe comme si t’étais le charclo du bistro de Granpopo ! Ca m’a mis la rage, je voulais la défonce…
Abdel : – Ah, tu vois qu’est-ce que je disais ? C’était de la mytho ? Surtout avec les nouvelles qui courent… La millefa de Sami monte une action en justice avec l’imam ! Ils sont persuadés qu’elle a été butée ! Ils menacent de balancer un plan média si le proc les reçoit pas dare-dare…
Jeannot : – Dis pas qu’ils savaient pour le RM, et tout, et tout ?
Abdel : – Ca m’étonnerait ! Sami lâchait rien ! À la limite, ils sont au courant pour les RG, mais ils sont pas capables de balance ceux qui sont derrière ! Moi, ça me calme, parce que je suis dans la demèr…
Jeannot : – Jamais Sami aurait trahi ! Ils l’auraient charcutée ! A part lancer une émeute aux Tamaris, ils peuvent rien !
Abdel : – Jamais Eddy autorisera le bazar ! Il a trop à perdre ! »
Jeannot se leva, saisi par l’excitation.
Jeannot : – C’est décidé, je me tréren sur Eonville ! »
L’annonce n’eut pas l’air de contrarier Abdel.
Abdel : – T’as qu’à te réserver un billet sur Internet !
Jeannot : – Molo, gars ! Y’a pas le feu, non plus ! Pour l’instant, je vais me farcir une pure sieste, de quoi me retaper, parce que j’en peux plus, là…
Abdel : – Attends, on bigophone ! »
Epuisé par la journée qu’il venait de vivre, Jeannot ne prêta aucune attention à l’appel. Il s’installa à même le sol, le dos calé contre un coussin, la tête dans le brouillard, prêt à s’abandonner au repos réparateur et à la quiétude consommée. Le temps de fermer les yeux, Abdel le tira de sa léthargie balbutiante. Fait inhabituel, il avait pris une voix de sourdine, comme s’il chuchotait pour ne pas être entendu.
Abdel : – Tu vas halluciner…
Jeannot : – Dis toujours…
Abdel : – Luc veut te causer…
Jeannot : – Au bout du fil ? »
Il se leva et se gratta le crâne. Il n’eut pas le loisir d’approfondir sa perplexité. La voix déterminée et tonique de Luc l’avait happé de sa cadence trépidante.
Luc : – Jeannot M’Bali ?
Jeannot : – C’est bien ça…
Luc : – Mon comportement lors des obsèques fut inqualifiable ! Je mérite l’indulgence eu égard aux circonstances : j’étais au bout du rouleau et… »
Jeannot s’irrita. Quel baratin réservait cette phraséologie pompeuse ?
Jeannot : – Pourquoi vous rappelez ?
Luc : – Les faits vous ont donné raison, semble-t-il…
Jeannot : – Comment ça ?
Luc : – L’agression dont a été victime ma mère est intervenue juste après votre intervention ! Rassurez-vous, elle se porte comme un charme ! Le temps de se remettre de ses émotions…
Jeannot : – Tous mes vœux de rétablissement ! »
Le silence suivit.
Luc : – Vous souhaitiez me parler…
Jeannot : – Je sais plus, hein !
Luc : – De grâce, il n’est plus temps de tergiverser ! Je suis prêt à vous rencontrer ! À vos conditions !
Jeannot : – Pas question qu’on se cause au téléphone…
Luc : – J’entends bien ! Je vous proposerais plutôt les bureaux de l’Echo comme lieu de retrouvailles éprouvé ! Lebrac est une vieille connaissance, il nous accueillera à bras ouverts !
Jeannot : – Et pourquoi pas l’Echo des savanes, tant qu’on y est ? Si vous voulez me voir, je vous laisse pas le choix : faudra mettre les pieds aux Tamaris…
Luc : – Aux Tamaris ? Mais c’est-à-dire…
Jeannot : – Vous flippez ? Vous savez, on est pas des brutes ! Si je vous dis que vous pouvez vous pointer, vous avez rien à craindre !
Luc : – Quel serait le rendez-vous exact ?
Jeannot : – Le Corbillard, 23 heures…
Luc : – Je vois… »
Son premier réflexe fut de réfuter l’hypothèse d’une entrevue si mal famée. Il se reprit en se remémorant qu’Alain avait fréquenté ces lieux de turpitudes. C’était le moyen d’amorcer la rencontre posthume avec ce frère à côté duquel il était passé. Mesurer l’abîme entre sa personnalité et les quiproquos engendrait chez lui des vertiges de remords et de déchirement.
Luc : – J’imagine qu’Alain était familier de ce lieu-dit…
Jeannot : – Je vous le fais pas dire… A ce que je sache, il n’en est pas mort, loin de là ! Il s’est jamais fait agresser, même ! Les Tamaris, c’est pas Trenchtown ou Bull Bay, hein ! »
Sans saisir les références éclairées au reggae et à la Jamaïque, Luc releva le défi par fierté.
Luc : – Vous m’y verrez ! Il n’est pas dit que je réfuterai deux fois votre parole !
Jeannot : – Alors c’est simple : on se dit devant les Tamaris ! Vous inquiétez pas, on vous trouvera ! Venez seul, hein, on se passera des témoins ! »

Domicile de Klaam, 19 heures.

En reposant le combiné, Klaam avait la mine des bonnes nouvelles. Le Colonel lui avait notifié la plus opportune des annonces. Ses réseaux varois n’avaient pas traîné pour délivrer leur verdict. Elle ignorait encore quelle mouche avait piqué Pardo mais ce faux-pas s’apparentait à un coup de sang dément ! Supportait-il mal la pression ? En tout cas, ce fâcheux s’était court-circuité tout seul ! Un tel impair était un cadeau inespéré ! Une bénédiction des dieux ! Chanfilly s’était montré délicieux : il l’avait chargée de contacter Cardetti et de lui annoncer les frasques de son poulain. Le risque qu’un professionnel de la stature de Cardetti commandite pareil impair avoisinait le zéro. Klaam, qui en avait vu d’autres, décida de jouer de l’effet de surprise. Si les écoutes n’étaient pas pour l’inquiéter, pas même celles de la NSA , comme elle avait coutume de le répéter en guise de bon-mot-pour-les-initiés, elle se défiait toujours de ceux qui ne savaient pas s’entourer.
A la Mandragore, la standardiste l’informa que le Patron inaugurait le Haut Secrétariat aux Affaires Humanitaires, une fondation fondée par la femme officielle du Président-Maréchal. Il avait richement doté cette œuvre parrainée en si haut lieu. Les bonnes grâces de son protecteur local valaient bien un chèque. Klaam crut qu’il se défilait. Il rappela une heure à peine plus tard. A en juger par ses silences accablés, il n’était au courant de rien ou se montrait excellent comédien.
Cardetti : – N’avions-nous pas convenu que vous ne me contacteriez qu’en cas d’extrême nécessité ? Mon chauffeur m’a prévenu, c’est très agaçant ! Je suis contraint de vous joindre depuis un arrosage ! Avez-vous oublié que Roland se charge des commissions ?
Klaam : – Je crains que l’éventualité de négociations se trouve compromise…
Cardetti : – Ah oui ? Au nom de quelle nouveauté ?
Klaam : – C’est bien simple : aujourd’hui même, peu avant midi, deux hommes ont fait irruption dans une grosse berline et ont agressé la veuve Méribel… Vous savez ? L’enterrement d’Alain Méribel ?
Cardetti : – Notre ancien blanchisseur ?
Klaam : – Inutile de faire un dessin, le remue-ménage est à son comble. La presse surfe sur le scandale et l’indignation n’en est qu’à ses débuts. Du coup, notre opération s’annonce comme un échec complet. Comment aurait-elle réussi, d’ailleurs, vu les conditions dans lesquelles elle avait débuté ? Il faut croire que votre Roland se berce de douces illusions sur l’honnêteté de ceux qu’il pigeonne. Le balayeur balayé, en quelque sorte… Comme si les joueurs compulsifs pouvaient faire preuve d’honnêteté ! Du coup, notre Roland national a cru bon de procéder à une contre-attaque en règle ! Dans son esprit, cette mesure de rétorsion se justifiait par le refus de Luc de prendre en charge la dette fraternelle… Douce utopie quand on connaît la personnalité de Luc… »
Cardetti manqua de s’étrangler.
Cardetti : – C’est impossible ! Jamais Roland n’aurait déraillé à ce point ! D’où tenez-vous ces informations ? Il s’agit d’une grotesque manipulation !
Klaam : – Du Colonel en personne… »
Cardetti accusa le coup. Contre cette répartie, il n’y avait rien à répondre. La fiabilité du Colonel valait tout l’or du Soudan réuni. Touché en plein cœur, Cardetti laissa Klaam enfoncer le clou.
Klaam : – Que proposez-vous pour débloquer la situation ? Nous étions sur le point de vous présenter d’ici peu un blanchisseur au-dessus de tout soupçon. Le nec plus ultra ! Cette intervention irresponsable compromet d’ores et déjà la manœuvre ! Comment accorder notre confiance à des irresponsables qui laissent la police approcher notre périmètre de sécurité ? Un pas de plus en amont – et notre espace vital se trouve coulé ! Si l’on remontait jusqu’à Pardo, nul ne sait ce qu’une décision politique enclencherait... Nous n’avons pas que des amis dans les ministères ! D’Harcourt est même très remonté contre la Françafrique ! »
Elle n’eut pas besoin d’insister. Cardetti avait compris.
Cardetti : – S’il s’avère coupable de ce dont vous l’accusez, Roland assumera ses égarements !
Klaam : – Pour l’instant, il serait bon de le neutraliser ! À moins qu’il n’ambitionne de servir de fusible ! »
Klaam avait les moyens de sa magnanimité. Pavlovitch suffisait amplement à sa besogne de bouc émissaire.

Le Corbillard, 23 heures.

Abdel n’éprouva aucune peine à aménager la rencontre dans le Bureau des catacombes. Il lui suffit d’expliquer que Luc était invité pour trouver une oreille complaisante. Eddy eut les yeux de Chimène pour protéger Romuald des tracas qui le guettaient. En attendant, il l’avait expédié à Marseille – le temps de lui retaper une virginité de bon aloi.
Luc arriva à 23 heures tapantes, flanqué d’un guide pur jus de la banlieue racaille. Eddy n’avait rien trouvé de mieux que de déléguer la fashion victim du ganstarap local. Luc n’en menait pas large à côté de cette montagne saturée de chaînes dorées et de bagues rutilantes. A en juger par le sourire de soulagement qu’il décocha à Jeannot, la présence à ses côtés d’un Arabe aux dents peroxydées ne l’avait pas rassuré. Il entrevoyait le guet-apens et, plus encore, les reproches dont ne manqueraient pas de l’accabler ses proches pour sa prise de risque inconsidérée. Pourquoi ne leur avait-il pas soumis ses projets ? Comment s’était-il laissé prendre au piège de l’engrenage ?
Luc : – Je suis bien aise de vous retrouver ! Le dédale m’a fait craindre le pire !
Jeannot : – Rassurez-vous, on vous a pas traîné pour vous racketter !
Luc : – Jouons cartes sur table : le rédacteur de l’Echo a des relations dans tous les égouts de la ville…
Jeannot : – Chacun ses balances…
Luc : – A ce que je me suis laissé dire, vous êtes le sous-traitant d’Ursule ?
Jeannot : – On peut rien vous cacher, vous !
Luc : – Seriez-vous en mesure de m’éclairer sur certaines obscurités touchant à la mort de mon frère ? Me battre pour la vérité est harassant ! Par bonheur, si je puis dire, en regard des règlements de comptes orchestrés, le vent tourne ! Sans quoi j’étais bon pour l’asile !
Jeannot : – Je vous ai contacté pour passer un marché…
Luc : – Vous avez collaboré à l’Arc… Certains dossiers ne vous sont pas inconnus ! Votre témoignage pèsera d’un poids capital sur le mystère de ces comptes !
Jeannot : – Pour vous recaler dans le sens de la marche, j’ignorais qu’Alain sniffait ! Alors pour le reste, je suis à l’ouest !
Luc : – C’est invraisemblable, cette œuvre de dissimulation perpétrée sans mobile apparent ! Pourquoi Alain menait-il son monde en bateau ? Vous connaissez comme moi l’implication obscure d’un Russe douteux…
Jeannot : – Si vous saviez…
Luc : – Je suis tout ouïe… Je brûle d’apprendre le fin mot sur les règlements de comptes qui s’enquillent depuis comme des perles autour d’un collier !
Jeannot : – Comptez pas sur moi pour vendre la mèche !
Luc : – Votre réaction de rejet n’est pas pour me surprendre ! Pour tout vous dire, je m’y attendais même…
Jeannot : – S’agirait pas de pousser, non plus !
Luc : – Si j’en juge par les discours que l’on me rapporte, je symbolise le fric dans toute son horreur, le requin à OPA, stock-options et consorts ! Les faits donneraient raison à ces racontars si, depuis cette funeste nuit du Réveillon, je n’œuvrais pas sans relâche pour la réhabilitation de sa mémoire outragée…
Jeannot : – Toutes les bonnes volontés sont bienvenues dans notre quête de la vérité !
Luc : – Depuis la nouvelle de sa cocaïnomanie, on me ressasse jusqu’à la nausée que je ferais mieux de me consacrer à la Reprise ! Tout le monde, le maire, le procureur, et jusqu’à ma femme, s’indigne de mon obstination ! Je passe pour un déséquilibré mû par d’inquiétantes idées fixes ! Heureusement que je ne suis pas du genre à céder aux pressions ! Quand je pense qu’ils étaient prêts sans rougir à incriminer la seule Adriana… »
Soit qu’il eût besoin d’un instant de répit pour avaler sa salive, soit qu’il cherchât à se donner de l’importance, un blanc passa.
Luc : – Les prochaines heures verront la nomination d’un nouvel enquêteur !
Jeannot : – Remarquez, Bonnet est pas vraiment la caution rêvée ! On était en cours avec le phénomène, alors pas besoin de détailler ! Vous auriez demandé à Alain ce qu’il pensait de l’arsouille, il vous aurait ri au nez !
Luc : – Le prochain commissaire viendra de Paris ! Il s’agit d’un spécialiste des règlements de comptes…
Jeannot : – Si ça peut arranger l’enquête…
Luc : – Il m’est toujours aussi difficile de comprendre le parcours sinueux de mon frère… Plus le temps passe et plus je m’en veux de n’avoir pas compris sa détresse ! Au lieu de surenchérir dans la concurrence stérile, j’aurais mieux fait de lui porter secours ! Depuis qu’il est parti, j’ai perdu une part de moi-même !
Jeannot : – Moi aussi, j’ai pris un méchant coup de bambou sur le crâne ! Mais c’est pas en chiounant qu’il reviendra ! C’est en restant positif…
Luc : – Je vous écoute plus que jamais…
Jeannot : – Le 31, Alain m’a contacté. Il était chaud comme la braise ! Il parlait que de se pointer à Eonville… Il m’a capté en solo ! Même Abdel était snobé ! Sur le coup, j’ai pas flairé l’embrouille !
Luc : – Vous ne m’avez pas fait déplacer pour me raconter par le menu les frasques de mon frère ?
Jeannot : – Et si je vous dis qu’il s’est pointé avec des clichés de maître-chanteur ?
Luc : – Les fameux qui l’incriminent avec Adriana ?
Jeannot : – Il répétait comme un dératé qu’un contrat courait sur sa tête… Quand on a découvert l’auteur du coup, j’ai compris que c’était du lourd… Seulement, est-ce qu’on se doutait que ça prendrait ces proportions ?
Luc : – A quels faits faites-vous allusion ?
Jeannot : – Eh bien, l’auteur qui avait balancé les clichés, quoi !
Luc : – Comment ? Vous êtes en mesure de révéler son identité ? »
Il se rapprocha, réconforté. Il n’avait pas fait le déplacement pour rien !
Jeannot : – Je sors de mon chapeau le triste clown ! Roulements de tambours ! J’ai nommé… Eichmann ! »
Sûr de son effet, Jeannot n’en rajouta pas. Effectivement, Luc menaçait de se décrocher la mâchoire.
Luc : – Quelle mauvaise plaisanterie chantez-vous ? Eichmann est l’ami de la famille ! Notre père lui a construit la Chamade et…
Jeannot : – Je suis désolé de la vérité… Je peux prouver ce que j’avance… »
Luc s’inclina.
Luc : – L’infâme batracien ! Voilà pourquoi il se faisait discret comme une tombe ! »
Il accusa le coup. La responsabilité accablante d’Eichmann l’impliquait indirectement.
Jeannot : – C’est le plus important dans l’histoire ?
Luc : – Quelles horreurs comptez-vous m’annoncer ?
Jeannot : – A l’heure actuelle, ces scoops sont tout ce qui me protège ! C’est pas de la parano, sérieux ! Ben Zeltout est liquidée…
Luc : – Vous la connaissiez ?
Jeannot : – Depuis le lycée…
Luc : – Dans ce cas, j’ignore ce que vous attendez pour délier votre langue ! Je puis vous garantir que mon influence vous est acquise dans la balance pour que la police vous offre sa protection ! Dans la région, mon engagement ne représente pas une mince affaire !
Jeannot : – J’ai peur que vous renifliez pas bien le tableau ! Les commanditaires sont pas des petits ! C’est les plus puissants qui sont sur la brèche ! On touche à la mafia en col blanc !
Luc : – Que diable, vendez la mèche ! À force de vous emmurer dans le silence, vous nous empêchez de sortir la tête de l’eau ! Moi qui vous parle, j’ai obtenu la tête de Pavlovitch ! Ce n’est pas rien, comme assurance !
Jeannot : – Vous tenez le tarbin qu’a éliminé Pelletier… Alain avait un deal avec lui pour racheter les terrains de haute montagne. Pelletier s’était occupé d’arranger le coup… Pavlovitch a dû craindre que son lieutenant n’accouche de la vérité…
Luc : – Le double jeu de ce Judas ne m’était pas inconnu !
Jeannot : – Pavlovitch aurait fui si ceux avec qui Alain magouillait… »
Luc s’ébroua.
Luc : – Quand aurez-vous la bonté de lâcher la vérité ? C’est le sort de nos vies que vous tenez entre vos mains !
Jeannot : – Mes scoops, je les garde pour ma pomme ! Pavlovitch est un petit par rapport à ceux qui sont derrière le dossier…
Luc : – Qu’est-ce qu’Alain est allé ferrailler avec les crapules du Nouveau Monde ? C’est incompréhensible ! Il avait tout pour être heureux ! Une femme, des enfants, largement de quoi financer ses lubies humanitaires…
Jeannot : – Ma parole, vous vivez dans un monde parallèle, vous ! La plupart des gens sur cette planète crèvent la dalle et vous débarquez avec l’enthousiasme d’un Martien ?
Luc : – Ce n’est pas aujourd’hui que nous referons le monde ! Notre priorité nous commande de cerner les motifs qui ont poussé Alain à s’associer à de si peu recommandables poissons…
Jeannot : – Alain était pas un ange, je vous le concède ! Simplement, faut se mettre dans la calebasse que c’était un sacré naïf ! Après son mariage, il s’est farci son coup de blues du crève-la-nique ! Le pouvoir et le secret lui manquaient à l’ombre de son mariage fleur bleue ! Il s’est mis à flamber, à jouer les grands seigneurs, à se tourner un monde où il tenait la place du boss ! Il avait oublié un détail : jouer la comédie a son prix ! Quand il a pigé que l’addition flambait, on s’était occupé de le plumer lors d’un poker bidon de Las Vegas ! Avec le flouze qu’il devait, il lui restait plus qu’à reprendre le biz du papa…
Luc : – D’où la visite de ce cher Jean-Pierre Rivais… »
Jeannot fronça les sourcils.
Jeannot : – Jamais entendu parler de ce zouave !
Luc : – Un soi-disant client d’Alain venu réclamer huit millions ! J’ai naturellement refusé… »
Jeannot roula des yeux en dévorant le sol.
Luc : – Un souci ?
Jeannot : – Huit millions ?
Luc : – Certes…
Jeannot : – A part ça, qu’est-ce qu’il vous a lâché d’autre ?
Luc : – Il a évoqué un prêt sous le manteau…
Jeannot : – Vous pouvez vous estimer heureux de vous en être tiré sans bleu ! Vous avez croisé un pur délégué de la mafia ! Il chantait pas avec l’accent du Sud, par hasard ?
Luc : – Le portrait-robot du grand Méridional moustachu flanqué d’un solide embonpoint !
Jeannot : – Cherchez pas plus loin ! Je connais les agresseurs de votre mère ! C’est une couverture et…
Luc : – Selon la police, Jean-Pierre Rivais est un paisible retraité des Cheminots…
Jeannot : – Celui qui a monté le coup s’est couvert avec le bottin !
Luc : – Disposeriez-vous des relations pour le retrouver ?
Jeannot : – C’est comme si c’était fait !
Luc : – De grâce, suivez-moi jusqu’au bureau du maire !
Jeannot : – Jamais je grillerai mes cartouches sans parachute !
Luc : – Vous obtiendrez ce que vous réclamez !
Jeannot : – Chacun sa route – chacun son chemin ! À la fin, David gagne toujours contre Goliath, non ?
Luc : – Je donnerais ma vie pour mettre la main sur la horde qui a assaisonné ma mère ! Ces rapaces portent la responsabilité de l’overdose ! Inutile de préciser que votre récompense sera à la hauteur de mes attentes ! Vous serez défrayé sur ma cassette personnelle, à quoi s’adjoindra une récompense rondelette ! Cette offre vous agrée-t-elle ?
Jeannot : – A condition de laisser la police en dehors de tout ça ! Sinon, c’est la mort assurée !
Luc : – L’affaire est entendue ! Je vois que vous êtes un homme intelligent, monsieur M’Bali… »
Le compliment déplut à Jeannot. Il révélait en creux les préjugés qui habitaient Luc : le financier perclus de morgue était persuadé que les arguments sonnants et trébuchants achetaient les âmes – surtout les moins fortunées. Il se leva, manifestement impatient de ne pas s’attarder en un lieu si peu en rapport avec son statut.
Luc : – Il est temps de nous quitter ! Sans le concours de vos sbires, je suis certain de me fourvoyer dans les dédales de votre labyrinthe pour claustrophobes… »
Au lieu de s’esclaffer, Jeannot approuva le plus sérieusement du monde. L’offre que lui adressait Luc occupait l’intégralité de son attention. Il imaginait déjà la réaction enthousiaste de Toni. L’Iranien ne se remettrait pas de cette bénédiction qui ouvrait l’enquête sur des horizons chimériques. L’éventualité d’un voyage au Dahomey servirait par la même occasion à renouer avec ses racines. Le Dahomey exhalait les effluves mystiques d’une terre spirituelle aux arômes d’autant plus sacrés qu’ils demeuraient largement inconnus.
Jeannot : – Vous bilez pas ! Le Système D fonctionne mieux que les organigrammes des multinationales ! Juste un changement dans le programme ! »
Le front de Luc se plissa d’inquiétude.
Jeannot : – Rien de méchant, hein ? Des fois qu’on vous guette, le tacot servira de fausse piste ! Pendant ce temps, un poto vous déposera en ville ! Comme ça, on est quittes !
Luc : – Si j’ai bien compris, c’est la dernière fois que nos routes se croisent avant un petit bout de temps…
Jeannot : – La prochaine, les noms des protecteurs de Rivais seront inscrits à mon tableau de chasse !
Luc : – Il vous suffira de vous présenter à Lebrac comme un camarade de promotion de l’ENA… Vous retiendrez ?
Jeannot : – Jusque-là, ça va, merci !
Luc : – Eh bien, comme l’on dit : à la prochaine, Jeannot ! »
Sans lui serrer la main, il partit d’un pas cérémonial, imprégné de la fierté du devoir accompli. En s’aventurant dans les entrailles des Tamaris, il avait honoré bien plus que la mémoire de son frère. Il avait obéi à une instance supérieure, dont les vœux s’exécutaient sans rechigner. Un des lieutenants d’Eddy se chargea de l’expédition.
En apprenant qu’il était arrivé à bon port, Abdel afficha une mine réjouie. Désormais, Jeannot était libre de poursuivre comme bon lui semblait ses prospections. Aucun lien ne le rattachait plus à cette galère dans laquelle un ami et sa maîtresse avaient trouvé la mort. Avec le temps, même sans le concours éclairé de l’imam, il s’était persuadé que la volonté divine s’abritait derrière les événements funestes qui s’étaient emparés de sa vie. D’une certaine manière, paradoxale et scandaleuse, les morts d’Alain et Samia, dans l’Infinie Bonté de la Providence, l’avaient préservé de périls plus pénibles encore. Leur nécessité constituait un moindre mal dans la mesure où, dans Son Incommensurable Sagesse, Dieu rappelait Abdel à ses devoirs imprescriptibles : s’occuper de sa famille et de sa femme. Obsédé par le droit chemin, l’injustice ne lui apparut bientôt plus que comme une bagatelle qu’il convenait de circonvenir au second plan.
Jeannot : – Elle est pas classe, la débrouille ? ‘‘Luc Méribel reçu en grande pompe dans les entrailles du Corbillard’’ ! Ça claque, comme scoop, non ?
Abdel : – Vous vous êtes pris la tête, au moins ?
Jeannot : – Nous la fais pas à l’envers ! Le Grand Manitou m’a lâché un chèque en blanc ! Je suis financé par Crésus en personne !
Abdel : – Avec Toni, votre problème, c’est que vous lâchez jamais l’affaire ! Faut savoir s’arrêter à temps ! Tu sais pas que t’es un homme ?
Jeannot : – Je crois pas que tu embrayes… On est payés pour venger Alain et Sami !
Abdel : – Dis-moi que t’as balancé Pardo à Luc !
Jeannot : – T’es malade ou tu craques ? Je lui ai juste expliqué que l’attentat contre Sami venait pas de Pavlovitch !
Abdel : – Parce qu’ils vont tout lui coller sur le dos, maintenant, au pochtron russe ?
Jeannot : – T’imagines les abuseurs ?
Abdel : – En tout cas, ces magouilles, ce sera sans moi ! J’ai pas changé d’avis, je veux élever mon fils dans la paix et le respect…
Jeannot : – C’est bon ! J’ai compris ton topo depuis le temps ! Pas besoin d’en rajouter une couche à chaque fois ! Avec Toni, on s’occupera du taf ! On t’en décharge !
Abdel : – Moi, plus la vie passe, plus j’ai besoin de lumière… Avec Sami, j’ai péché. Des fois j’ai l’impression qu’elle est morte pour racheter ma life ! Si je suis encore là, c’est pour m’occuper de mon fils. Dieu a pas voulu le couler dans la zèrmi ! Maintenant, je connais ma mission : consacrer ma vie à être un bon muslim ! Je te le dis, mes gosses baisseront pas les yeux quand on parlera de leur père !
Jeannot : – Bon, c’est pas tout, un sandwich chez Mahdi, ça te branche ?
Abdel : – Tout de suite ? J’ai une famille, je viens de te dire ! On tréren, il est une heure du mat’ !
Jeannot : – C’est toi qui vois… Moi, j’ai juste mon train demain ! Le plus tôt sera le mieux ! Maintenant que je suis lancé, rien peut m’arrêter ! Sauf la mort, bien sûr…
Abdel : – Faut pas te soucier… Dieu décide et dispose ! Comme on dit chez nous : inch’Allah ! »

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