lundi 23 février 2009

5 janvier 199*.

Domicile de Toni, minuit 30.

Depuis que les traiteurs s’étaient lancés dans la livraison à domicile des raviolis, rouleaux de printemps, samosas et autres, la cuisine asiatique était passée du rang de curiosité exotique à la reconnaissance. Cette confirmation ne signalait pas seulement, malgré leur discrétion, l’efficace implantation des communautés asiatiques dans l’Hexagone. Elle servait de substitut original aux traditions du terroir, mieux en tout cas que les fast-foods et autres kebabs, qui ravalaient la restauration rapide au rang de consommés indignes d’un estomac bien né.
Toni respira longuement avant de servir les plats encore fumant dans les écuelles en plastique. Ne laissant le temps à personne de se répandre en protestations de façade, Ursule avait insisté pour payer, fort d’une générosité de bon aloi. Pas davantage que Jeannot, Toni ne s’attendait à ce que leur employeur manifeste une telle disponibilité. Apparemment, la tragédie de Jeannot le touchait dans sa chair. Devant le peu d’enthousiasme avec lequel ce dernier ingurgitait des mets qu’il aurait d’ordinaire engloutis en quelques bouchées, Toni sélectionna mentalement les arguments dignes de lui remonter le moral.
Toni : – Te laisse pas aller ! C’est facile à dire, mais regarde la situation en face : je te dis pas de faire abstraction ! T’es pris au début et la recherche avance à la vitesse du Mirage…
Ursule : – Le cas de mon ami ne relève en aucun cas du miracle médical !
Jeannot : – Vous comprenez le choc que je me farcis ? Jamais j’aurais pensé que je serais malade un jour ! En deux heures, je passe de la vie à l’enfer ! T’imagines mon âge ?
Toni : – Faut pas regarder la bouteille à moitié vide ! T’as peut-être une grave maladie, mais t’es pas gravement malade… Tu vas vivre normalement !
Ursule : – C’est exactement ce que je m’apprêtais à préciser…
Jeannot : – Je voudrais bien vous y voir, moi !
Ursule : – Il est évident que la perspective de finir en fauteuil roulant ne laisserait personne indifférent ! Pourtant, l’erreur à ne pas commettre serait de sombrer dans l’angoisse sans borne ! En lui donnant corps et crédit, vous opérez rien moins qu’une assimilation hâtive et présomptueuse entre le réel et vos craintes. Faites-vous fi des progrès considérables intervenus dans la recherche ces dernières années ? Vous appartenez à cette nouvelle génération appelée à tenir longtemps sans atteinte ! Il faut aussi apprendre à mesurer sa chance…
Jeannot : – Comment je ferai face si les handicaps me tombent sur la tronche comme des charognards en manque de viande ? »
Toni s’enflamma.
Toni : – T’en fais quoi, des progrès ? T’as oublié ce qu’on t’avait dit ? Si ça se trouve, dans vingt piges, ils tiendront les médocs qui guérissent et tu seras peinard… C’est loin d’être une utopie ! Pendant ce temps-là, qui sait si moi j’aurai pas un putain de cancer ou le cœur en vrac ? »
Ursule, qui approchait de l’âge fatidique pour ce type de pathologie, tint à calmer le jeu.
Ursule : – N’allons pas trop vite en besogne ! A l’heure actuelle, on se dirige vers une médecine garantissant un vieillissement harmonieux… Une médecine de prévention plus que de thérapie ! La médecine du vingt-et-unième siècle dévoile ses contours devant nous !
Jeannot : – Je me sens patraque…
Ursule : – C’est tout à fait prévisible, vu le choc encouru (qui fait suite à la mort de votre ami et résonne en vous comme une malédiction) ! D’ici quelques mois, vous constaterez que vous vivez normalement et vous reprendrez du poil de la bête…
Toni : – Faut taper dans le ballon comme si de rien n’était !
Ursule : – L’ami dont je vous entretenais pratique l’escrime sans gêne aucune !
Toni : – Tu commences quand ton traitement ?
Jeannot : – J’ai rendez-vous avec le professeur Sailant dans cinq jours, le 10…
Toni : – T’imagines la moule ? Soigné par le big boss régional de la sclérose en plaques dans des délais à la Schumacher ? Tu peux remercier le Bon Dieu et maître Ursule !
Ursule : – Je vous en prie ! Rendons à César ce qui appartient à César et à Sailant… Avec lui aux manettes, vous partez idéalement, si je puis dire… Il vous reste à témoigner en la vie la confiance dont elle vous a gratifié en vous octroyant une telle attention !
Jeannot : – Au début, paraît que le traitement tabasse et que je vais douiller !
Ursule : – Vous vous y ferez ! Ce n’est pas une chimio, que diable ! Vous vaincrez ! J’en suis convaincu ! En tout cas, comptez sur mon soutien indéfectible ! Dans mon esprit, vous faites partie intégrante de l’équipe, au même titre que Toni ! Soyez assuré que je vous accompagnerai dans votre épreuve…
Jeannot : – Je sais pas comment vous remercier ! Les mots me manquent… »
Il se détendit. Les assurances d’Ursule lui avaient remonté le moral. L’avocat profita des circonstances pour s’enquérir du dossier qui lui tenait à cœur. Lui qui suivait toujours ses intuitions n’avait pas oublié que Jeannot abritait un secret. Depuis qu’Alain était mort dans les circonstances les plus douteuses, il était persuadé que ce secret ne reposait pas sur une kyrielle de banalités, mais cachait une bombe qu’il lui appartenait de découvrir.
Ursule : – N’oubliez pas la période plus qu’agitée que vous vivez… Digérer la mort d’un ami n’est pas chose facile ! A ce propos, pour reprendre les vocables dont les médias ont affublé l’affaire Méribel dans un élan d’opportunisme éhonté, les dernières nouvelles sont édifiantes. Que vous inspire le coup de tonnerre qui s’est joué tout à l’heure ? J’ignore ce que mijotent les scénaristes qui tirent les fils, mais ils ne prennent pas assez garde à la portée de leurs basses œuvres ! À force d’empiler les rebondissements nauséabonds, ils vont finir par lasser jusqu’à leur public ! »
Jeannot comprit que la curiosité d’Ursule n’avait pu faire l’économie de l’énigme qui présidait à la mort d’Alain. Il feignit de se montrer dépassé par la tournure des événements. Ursule ne lui laissa pas le soin de commenter.
Ursule : – La péripétie nous vient de Paris ! On se soucie aux plus hauts sommets de l’Etat des agissements somme toute ridicules d’assassins de province ! Curieux et inhabituel empressement, n’est-ce pas ? A ma connaissance, pour qu’Estrazy organise un déplacement à Clairlieu dans les quarante-huit heures, il faut qu’il y ait anguille sous roche ! Une telle célérité n’est pas le fruit du hasard ! J’ignore au juste si le déplacement s’explique par la nomination officielle du nouveau commissaire, mais je doute que les coïncidences s’amoncèlent comme le fruit du hasard… En tout cas, l’ancien commissaire chargé de l’enquête se retrouve promu dans un placard sur mesure – une vieille spécialité policière pour se débarrasser d’un collaborateur encombrant… »
Il laissa passer un blanc, durant lequel Jeannot le fixa avec effarement. L’avocat disposait d’un flair impressionnant ! Sinon, comment expliquer la minutieuse connaissance du dossier qu’il affichait sous ses affectations désintéressées et désinvoltes ? Son carnet d’adresses au sein des réseaux tortueux de la Françafrique lui avait-il permis d’opérer le lien entre Alain et les milieux de Belleville ? Jeannot se reprit. Etait-ce l’enfer qu’il traversait ? Plus que soupçonneux, il frisait carrément la paranoïa ! Sans doute l’avocat se tenait-il en deçà de la vérité. Que cherchait-il, au fond ? Le scoop à défendre sur l’estrade d’un prétoire surmédiatisé ? La cause qui ferait de lui le héraut de l’Afrique émancipée et libre ? Jeannot n’eut pas le temps de marmonner une réponse vague de courtoisie. Toni s’était emparé de l’affaire.
Toni : – Quel serait l’intérêt de promouvoir ce commissaire ? On le dessaisirait pas s’il s’était pas planté dans les grandes largeurs !
Ursule : – Vous oubliez que le Procureur local était à l’origine de sa nomination et qu’elle ne l’a sûrement pas retenu pour ses beaux yeux : elle l’a choisi pour mener l’enquête à sa guise – celle qui n’incriminerait que la sublime Adriana… Aujourd’hui que ce vœu est caduc, il s’agit de s’assurer de son silence par une promotion à laquelle il n’aurait lui-même jamais aspiré dans ses fantasmagories les plus folles !
Jeannot : – Dites donc, vous masterisez drôlement bien le dossier, vous, pour un amateur… »
Jeannot espérait par cette saillie rappeler Toni à la retenue. Contre toute attente, l’Iranien ne manifesta aucune réticence à vendre la mèche, bien qu’il s’adressât à celui qui avait le plus de chance de les prendre de haut (hypothèse optimiste), voire à les manipuler pour servir ses intérêts bien compris (hypothèse sombre et lucide) !
Toni : – Ca tombe bien que vous lanciez le sujet : moi aussi, j’ai un scoop ! »
Nullement décontenancé, il poursuivit de plus belle son déballage de printemps.
Toni : – Entre ses histoires à Clairlieu et son rencard avec Berg, impossible de le caler, ce cachottier ! »
Jeannot écuma de rage.
Jeannot : – Tu crois que c’est le moment de déballer ta science ? »
Ursule comprit que Toni était disposé à solliciter ses compétences. Il s’engouffra dans la brèche.
Ursule : – Si vous craignez que je m’étale en confidences indiscrètes et hâtives auprès de la gent journalistique, je vous rappelle que mes fonctions d’avocat m’assujettissent au secret professionnel le plus strict et intangible ! »
Toni ne se contint plus. Jeannot était de toute manière trop accablé pour lui imposer le silence.
Toni : – J’ai mis du temps, mais j’ai les moyens de balancer la purée sans se faire caler par les hyènes qui guettent en fatche le morceau de barbaque ! La clique des avocats, des politiciens ou des juges engagés, c’est de l’aléatoire ! On sait jamais sur qui on tombe, ni qui manipule son schmilblick de nazes-branques ! Si bien que le mieux est encore de s’adresser à Armand… »
Jeannot s’affaissa et lâcha dans un murmure désabusé.
Jeannot : – C’était vraiment pas le moment d’en rajouter une couche !
Toni : – Faut battre le fer tant qu’il est encore chaud ! À force de jouer les cachottiers, ils vont nous griller à notre propre jeu ! Regarde les choses en face : pour survivre, on doit trouver des alliés fiables ! Maître Ursule vient de prouver qu’on pouvait compter sur lui ! C’est dans la galère qu’on découvre ses amis ! Alors sois logique jusqu’au bout ! Qui est notre meilleur conseil au jour d’aujourd’hui ? Qui a les compétences pour nous guider sans nous griller ? Qui a dans la peau la cause africaine avec les mêmes idées que nous ? On tient l’occasion ou jamais d’expliquer au plus grand avocat black de France la bombe qu’on planque sous nos pieds – avant qu’elle nous claque à la tronche !
Ursule : – Vous n’allez quand même pas m’annoncer que vous avez plongé dans le terrorisme politique ? Vos sous-entendus m’effrayent passablement…
Toni : – On tient un scud plus puissant que les organisations révolutionnaires à deux balles des années soixante-dix ! On est pas des idéologues ou des doux rêveurs de 68 ! On se bat pour la justice et le droit international ! Pour qu’un jour l’Afrique soit plus la laissée-pour-compte des nantis et des hypocrites ! Toujours la même rengaine ! Regardez Alain… Au départ, c’est un drame local comme on en trouve à la pelle dans les faits divers ! Au final, on est en face d’une enquête bidon ! Personne soupçonne la vraie histoire… Personne… Sauf nous ! On a touché le gros lot en ramassant les poubelles ! Le jackpot qui remonte jusqu’aux assassins de Ben Zeltout…
Ursule : – Comment ? N’est-ce pas ce Russe appréhendé qui clame son innocence en jurant qu’il est une victime de la politique internationale ?
Jeannot : – Ils ont bouclé Pavlovitch ?
Ursule : – Vous mentionnez cet aventurier trouble qui s’est trouvé appréhendé pas plus tard que tout à l’heure…
Jeannot : – Avec la cata qui m’a fracasse la chetron, je plane à l’ouest le plus radical !
Ursule : – C’est pourtant vous les mieux tuyautés !
Toni : – Si je vous racontais le dixième de nos sources, vous en croiriez pas vos oreilles ! Mais je sais pas si Jeannot… »
Celui-ci s’exaspéra.
Jeannot : – Vas-y, hein, qu’est-ce tu veux que je te dise, maintenant que tu fonces comme une loco tarée ? »
Ignorant la pique, Toni ne se fit pas prier pour relater par le menu leurs péripéties palpitantes, tragiques et décalées. D’une pierre, deux coups ! Le prodige était étonnant : n’avait-il pas découvert par la même occasion le plus efficace divertissement pour sortir Jeannot de ses obsessions ? Lui-même se sentait bien moins rassuré que son aplomb ne le laissait transparaître. Il avait conscience de jouer à quitte ou double un terrible poker. Manifester une telle confiance envers Ursule était un pari osé. Non qu’il craignît la trahison. Le sérieux et l’honnêteté de l’avocat étaient trop viscéraux pour que sa vénalité les outrepassât. Par contre, la dérision et les railleries étaient à redouter.
Aux termes de son invraisemblable récit, Toni attendit la sentence d’Ursule comme le couperet qui déciderait du sort de leur enquête occulte. Elle se laissa désirer. Au lieu d’une réponse, l’avocat les dévisageait avec effarement. Enfin, il se décida à entrer dans l’arène.
Ursule : – Je me doutais que vous mijotiez quelque chose, mais à ce point… Dites-moi, les documents d’Alain, vous les cachez où ?
Jeannot : – C’est notre secret, hein ! On est pas des mythos !
Ursule : – Pourquoi ne pas m’en avoir touché un mot plus tôt ? Ne suis-je pas l’un des défenseurs attitrés de la cause africaine ? Je dispose des relations en mesure de conférer à vos sources l’ampleur et le relief qu’elles méritent ! Naturellement, leur authenticité mérite authentification, mais je n’ai aucune raison de douter de leur bien-fondé… »
Devant cette confiance en laquelle il n’avait jamais espéré, Jeannot retrouva ses mimiques de jovialité inépuisable.
Jeannot : – Si vous visez Berg, je suis pas certain de votre concept ! »
Ursule s’esclaffa du mot.
Ursule : – Lui, c’est un inactuel ! Par contre, il m’apparaît pertinent de vous introduire auprès de…
Toni : – Au début, on pensait à Balthazar…
Ursule : – Le juge qui n’est plus à présenter ? N’en faites rien, malheureux ! Il aurait été plus judicieux de vous suicider que de lui adresser vos documents !
Jeannot : – Pourquoi, c’est un enfumeur ?
Ursule : – Sa probité n’est pas en cause. Mais il s’attaque à des prédateurs dont la dimension se révèle sans proportion avec les moyens dont il dispose… Ses adversaires ne lui laissent pas d’autre choix que de se compromettre avec les pouvoirs en place… Au vu des noms que vous mentionnez, il est plus que probable que votre courrier soit dénaturé par des bataillons d’avocats rompus à l’art du discrédit ! La calomnie est la meilleure arme pour enterrer la vérité ! Plus le temps passe et plus je devrais vous mettre en contact avec l’éditeur qui vous sortira le premier livre mettant à jour la Françafrique !
Toni : – Et Armand ?
Ursule : – Si ses qualités ne sont pas en cause, son style est résolument trop tourné vers la polémique pour ne pas prêter le flanc aux insinuations dirigées avec perfidie contre votre témoignage ! Je connais trop ce journaliste pour avoir milité en sa compagnie dans quantité de colloques et autant de rassemblement variés. Son exhumation de la face immergée de la Françafrique représente un apport historique indéniable, surtout dans le paysage sinistré du journalisme d’investigations contemporain. Armand est un redoutable polémiste qui possède le courage intellectuel de ses idées… Pour le meilleur et pour le pire ! On vous cataloguerait à coup certain dans son giron de pamphlétaire excessif ! Son concours livrerait sans recours vos documents à la déferlante médiatique ! Ils méritent un éclairage plus impartial ! »
Jeannot s’enflamma.
Jeannot : – Je vous le fais pas dire ! On est les premiers à sortir un réseau ! Et pas n’importe lequel : celui d’Antonioli, le roi d’Ajaccio, la plus grosse ordure de France, le keum qui se fait passer pour la Vedette de l’Honnêteté et de la Morale ! Moi, je le digère pas, ce fumier ! Je le laisserai pas fuir en paix dans la tombe ! Avec les morts qu’il a sur la conscience, il est promis à l’Enfer ! Son cas me restera en travers de la gorge tant qu’on aura pas vengé Alain et Sami ! Si on remplit notre job, y’a moyen de le griller ! Vu notre situation, il a même pas idée qu’on existe ! Pendant qu’il se la donne roi du pétrole, des miskines sont prêts à tout pour le serrer et ramener sa tête sur un plateau !
Ursule : – J’entends, mais là n’est pas l’essentiel ! La vengeance est toujours un plat indigeste ! Quel est votre dessein ? Laver l’honneur de vos amis disparus ou œuvrer pour le changement des mentalités ? Le public français est prêt à entendre la confession que les puissants veulent lui cacher. Son ombre coloniale est inavouable ! La France a préféré détourner la vue et se cacher l’horrible vérité ! Aujourd’hui, il est temps de lui rappeler son passé enfoui sous des tonnes de compromis et des gravats de langue de bois ! Bonjour la gueule de bois ! Pour vous imposer, l’écrit reste le plus sûr moyen de pérenniser vos ambitions ! La télévision est trop superficielle et l’image éphémère ! Laurent Mirinescu est l’homme de la situation ! De par sa couverture, son alternative éditoriale constituera le bras armé de votre formidable puissance de feu ! Son parcours vous éclairera plus qu’un long discours. Il a commencé par fourbir ses armes chez un éditeur reconnu, Flasquet&Gancel. Il y dirigeait la collection Poings de liberté, dont certains pamphlets connurent un succès important. A présent qu’il a monté sa propre maison, il a bâti une ligne éditoriale courageuse et indépendante, qu’il a baptisée Résistance, centrée sur l’essai d’investigation, à mi-chemin entre le journalisme et le thriller réaliste…
Toni : – J’en ai déjà entendu parler ! Armand y a publié un livre sur la Françafrique ?
Ursule : – Vous comprenez mon insistance à appuyer cette option, qui cadre avec vos visées réformatrices ! Laurent a publié mon témoignage contre les discriminations à l’embauche, unanimement salué par la critique. Le public était de choix, mais son affluence n’a pas été suivie d’effet ! Mon thème n’avait pas la surface pour résister aux pressions du système qui redoute la vérité sur le racisme en France ! Vous avez les moyens de changer les mentalités en profondeur ! Vous contribuerez à façonner la France de demain et l’horizon du métissage à la française ! Croyez-moi, le concours de Mirinescu vous sera de premier choix : c’est un éditeur scrupuleux, qui connaît son métier et ne recule pas quand il s’agit de défendre ses auteurs ! Une perle dans ce milieu nombriliste, où la cupidité a remplacé l’éthique ! »
Jeannot se tourna vers Toni.
Jeannot : – Je reconnais qu’on a frappé à la bonne porte : t’as touché notre point G !
Toni : – Quand je pense que tu voulais me fusiller…
Ursule : – Je vous propose d’examiner dans mon bureau vos pièces à conviction, dès demain ! Pour l’heure, il est temps de laisser Jeannot se remettre de ses émotions ! Je suis déterminé à vous servir d’avocat ! Votre lutte rejoint mon combat personnel pour la reconnaissance de l’Afrique et la fin de l’injustice séculaire dont elle subit encore les outrages ! »
Ces paroles pleines d’espoir mirent un terme à la discussion passionnée qui menaçait de durer une bonne partie de la nuit.
Ursule : – Je vous laisse, cette journée saturée des douleurs et des espoirs de la vie m’a épuisé ! »
Malgré sa retenue, il n’avait pu s’empêcher d’adjoindre le lyrisme et la grandiloquence à son éloquence confiante. Il se leva et partit avec promptitude. Jeannot n’était pas mécontent de se retrouver seul. Maintenant que la pression retombait, il faisait moins le fier. Lui l’insubmersible n’était pas loin de trembler devant les périls qui menaçaient de le renverser comme un fétu ballotté par les flots en furie. Que pesait son destin face à l’infini de ses tourments ? Sa décrépitude de copeau ne changerait rien à la face du monde ! Il se ressaisit en se rappelant que la vaillance et la fierté étaient les maîtres mots de l’africanité. De dures heures l’attendaient, mais il pouvait compter sur son entourage.
La sollicitude de Toni n’était pas pour l’étonner. Il n’en allait pas de même du désintéressement que manifestait Ursule. Il n’aurait jamais parié un kopek sur l’avocat. Ursule le Sauveur ? Il préféra la réserve à la désillusion – il lui restait à annoncer la terrible nouvelle à sa mère. Elle n’accepterait jamais le diagnostic. Cet arrêté du destin la renvoyait au rôle du bouffon. Il se consola en mesurant le rôle capital qu’il était appelé à jouer dans la libération de l’Afrique. Cette action pesait lourd en regard des aléas de la vie.
Il n’eut pas le temps d’approfondir ses vœux de révolution sublime. Toni l’expédia de force dans les bras de Morphée.
Toni : – Courage, mon Jeannot ! On fait le point demain ! Pour l’instant, ferme les yeux et compte les moutons !
Jeannot : – T’as raison, j’en peux plus ! Je vais mirdor…
Toni : – T’as qu’à prendre ma chambre. Je pioncerai sur le canapé au salon… »
Jeannot n’eut pas la force de souhaiter bonne nuit. Il ne demandait qu’à se retaper une santé. En fermant la porte, s’abandonnant corps et bien à la quiétude régénératrice, une inspiration surgie de nulle part ne lui laissa d’autre choix que de tomber à genoux. Sans discussion possible, il s’exécuta, pantelant et frémissant. Quinze ans qu’il n’avait entrepris la moindre once de prière envers le Dieu de sa mère, ce Père qui avait expédié sans hésitation son Fils unique sur la Croix ! Écœuré par ce vestige du colonialisme, il avait mis à profit son adolescence pour l’expédier aux oubliettes d’une réalité qu’il répudiait avec hargne. A présent, sa situation désespérée ne lui laissait d’autre instance que de s’adresser à cet inconnu. Il ne pouvait aller contre ses racines chrétiennes.
Invoquer Jah ou Aton n’eût pas amélioré son sort. Sa prière aurait sonné du creux le plus insignifiant. Suite à la catastrophe qui menaçait de l’engloutir, il aurait épousé sans problème le fervent catholicisme mâtiné de reliques animistes de sa mère contre la garantie de son salut. Il se serait accommodé d’un miracle. Grâce aux progrès de la médecine, n’avait-il pas toutes les chances de réaliser sa vie ? Cette prise de conscience lui donna le coup de fouet salvateur. Il ne manifesta que plus de reconnaissance et, transporté par la grâce du converti, la dévotion avec laquelle il récita sa prière aurait ému jusqu’à sa mère, pourtant indignée de son indifférence religieuse, qu’elle attribuait à l’influence néfaste de la France et de l’athéisme généralisé en Occident.
« Notre Père qui êtes aux Cieux… »
En consommant son action de grâces peu orthodoxe, il ne put se retenir d’y adjoindre sa touche personnelle, guidé par l’urgence de la situation.
« Seigneur, si Vous m’entendez et si Vous pouvez faire quelque chose, aidez-moi ! Je suis Votre enfant ! »
Il aurait volontiers pleuré, mais son épuisement ne lui permettait pas d’endurer le fardeau encombrant de ce supplément d’émotion. Exténué, il s'assoupit de tout son saoul à même le tapis.

Vol Paris/Belleville, 14 heures 32.

« Son style ampoulé reflète le jargon qui a dévasté la philosophie à l’ère classique. Il présente les symptômes systématisants en vigueur chez les métaphysiciens d’obédience chrétienne, notamment leur prétention à proposer une explication totalisante du monde. Dans l’histoire de la philosophie, aucune controverse n’affleure sur ce point précis : Doudou incarne le pur produit de l’Ecole autrichienne, un esprit total comme cette époque le permettait encore, capable de réciter indifféremment les mathématiques les plus pointues de son temps ou l’histoire de la civilisation inca… Hélas, ce génie universel se trouve d’autant plus invoqué qu’on le lit à peine – ou mal. Il faut avouer que sa prose difficile encourage ce phénomène d’occultation, je n’ose ajouter : de forclusion… »
Depuis deux heures, Jeannot subissait l’éloge appuyé du philosophe Doudou, distillé d’une voix inaudible par un Berg au comble de l’enthousiasme. Le timbre rauque était rendu plus chuintant encore par l’abus de champagne, distribué sans parcimonie par les hôtesses désireuses de rasséréner par tous les moyens la clientèle ! La moindre perturbation suffisait pour sortir les demi-bouteilles, dont la tenue était sans commune mesure avec celle des repas, plus insipides encore qu’incolores. Berg ne s’était pas privé de sauter sur l’occasion. Tandis qu’une secrète tentation l’inclinait à piquer du nez vers la moquette de l’Airbus, Jeannot se rebiffa mollement contre cette tentation.
Un beau matin, Ursule avait sorti de ses atours le Chien, comme un magicien extirpe de son chapeau énigmatique sa botte secrète. Au début, Jeannot s’était méfié : le Chien n’était-il pas un agent du RM aux ordres du félon baron de Chanfilly ? Le risque qu’il mijote un coup tordu lui inspirait la plus vive suspicion. Mis au parfum, Ursule ne prêta aucune considération à ces appréhensions. « Croyez en mon expérience : le Chien est incapable d’un commencement de trahison envers sa mère-patrie ! C’est un gaulliste authentique, qui travaille pour son pays et personne d’autre ! ». Jeannot s’inclina. Il n’avait aucune raison de douter du jugement d’un homme qui l’avait sorti des griffes de la sclérose en plaques.
Finalement, les secousses atmosphériques vinrent à bout du soliloque du philosophe. Jeannot ne songea nullement à déplorer ce silence. Ses priorités étaient sans rapport avec l’altitude : il brûlait d’investir les contours engageants de l’hôtesse commise au service des passagers. N’avait-il pas toutes les raisons d’affecter l’humeur badine ? Le Chien n’avait pas mégoté son enthousiasme à l’idée de surveiller Cardetti. Ursule lui avait présenté Jeannot comme le limier qui détenait en sa possession des documents capitaux pour la Sûreté Nationale. C’était le genre d’arguments que le Chien réclamait pour se lancer dans l’enquête. En cernant les enjeux véritables, il avait décrété que l’urgence commandait d’investir à Belleville.
Ses supérieurs s’étaient laissé persuader en un temps record de la nécessité de monter l’opération avec des crédits exceptionnels. Les surprises qui attendaient n’étaient pas les moindres : en cas de succès, Jeannot serait décoré de la prestigieuse médaille de l’Ordre de la Rose-Croix, l’ordre illustre des agents secrets ! Les décorations n’étaient pas son seul horizon. Le Chien s’était engagé à l’embaucher au RM ! Il s’imagina déjà auréolé de la Reconnaissance Eternelle du Peuple Africain, à laquelle seule il aspirait de tout son être, et, par-dessus tout, de la fierté maternelle louant Dieu de lui avoir envoyé un fils doté de pouvoirs si extraordinaires. Même son père en viendrait à regretter amèrement son mutisme obtus et romprait le silence en apprenant la gloire de leur progéniture.
Battant en brèche les appréhensions de Jeannot, le Chien avait insisté pour inclure Berg dans la partie. Le philosophe servirait de couverture parfaite en faisant passer Jeannot pour un inoffensif touriste ébloui par les charmes de la dolce vita africaine. Jeannot sursauta. Le temps de piquer du nez, le philosophe, qui ne perdait pas le nord, avait commandé une énième bouteille de champagne. Jeannot se rabattit sur de l’eau gazeuse. Sans qu’il explique ce phénomène de rejet, l’altitude lui rendait l’alcool insupportable… Il est vrai que l’ivrognerie incurable de son voisin commençait à l’agacer. L’estime qu’Ursule vouait à ce poivrot irrécupérable le transportait aux faîtes de la stupéfaction. Les ragots qui couraient sur ses mœurs étaient-elles fondées pour qu’il fréquente ce décadent rongé par l’air de la débauche ? Il n’eut pas le temps d’approfondir le sujet. Une speakerine annonça que l’avion se posait. Il exhala un soupir de soulagement. Les explications alambiquées et absconses que Berg avait dispensées sur le philosophe Doudou l’indifféraient comme l’état de sa première chemise.
Le premier contact avec l’air humide et ardent de l’aéroport ne laissa pas l’ombre d’une méprise sur le régime qui les attendait. L’harmattan les enveloppa instantanément de sa robe fétide. Berg, pour mieux l’affronter, adopta la raideur du balancier ivre afin de mieux refuser les avis de gros temps. L’aéroport flambant neuf, irruption mégalomane des fantasmagories extravagantes du Maréchal-Président, rayonnait d’une ardeur surréaliste dans l’environnement poussiéreux de la côte océanique.
Berg : – Où se trouve la location ? »
Jeannot considéra le philosophe avec circonspection. Il n’avait retenu que sa voix éraillée ! Il paraissait à bout de souffle, vidé par cette chaleur étouffante, comme si son organisme en nage, lassé de ses sempiternels excès, recrachait les litres de champagne ingurgités durant le vol.
Jeannot : – Le promoteur nous attend ! »
C’était le mensonge convenu pour introduire le Chien sans éveiller les soupçons du philosophe. Jeannot se méfiait de cette intelligence médiumnique qui happait par-delà l’abîme l’impénétrable. N’avait-on pas lieu de se défier d’un esprit alliant le génie à la marginalité ? Il n’eut pas le temps d’affûter ses soupçons. Le Chien les héla avec autorité depuis un banc kitsch de la rutilante salle d’attente.
Le Chien : – Monsieur M’Bali ?
Jeannot : – C’est bien moi…
Le Chien : – Vous me reconnaissez ? Je vous avais envoyé ma photo par Internet ! Je me présente : le Chien, promoteur immobilier pour Bounties du Vieux Monde ! Bienvenue en Afrique ! Vous y apprendrez que le paradis et l’enfer ne font qu’un !
Jeannot : – Sur la copie que vous m’avez transmise, votre reproduction était affublée d’une moustache défunte… »
Le Chien eut l’air contrarié par cette remarque inopportune. Il éluda avec sècheresse.
Le Chien : – Où se trouve votre ami ? »
Manifestement, il n’accordait aucun crédit au grand hippopotame délabré qui trônait avec une familiarité évidente aux côtés de Jeannot. Les écoles d’espionnage enseignaient cette délicatesse louable pour susciter l’empathie.
Jeannot : – Mais ici même, diantre ! Ne le distinguez-vous pas ?
Le Chien : – Si fait, si fait ! Où avais-je la tête ? La chaleur m’égare ! »
Jeannot s’aperçut du contrecoup grisant que l’air africain avait sur son esprit. Il s’exprimait avec une maîtrise de la langue française qu’il n’aurait jamais soupçonnée auparavant. Enchanté de cette promotion sociale et ontologique, il suivit d’un pas alerte le Chien, iconoclaste promoteur immobilier dont la visite suffisait au pavillon loué pour la circonstance. Bien qu’il eût prétendu chez Cordel que le climat africain faisait ses délices, Berg n’en menait pas large. La chaleur suffocante le minait dans les grandes largeurs. Il suait à grosses gouttes et tirait la langue sans égard pour les rares passants que l’incorrection n’aurait pas manqué de heurter.
Le Chien : – Nous voici à pied d’œuvre ! »
Jeannot leva la tête. Heureuse surprise, ils étaient parvenus avant même de le dire au pied d’une imposante villa, dont le style colonial reflétait à merveille les reliefs distinctifs de la région. Jeannot n’aurait pas manqué de grincer des dents devant l’incorrection politique de l’architecture, s’il n’avait jugé prioritaire d’enfouir son militantisme dans sa poche en considération de l’enquête qu’il traitait. Comme s’il avait deviné que sa présence dérangeait ses deux acolytes, Berg s’isola de son propre chef dans sa chambre. Antoine mit son départ à profit pour débriefer Jeannot.
Le Chien – Quel est cet escogriffe que vous m’avez ramené ? Je rêve ? Remarquez, vous n’avez pas menti sur un point : il servira de couverture imparable… »
Changeant de sujet, il pointa du doigt la villa.
Le Chien : – Nous évoluons au cœur du quartier français… Du Quartier-Latin d’Afrique comme l’on a surnommé le Dahomey pour les fastes et les ors de ses élites décolonisées ! La police commise à la protection des Blancs vous prémunira des cambrioleurs et surtout des commérages du voisinage autochtone. Dans les quartiers africains, tout se sait en moins de temps qu’il n’en faut pour enflammer une traînée de poudre… »
Il sortit une fiole d’eau sans proposer la moindre goutte à Jeannot. Confondu par tant de grossièreté, ce dernier se garda bien de protester en s’apercevant de sa méprise : la fiole exhalait le parfum dépouillé d’ambiguïté de la liqueur !
Jeannot : – N’est-ce pas de l’eau ?
Le Chien : – Où avais-je la tête ? Je ne vous en ai même pas proposé pour la forme !
Jeannot : – Dieu vous pardonne et vous accorde Son Secours…
Le Chien : – Amen ! »
Il se recueillit quelques secondes.
Le Chien : – Cette mansuétude vous honore !
Jeannot : – T’arrête quand de me saouler avec tes balivernes de bonimenteur à deux balles ? »
Abasourdi par son imprécation, Jeannot blêmit. Son dérapage lui avait échappé sans qu’il se l’explique. Le terme de son enquête était circonscrit avant que d’avoir débuté ! C’était d’un rageant ! Jamais le Chien ne lui passerait ce manquement inqualifiable aux rudiments du savoir-vivre ! Bizarrement, il ne releva pas, comme si l’injure lui avait échappé. Feignait-il la surdité ? Toujours est-il qu’il poursuivit son explication avec allant et bonne foi.
Le Chien : – Ce serait pure folie que de consommer l’eau locale par les temps qui courent ! La capitale est infestée depuis un mois par une épidémie de phtisie radiochitique, dont les ravages sur l’organisme sont dévastateurs, surtout ceux atteints par la sclérose en plaques… »
Le clin d’œil expressif dont il agrémenta son allusion accrut le malaise qui courait chez Jeannot : quelle diablerie l’avait informé de sa maladie ? Etait-ce le fait d’Ursule ? Dans ce cas, l’avocat avait agi avec une légèreté inqualifiable ! Jeannot se promit de le tancer sans aménité à la première occasion. Il n’admettait pas que le premier venu se trouve au fait de sa santé !
Jeannot : – La sclérose en plaques se soigne très bien de nos jours, vous savez…
Le Chien : – Je n’en doute pas une seule seconde ! Mon grand-oncle est décédé au dix-neuvième siècle de cette terrible maladie après avoir enduré les plus atroces souffrances ! Pour en revenir à nos moutons, le breuvage que j’ingurgite se nomme sodabi ! Il s’agit de l’eau-de-vie locale fermentée à partir du vin de palme ! Je la tiens d’un coopérant qui s’approvisionne directement chez l’exploitant ! Cette liqueur artisanale oscille entre 70 et 80 degrés ! Goûtez ! Vous m’en direz des nouvelles ! Les vieux autochtones ne se ruent pas pour rien sur cet authentique tord-boyaux ! Ils lui prêtent nombre de vertus curatives, en particulier dans le domaine aphrodisiaque ! »
Malgré l’air graveleux qu’il prêta à sa révélation, Jeannot eut peine à retenir un rictus de dégoût.
Jeannot : – Sans façon ! Par cette chaleur, l’eau minérale me sera d’un secours suffisant !
Le Chien : – Comme il vous plaira ! Vous aurez l’occasion de vous rattraper : les bars dignes de ce nom regorgent du divin breuvage à l’ombre de leur comptoir… C’est l’alcool national ! Prenez cependant garde à choisir les estaminets réservés à la clientèle occidentale. En cas de négligence, votre inconscience vous entraînerait dans des bouibouis sans nom… (Nouveau clin d’œil de connivence, que Jeannot méprisa, ulcéré des préjugés de l’agent secret, qui se comportait comme un vulgaire soldat en terrain conquis). A ce propos, permettez-moi de vous mettre en garde contre la tentation des jus pressés. Leur goût délicieux s’avère d’autant plus trompeur qu’il masque leur fraîcheur douteuse et l’eau du robinet comme ingrédient élémentaire ! À ce propos, j’ai arpenté Belleville en vain... Malgré mes réseaux, pas moyen de mettre la main sur ce fils de pute de Pardo ! Je ne sais où se terre le ladre, mais il s’annonce aussi invisible que l’homme idoine ! »
Il s’esclaffa de son bon mot. Jeannot suivit par politesse.
« Encore un délire comme ça et t’es bon pour l’asile, vieux schnock ! »
Les prémisses d’une migraine ophtalmique interrompirent ses jacasseries internes. Le soleil tapait si fort qu’il redouta une nouvelle fois d’avoir laissé échapper à haute et intelligible voix son dérapage mental. Pas plus que la première fois, le Chien n’y opposa de réaction visible.
Le Chien : – Rassurez-vous, je monte la garde avec vigilance ! Le bar dans lequel les sbires de Cardetti tiennent leurs quartiers jouit des faveurs des affairistes et des flambeurs de la coopération. Le Belvédère est son nom. Un endroit très agréable, nanti d’une exclusivité imparable : la terrasse, située en sous-sol. Fraîcheur garantie ! Nous nous y rendrons ce soir pour prendre la température. Le patron se nomme Pasqualino – tout le monde le surnomme Tino… C’est un intime de Cardetti ! Demandez… »
Il s’arrêta. Un colosse avait passé la tête par-dessus la clôture surmontée d’épais fils barbelés ! Impressionné, Jeannot crut à une hallucination instillée par la sclérose en plaques ! Il fixa le Chien avec un effarement si palpable que celui-ci s’interrompit pour délivrer ses explications alambiquées.
Le Chien : – J’oubliais ! J’ai retenu deux gardes du corps ! On n’est jamais trop prudent ! Venez, que j’entame les présentations… »
Il l’entraîna vers l’intérieur de la maison. Spacieuse, elle était meublée à la française. Jeannot jugea qu’une déco afro aurait mieux cadré avec la saveur locale. Oubliant les présentations, le Chien se frappa le front.
Le Chien : – Mon Dieu ! Où avais-je la tête ? La bonne ! En Afrique, c’est une tradition inévitable ! Ce ne sont pas des domestiques, mais des esclaves – tout le monde s’en fout, et on a bien raison. Elle vous débarrassera des corvées de cuisine et de ménage ! Mais où cette petite idiote a-t-elle filé ? »
Le Chien n’eut pas le temps de s’impatienter. Piquant une tête dans la cuisine, un haut-le-cœur l’immobilisa. Une bouteille de rouge à la main, Berg n’avait rien trouvé de mieux pour séduire la bonne que de lui réciter à genoux une épopée versifiée ! Il mettait tant d’application dans la diction que sa déclamation s’en révélait puérile et inaudible.
Le Chien : – Pourriez-vous m’expliquer ce que vous fabriquez ?
Berg : – Eh bien… J’informe la bonne des anacoluthes qui parsèment la poésie de Jules César selon le rythme lancinant et expiatoire d’une récurrence boursouflée… »
Le Chien, estomaqué par l’absurdité incoulable de la réponse, en oublia sa fureur.
Le Chien : – Et pour la bouteille ?
Berg : – C’est-à-dire… On a les vices que l’on peut, n’est-ce pas ! »
A en juger par la morgue goguenarde qu’il opposait d’avance à toutes les objurgations, le philosophe, dans une fin de non-recevoir saturée d’un cynisme insensé, se moquait ouvertement du Chien. Jeannot redouta que les deux hommes n’en viennent aux mains. Au lieu de quoi l’agent, abasourdi par cette ironie baroque, interpella Nando d’un ton cassant et martial.
Le Chien : – Nando, approchez, je vous prie !
Nando : – Je suis à vous ! »
Une adolescente au front bombé et à l’expression butée lui fit face, prête à encaisser tous les reproches. Ses tresses poussiéreuses et sa taille courtaude ne risquaient aucunement d’avantager ses traits disgracieux. Jeannot regretta amèrement le conseil qui l’avait amené à retenir Berg. Sa désinvolture de libidineux rongé par les vices présentait toutes les chances de le discréditer auprès du Chien. Heureusement, celui-ci avait entamé les présentations pour surseoir à l’éventualité d’un affrontement.
Le Chien : – Admirable petite Nando, notre locataire coloré est français, n’en déplaise aux apparences ! Que je me fasse bien comprendre, vous avez en face de vous le touriste en vacances pour la semaine… »
Jeannot n’apprécia pas l’appellation calibrée. Pour ses retrouvailles avec le Dahomey, il se voulait Africain de souche. La nationalité française lui collait à la peau comme une tunique infamante. Sans égard pour ces salamalecs éreintants et néo-bourgeois, la grasse bedaine de Berg les héla avec malice.
Berg : – Je sors à la rencontre de la capitale ! Je m’en voudrais de passer à côté de la chaleur humaine et du farniente local !
Le Chien : – C’est ça ! Bon vent et bon débarras ! »
Satisfait de sa sortie, le philosophe s’éclipsa.
Le Chien : – Avez-vous vu le culot ? Son aplomb est proprement inimaginable ! Sans notre intervention fortuite, il se tapait la bonne contre le frigo ! Vous pouvez dire que pour des débuts, vous avez fait fort : votre couverture est un obsédé sexuel ! Un pervers misérable et méprisable ! C’est bien simple : je lui chie à la gueule, à ce bâtard ! »
Il s’était mis à éructer d’une voix si aiguë et geignarde que Jeannot douta de la brutalité grotesque avec laquelle le Chien avait déversé son flot d’insultes. Les bizarreries émaillant sa conduite prenaient une tournure de plus en plus intrigante. Il relégua au-delà d’une occasion lointaine les explications qu’il était en droit d’exiger. Tant que le Chien assurait dans sa mission, il ne trouvait rien à redire. Celui-ci poursuivit, imperturbable comme un mandarin missionné en territoire conquis.
Le Chien : – D’ici à ce que ce branlo de rêvasseur nous ponde une couillonnade, je préfère l’apercevoir dans les maquis du coin cuver son litron de sodabi et courir la gueuse ! Les putes sont une denrée courante par ici ! Tant qu’il se vide les couilles, on a au moins la paix ! Revenons au Belvédère… Je récapitule le théâtre des opérations ! Vous demanderez au comptoir Pardo en vous présentant comme l’intermédiaire d’Alain Méribel ! Histoire de guetter leurs réactions, hein ? Votre carte de visite devrait les remuer !
Jeannot : – Et s’ils m’agressent ?
Le Chien : – Jamais ils ne se risqueront à commettre un tel impair ! De toute façon, je vous couvre à l’extérieur ! L’essence de ma mission consiste à vous protéger quoi qu’il m’en coûte ! Vous pouvez me croire sur parole, je n’en suis plus à ma première planque ! Le RM s’appuie sur une logistique unique au monde ! Il me reste à dresser le profil de Pardo, que vous cerniez le personnage… »
Il avait baissé la voix, comme les murs même lui inspiraient de la méfiance.
Le Chien : – Venez… »
Jeannot brûla de découvrir la personnalité de cet entraîneur à la réputation sulfureuse et fascinante.
Le Chien : – Le mieux est de casser la croûte en route. Je connais une petite cantine tenue par une maman dont la couleur locale vous inspirera ! On y déguste un délicieux raout de viande grillée agrémenté de riz et de pâtes, qu’ils appellent mogamo. Vous m’en direz des nouvelles ! »
Ils s’installèrent sous une tonnelle bondée et bruyante. Les tontons du quartier s’étaient donné le mot pour rallier l’endroit et le couvrir de leurs palabres interminables. Ils s’attablaient d’ailleurs plus pour siroter leur litre de Flag De Luxe que pour ingurgiter une assiette de poisson pimenté et pâtes au riz. L’atmosphère agitée et la musique condamnaient tout échange. Elles n’interrompirent pas le Chien dans son programme. Il avait pris une mine de conspirateur et s’exprimait avec une retenue en totale inadéquation avec le contexte. Jeannot dut allonger le cou et se livrer à un exercice de contorsion virtuose pour rendre intelligibles les bribes qui se laissaient discerner en dépit de la sono.
Le Chien : – Il n’est que temps de vous entretenir du vrai Pardo ! Celui que tout journaliste d’investigations brûlerait de coucher dans un best-seller assuré ! »
Jeannot se moucha et commanda une Flag. Il était très attaché au stéréotype du fêtard africain qu’il avait façonné selon le protocole d’une reconstitution identitaire minutieuse et idéalisée.
Le Chien : – Quant à moi, je préfère en rester sur un bon vieux sodabi… Les vieilles habitudes sont les plus sûres ! »
Joignant le geste à la parole, il exhiba sa précieuse fiole d’un air roublard et repu. Soit diablerie du vaudou, soit endurance exceptionnelle, l’alcool n’avait pas d’emprise sur lui. Il demeurait clair comme un pinson, nonobstant les rasades dont il s’abreuvait sans discontinuer depuis l’après-midi.
Le Chien : – Je reprends… Et je serai bref ! L’heure de gagner le Belvédère approche ! Pardo n’est pas qu’un entraîneur de foot égaré dans la moiteur de Belleville à cause de sa passion pour les filles et les manchots ! Cet enculé, si vous me passez l’expression, est aussi un amateur de bière luxembourgeoise et de zoophilie canine…
Jeannot : – Je vous demande pardon ?
Le Chien : – Je disais : ce passionné de tauromachie est le véritable cerveau de la mafia d’Ajaccio sur Marseille. On le soupçonne de tremper avec Cardetti dans une couillonnade de petites négresses de putes de mes deux… »
Jeannot s’enflamma avec une aisance rhétorique qu’il ne soupçonnait pas.
Jeannot : – Que me chantez-vous, mon cher ? Je crains que votre ton n’offense les règles limpides de la bienséance !
Le Chien : – Nullement ! Vous m’avez mal compris ! Le quiproquo est regrettable ! Il faut dire qu’avec ce zoblazo du tonnerre, se faire entendre relève de l’exploit… Où en étais-je ? Ah oui ! Pardo collabore avec Cardetti dans le cadre du partenariat de Proxénétisme Franco-Africain. D’ailleurs, pour la petite histoire, votre ami Alain ne se contentait pas d’aimer les putes de luxe de la jet. Il trempait dans le coup pour arrondir ses fins de mois ! »
Effondré par cette révélation accablante, Jeannot brûla d’apprendre la suite.
Jeannot : – Hein ? »
Malheureusement, le Chien s’était levé. Jeannot n’osa pas l’interrompre. Investir le Belvédère demeurait encore le plus palpitant. Place à l’action ! Les montées d’adrénaline et les bouffées de stress donnaient de l’amplitude à sa vie.
Le Chien : – Préparez-vous à supporter la sonorisation du Belvédère… L’endroit que nous quittons (ô combien plus pittoresque que ces bars aseptisés où court s’encanailler la fine fleur de l’Occident) est un bijou d’acoustique en comparaison ! Mais je suppose que l’habitude de ces désagréments vous est chose familière, vous qui fréquentez les discothèques avec l’assiduité du décadent… »
L’insinuation remplit de fureur Jeannot. Comment le Chien se trouvait-il au courant de ses us et coutumes ? Disposait-il d’une science infuse lui permettant d’investir les abysses de la psychologie ? Il n’était pas espion pour rien ! Jeannot se promit de le relancer sur le sujet. Ses révélations concernant Alain méritaient de plus amples développements. S’il avait bien entendu, l’agent tenait à sa disposition de la dynamite, propre à affermir les pressentiments d’Abdel ! Une nouvelle fois, il en vint à douter de la réalité du témoignage. Alain associé à un proxénète aussi notoire, qui plus est pédophile, l’exclusivité contenait trop de piment pour ne pas éveiller de soupçons !
Ses réflexions l’avaient tellement absorbé qu’elles laissèrent au Chien le soin de garer sa vieille Mercedes blanche contre le trottoir de l’immense avenue pavée avec faste. Loin des clichés en vogue sur la misère des faubourgs africains, l’endroit respirait l’aisance dispendieuse.
Le Chien : – Qu’attendez-vous pour vous exécuter ? Je n’ai pas dépensé l’essence du Nigeria pour vos beaux yeux, mon cher ! Filez, au lieu de me faire perdre mon temps ! »
En temps ordinaire, Jeannot n’aurait jamais laissé passer ce ton autoritaire, eût-il émané d’un milliardaire ou d’un prince. Sans cerner les motivations de sa servilité, il se retrouva à obéir sans protester, allant jusqu’à saluer son protecteur caractériel en descendant de la voiture. Les videurs qui stationnaient devant le Belvédère ne firent aucune difficulté pour le laisser entrer. L’un d’eux ressemblait comme deux gouttes d’eau à un des gardes du corps de la villa. Jeannot se ressaisit. Pas de doute, ses multiples péripéties l’entraînaient dans la paranoïa sans discernement !
En bas, la clientèle se résumait, selon la prédiction du Chien, à une myriade de frimeurs, de dragueurs et de flambeurs – le condensé de la faune qui polluait les avenues de la capitale du Dahomey.
« Ces Blancs ! Ils se la jouent princes du désert ou bien ? »
Il était entré dans le bar sans regarder derrière lui. Au comptoir, un client, dont le profil inquiétant de pirate corse et la queue de cheval lustrée rehaussaient le charme douteux des anneaux en or massif pendant aux oreilles.
« Ma parole, ce type a la parfaite tronche du killer en vacances à l’autre bout du monde, en attendant sa prochaine mission ! »
Jeannot évita de dévisager l’inconnu. Ce n’était pas le moment de s’attirer les ennuis ! Encore moins de jouer les chauds ! Il s’installa au comptoir. Une langueur inattendue s’empara de ses membres éprouvés. Il mesurait seulement à quel point le vol l’avait anéanti. L’arrachant tant bien que mal à sa torpeur, la beauté de la serveuse lui rappela l’autorité du réel. Il n’eut pas à surveiller ses réflexes de dragueur impénitent. Le rappel de sa mission, à nulle autre pareille, le radoucit instantanément. Ce n’était pas le moment de tester ses dons de charmeur de comptoir !
Il s’apprêtait à commander une nouvelle Flag quand le regard de la serveuse l’interpella. La moquerie carnassière avec laquelle elle le fixait l'épouvanta. On aurait dit un vampire en mission commandée ! Jeannot eut beau fouiller dans sa mémoire saturée de rencontres, il était certain de ne la connaître ni d’Eve, ni d’Adam. Il aurait certes privilégié la perspective d’une passion torride dans un hôtel miteux de Belleville à cette équation angoissante. Sans s’inquiéter de sa réaction, il l’interpella avec agressivité.
Jeannot : – Pourriez-vous m’expliquer les raisons qui vous amènent à me couvrir de vos gausseries ? »
La jeune femme ne s’en laissa pas conter. Elle répliqua vertement.
– Pardon, hein, doucement ! Je suis Rwandaise et je m’appelle Gene. Toute ma famille a été massacrée lors du génocide commandité par les Tutsis…
Jeannot : – Vous me voyez navré de mon entêtement, mais votre réponse ignore délibérément l’essence de ma question ! Je vous sommais de répondre du caractère injustifiable de votre attitude ! »
Un ange passa. Gene, muette, s’affairait derrière les robinets de bière à pression pour ranger avec une application suspecte la vaisselle encore fumante. Jeannot commença à appréhender derrière cette concentration intrigante les indices d’un coup monté par Cardetti en personne. Il se retourna pour surveiller la clientèle quand la voix de Gene l’interrompit dans sa volte-face. Il bloqua sur ses lèvres pulpeuses et purpurines. Elle guettait les bribes d’un début de réponse. Nanti de l’impression désagréable d’avoir manqué un wagon, il anticipa sur les moqueries prévisibles dont elle ne manquerait pas de l’abreuver pour prix de son incompréhension.
Jeannot : – De quelles marques de pression africaine disposez-vous ? »
La question eut le mérite de lui arracher un franc fou rire, cette fois de bon cœur.
Gene : – Toi là, tu me blagues ! Ca fait le cadran que je me tue à te répéter que Monsieur insiste pour te parler ! »
Comme elle ne désignait personne, Jeannot se gratta la tête, perplexe. Désignait-elle Cardetti, Pardo – ou un client lambda ?
Jeannot : – Ah oui ? Qui ça ?
Gene : – Pardon ! Dehors, dans la voiture, toi aussi là ! Le Chien : c’est son nom, même ! »
Aucun doute, Gene n’avait pu concevoir l’existence de l’agent de toute pièce. Jeannot eut le sentiment physique d’un danger imminent. Le message qu’on lui délivrait était clair : il était démasqué et l’on tenait en haut lieu à ce que cela se sache ! Confirmation de cette intuition foudroyante ? Jeannot n’eut pas le temps d’en apprendre davantage. Gene avait disparu dans un souffle. Cette fois, Jeannot s’alarma pour de bon. Cédant à la peur panique, une cohorte de questions s’engouffra dans son cerveau saturé d’incertitudes. Quelle était la fonction de cette serveuse dévoyée ? Quel message voulait-on lui transmettre ? Voulait-on le tuer ? Simplement le menacer ? Et pourquoi choisissait-on ce moyen peu discret ? Simple goût de la provocation ? Désir pervers de manifester sa toute-puissance sur Belleville ?
Sans prévenir, il déguerpit du bar et remonta les marches quatre à quatre. Son inquiétude épousait le rythme lancinant de la petite voix qui lui marmonnait que « le danger venait de la rose en plaques ». Heureusement, aucun guet-apens ne l’attendait à sa sortie. Le videur s’était même esquivé. Pour lui laisser la voie libre ? Il n’eut pas le temps de souffler. Et le Chien ? Avait-il imité la sarabande des dupes qui se jouait en ce moment ?
Ce fut avec un immense soulagement que Jeannot reconnut les formes austères de la Mercedes. L’agent tenait sa planque comme prévu, fidèle au poste ! Manifestement incrédule, sa colère s’embrasa au contact de l’invraisemblable. Etranger à toutes les précautions, Jeannot n’avait pas hésité à toquer contre le carreau de la fenêtre !
Le Chien : – Qu’est-ce vous foutez ? Auriez-vous perdu le sens ? Tout est fichu, maintenant ! Nous sommes plus que repérés !
Jeannot : – Je ne comprends plus rien ! D’après la serveuse, vous avez demandé à me voir, non ? »
Fou furieux, le Chien frappa avec hargne le volant.
« Bordel de merde de fils de pute de leur chienne de mère ! Ils nous ont joués comme des tarbins des bacs à sable ! »
Jeannot se figea. Les sorties de l’agent étaient trop répétées pour qu’il ne suspecte pas un dérèglement psychologique – une pathologie voisine du syndrome de la Tourette. Le Chien démarra avec une tension accablée.
Le Chien : – Montez, c’est cramé !
Jeannot : – Mais…
Le Chien : – Parce qu’en plus vous trouvez matière à épiloguer ? Croyez-vous que le moment soit venu d’aller chercher des détails sur le sexe des anges ? Vous ne comprenez pas ? C’est pourtant clair ! Ils nous ont découverts ! Rien à redire, ils sont très forts ! Allons, en route ! Détalons ! Aux abris, pendant que ces ladres rient sous cape de notre précipitation !
Jeannot : – Où m’emmenez-vous ?
Le Chien : – A l’endroit le plus indiqué pour nous garantir un peu de temps et de sécurité ! »
Sans laisser à Jeannot le soin d’une énième question, le Chien accéléra à fond la caisse et s’engouffra sans prévenir dans le premier tord-boyaux qui serpentait entre les chiches linéaments des façades biscornues et racornies. Jeannot s’étonna de la mutation architecturale. On avait manifestement délaissé le quartier des Blancs pour entrer dans le centre historique. La rusticité avait remplacé le clinquant avec un décalage qui annonçait Belleville-la-profonde. Sans prêter attention aux charmes de l'urbanisme colonial, ils ralentirent pour s’adapter au revêtement sablonneux du von et tombèrent nez à nez sur une échoppe sobrement intitulée : ‘‘Au Maquis de Maman Isidore’’. Il était clair que c’était le point de ralliement des Africains du quartier. Tant mieux ! Jeannot ne demandait qu’à fuir la compagnie étouffante des Blancs. Au moins, ils ne l’incommoderaient pas de leurs préjugés tenaces.
Il entendit le Chien pester.
Le Chien : – Qu’est-ce que vous croyez ? Berg vit au rythme de son alcoolisme ! »
Stupéfait, Jeannot s’aperçut que le client avachi au comptoir n’était autre que le philosophe au mieux de son ébriété ravageuse ! Ses excès n’avaient pas l’air d’émouvoir la solide matrone dont la quarantaine bien prononcée pontifiait derrière le bar, les traits imperturbables. En guise de présentation, le Chien glissa, un brin cabotin.
Le Chien : – C’est maman Isidore, une légende de la nuit locale ! »
Comme si la remarque flatteuse lui était revenue aux oreilles, elle adopta son sourire d’hospitalité pour chalands fortunés.
Maman Isidore : – Quel bon vent vous amène ?
Le Chien : – Comment avez-vous le front de fréquenter cette vieille crapule de Berg ?
Maman Isidore : – La colère rend aveugle ! Pardon, le Blanc-là est gentil ! »
Le Chien, passant outre à ses exhortations d’apaisement, la poussa grossièrement.
Le Chien : – La ferme, vieille carne ! »
Le calme olympien avec lequel Berg considéra l’esclandre n’inclina pas Jeannot au détachement. Il commença par redouter que des nervis de milices afro-nationalistes locales s’emparent de l’occasion pour lyncher du Blanc à moindre frais. A ce compte, il n’était pas assuré d’en réchapper. Le philosophe, loin d’esquiver la tension qui montait, eut toutes les peines du monde à quitter son siège. Il tituba jusqu’à maman Isidore avec une emphase théâtrale.
Berg : – Escomptez-vous, Madame, que je lave l’honneur de vos mânes grossièrement bafouées par ce jean-foutre de vassal à la solde de Sekotou ? »
Loin de prêter attention à la proposition belliqueuse, elle éclata d’un rire strident.
« Quand on met les pieds au Dahomey, il faut goûter le sodabi ! »
Oubliant ses velléités de duel, Berg se radoucit.
Berg : – Va pour un sodabi… »
Elle approuva le retour à la sérénité d’un hochement de menton satisfait.
« Doucement, c’est fort, hein ! »
Berg contrefit la terreur.
« Vous voulez m’empoisonner ?
Maman Isidore : – Il faut assaillir le gosier sans tarder ! C’est bon pour le moral, ça ! »
Elle se pencha pour lui glisser une confidence avec une mimique de goulue perverse.
« Tu la sautes quand, la petite chienne ? Elle attend que tes ardeurs pour écarter les cuisses ! Deux cents CFA, c’est pas une misère pour un Blanc de ton standing ? »
La jeune femme attendait avec apathie, langoureusement lovée au comptoir dans un pagne qui exacerbait la générosité de ses formes. Jeannot, qui ne l’avait pas remarquée dans le tumulte, prit ses poses pétrifiées pour les allures d’une prostituée comme il en pullule dans les bars d’Afrique. La détermination pathétique avec laquelle elle bombait son postérieur rebondi en direction de la galerie ne laissait aucune ambiguïté sur ses intentions : elle appâtait le chaland. Brusquement, elle se redressa et tapa du poing sur le comptoir.
« Pardon, maman !
Maman Isidore : – Ca va ?
– Je suis fatiguée ! Donne-moi un soda ! »
Maman Isidore répliqua à la requête de la jeune femme par un grincement de lèvres empreint de dédain. Loin de céder aux caprices de la tentatrice, elle ajusta devant l’ombre de Berg une assiette de noix de cajou grillées. Jeannot, interdit, se demanda s’il n’était pas confronté à la tenancière d’un bordel. Maman Isidore, ne laissant pas le temps aux suspicions d’enfler, s’approcha avec une vivacité replète. Bizarrement, le Chien, si prompt d’ordinaire aux emballements, était demeuré de marbre, comme s’il cherchait à se calmer.
Maman Isidore : – Séphora est ma meilleure danseuse…
Berg : – Ces noix sont délicieuses, bien moins pâles que celles que l’on sert en guise d’apéritif dans les dîners d’Eonville ! »
Incroyable, le Chien sortit de sa réserve, et, nonobstant le virulent différend, plongea avec avidité sa main dans la tasse ! Au nez et à la barbe de Berg, il se servit une pleine poignée de cajou, qu’il avala goulûment, en mastiquant avec délectation chacune des bouchées, la gueule béante. Quand il eut fini, il claqua de satisfaction sa langue contre le palais et se frotta les mains, visiblement repu de son accès de gloutonnerie.
Le Chien : – Quel régal ! À la vermine ! »
Jeannot se gratta le cuir chevelu. Plus le temps passait et moins il comprenait son séjour. L’Afrique avait beau être insaisissable, les péripéties qu’il subissait le heurtaient. Le spectacle combla maman Isidore. Deux Blancs accordaient leur précellence gustative à un produit du terroir africain ! Quant à Berg, il s’empressa de conter fleurette à Séphora. Celle-ci, en le voyant approcher avec la lourdeur d’un pachyderme, prit une pose capricieuse et amusée. Manifestement, elle cherchait le meilleur parti à tirer d’un vieux Blanc alcoolique. Coupant court au manège pathétique, maman Isidore afficha en direction du Chien un sourire éclatant de connivence. Incroyable, Jeannot eut le sentiment que leur complicité ne datait pas d’hier.
Maman Isidore : – Mao ! Toi là, tu ne reconnais plus Séphora, du quartier de Bomey ? Ta mémoire te joue des tours fatigués ! »
Elle éclata d’un rire sardonique et, joignant le geste à la parole, frappa ses mains avec éclat pour prolonger son insinuation transparente. Le Chien ignora ostensiblement la question et se tourna vers Jeannot, troublé par cette sortie sans équivoque. Etait-il concevable que le Chien mette à profit l’exercice de ses fonctions pour s’adonner sans vergogne aux joies de la prostitution de quartier ? Comment ce fervent patriote s’était-il laissé entraîner dans les turpitudes du vice le plus abject ?
Le Chien : – Allons bon ! Nous n’allons pas faire un pâté d’une demi courtisane du rang de Séphora ! Il attend quoi pour la sauter, le vieux schnock ? C’est pas ses neurones ravagés par le schnaps qui l’aideront à passer à l’action ! »
Séphora répondit de sa voix la plus criarde.
Séphora : – Bomey ? Vous ignorez le Grand Marché ? Ça veut dire que vous n’êtes pas du coin… »
Jeannot eut toutes les peines à négliger la sensualité venimeuse qui se dégageait de la jeune femme. Si les velléités lubriques de son compagnon de voyage trouvaient en son for intérieur une résonance favorable, qu’un vieil obsédé, blanc de surcroît, s’attache les faveurs monnayées d’une beauté échouée dans un tripot des bas-fonds sonnait à ses oreilles scrupuleuses comme une ritournelle inacceptable ! Coucher avec elle moyennant quelques billets vite étalés ? Il ne lui avait pas échappé que son pouvoir d’achat lui autorisait ce genre de fantaisies.
Berg : – Moi qui croyais que Belleville était aux mains des puissances véreuses…
Séphora : – Les Français ont rendu leur tablier aux Libanais ! L’argent, là, tourne la tête des gens ! Moi, je prie Dieu soir et matin de pardonner la méchanceté ! Vous êtes dans les affaires ? »
La manière dont elle se tortilla contredit les prétentions ostentatoires de sa piété.
Berg : – La vie est une histoire trop tragique pour s’engager dans les affres du mælström international ! »
Elle ne comprit pas un traître mot au galimatias aviné que Berg venait de débiter d’une voix cassée.
Séphora : – Vous faites quoi, dans la vie ?
Berg : – J’enseigne la philosophie… »
La réponse engendra chez elle une moue dubitative. Visiblement, elle attendait un emploi plus lucratif. Un vieux débris pédant, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter ! Elle remisa ses velléités de mariage blanc et de papiers français. Berg avait-il saisi que ses chances de conquête s’étaient évanouies à la simple mention de son statut social ? En tout cas, il n’eut pas l’air affecté par son infortune et s’empressa de commander une nouvelle Flag, encouragé par les bonnes vibrations que l’endroit lui inspirait. La rumba zaïroise ajoutait à l’ambiance roots la vigueur et la dureté qui jusqu’alors faisaient défaut. Quant à Jeannot, toujours émoustillé par le sex-appeal de Séphora, il rongeait son frein en se répétant que la Charte de l’Agent Secret Modèle interdisait les aventures en Service Commandé. Une petite garce de maquis ne lui ferait pas perdre un poste aussi exceptionnel ! Le Chien adopta le regard patelin de l’expert à qui on ne la fait pas.
Le Chien : – Je vous ai à l’œil depuis un quart d’heure. Mes félicitations ! Vous avez satisfait au test décisif qui décide de l’avenir d’un agent de haute volée comme le RM en embauche trois à l’année ! Vous n’êtes pas prisonnier de vos pulsions libidineuses, ce dont je ne saurais trop me féliciter pour l’état du service… Ce qui n’est manifestement pas le cas de votre collègue ! »
Du menton, il désigna Berg avec un mépris souverain. Celui-ci aurait été bien en peine de s’en apercevoir. Aussi incroyable qu’indéniable, le philosophe dansait avec une souplesse et une dextérité en contradiction formelle avec sa corpulence. Il enchaîna avec une virtuosité consommée les figures endiablées, qu’il agrémentait de facéties d’une drôlerie irrésistible. Le résultat ne traîna pas : l’assemblée, bluffée, applaudit à tout rompre à l’improvisation qui réhabilitait Berg. Séphora, en bonne Africaine qui se respecte, ne résista pas longtemps au numéro du prestidigitateur. Elle initia un tango endiablé en s’extasiant sur cette panse qui défiait les lois de la pesanteur.
Séphora : – Vous alors, on peut dire que vous goûtez la fête comme un Africain, hein ! Ce n’est pas la courante chez les professeurs ! Chez nous, ils blaguent pas ! Moi, ils m’ont trop chicotée quand j’avais l’âge de l’école !
Berg : – Me prenez-vous pour un professeur ? Si vous saviez ! Il y a longtemps que mes vénérables collègues de l’Université ne me comptent plus au nombre de leurs pairs et m’ont déchu de leur corps d’élite… Il faut croire qu’aux yeux de ces pauvres sots, j’aime par trop la vie pour correspondre à leur humeur bilieuse ! »
En totale contradiction avec son attitude hostile, le Chien sortit avec frénésie de sa réserve et manqua d’embrasser le philosophe !
Le Chien : – Voilà qui est parler comme un prince ! Topez là, camarade ! »
Sans laisser le temps à personne de réagir, il sortit avec une impudence ostentatoire les liasses de CFA de sa poche, qu’il agita en faisant crisser contre sa paume le papier monnaie.
« Je paie ma bouteille ! C’est ma tournée ! Je suis riche, je suis célèbre et j’adore la philosophie !
Berg : – Je ne peux accepter votre sollicitude. Au vu de la structure architectonique de notre présence, les circonstances exigent que j’offre le coup ! »
Sans comprendre un traître mot au charabia ampoulé, Séphora approuva. Elle ne risquait pas d’être désavouée. Comme personne n’avait compris, nulle contestation n’avait sailli.
Maman Isidore : – Il faut servir sans tarder ! »
Elle avait déjà sorti la bouteille, sans se soucier du bailleur. Berg s’attendait à de la piquette. Il fut surpris de l’arôme velouté et fruité. Comme les autochtones, le breuvage respirait la joie et l’art de vivre.
Berg : – Mais c’est un délice ! La viticulture du Dahomey fait plus que se défendre ! Elle nique les Céfrans, y compris leur business !
Maman Isidore : – C’est bien, ça ! Ta bouche exprime vraiment la parole de sagesse, toi ! Merci !
Berg : – Ce vin de table supplante nombre de Bordeaux cotés avec démesure sur le marché du vin, c’est-à-dire vendus sur leur nom à des prix prohibitifs et sans commune mesure avec leur qualité réelle ! »
Maman Isidore l’observa avec tendresse.
« Vous, parole de Négresse, vous n’êtes pas comme les Blancos ! Vous êtes de notre race, pardon ! Profitez de la tournée, vous m’en direz des nouvelles… »
Sans autre raison que la joie, Séphora éclata d’un rire mutin et velouté. Maman Isidore n’était pas revenue les mains vides de son cellier. Elle rapportait une bouteille de fabrication artisanale, dont la teinture transparente n’annonçait rien de bon.
« Je vous présente Super Sodabi, le roi de la gnôle ! On va voir qui est qui à présent ! Ca va déchirer ! Attention les tapettes ! »
Émoustillé par le défi qui s’offrait à ses papilles vaccinées par trente ans de bons et loyaux excès, Berg vida son verre d’un trait définitif et provocateur. Au sortir du test, il ne put réprimer une grimace, tant le breuvage aux quatre-vingts degrés signalait son itinéraire, l’œsophage, puis l’estomac, à mesure qu’il poursuivait sa course folle dans un organisme qui n’avait rien demandé – surtout pas cette entreprise de jachère. La quinte de toux qui ne tarda pas à lui déchirer les entrailles le laissa pantelant et éreinté. Les deux femmes s’esclaffèrent de bon cœur. Elles avaient l’habitude de ces effets ravageurs et spectaculaires et en faisaient leurs délices.
Séphora : – C’est puissant, hein ? C’est parce que l’âme du Dahomey habite dedans ! C’est fabriqué avec le vin de palme et les herbes du vaudou ! Les sorciers t’ont dévoré !
Berg : – Vous ne sauriez si bien dire ! Cette eau-de-vie réveillerait un mort !
Maman Isidore : – Il ne faut pas rester sur la déception ! »
L’autorité avec laquelle elle lui tendit le nouveau verre ne souffrait pas la contestation. D’ailleurs, Berg n’y aurait pas songé. Il endura la seconde épreuve avec plus de vaillance que la précédente. Maman Isidore ne perdit pas de temps pour l’abreuver en compliments.
Maman Isidore : – Ca, c’est un homme ! Il supporte vraiment l’eau-de-vie du pays ! »
Ne se sentant plus, Berg se dandina comme s’il était chez lui.
Berg : – Auriez-vous un cigare pour parachever l’Extase Sardonique ? »
Se sentant inutile, Jeannot commença à trouver le temps long, d’autant que le Chien était muet comme une carpe. Intrigué par cette aphasie inhabituelle, il discerna un léger ronflement. Les raisons de son silence s’éclairèrent du même coup : le Chien s’était assoupi sur le hamac qui jouxtait l’entrée !
Maman Isidore : – Certainement ! Je garde la réserve pour monsieur Valier ! Quand il passe, il est aux anges de fumer son cigare avec Séphora ! »
Elle n’eut pas le temps de poursuivre sa péroraison.
– La compagnie, bien le bonsoir ! »
Tiré en sursaut du sommeil qui l’avait assailli sans prévenir, le Chien manqua de choir de son piédestal. Se raccrochant au parquet, il se releva tant bien que mal et s’épongea le front. En pure perte. Il ruisselait de la tête aux pieds. Jeannot s’empressa de cataloguer l’intrus. C’était un quinquagénaire à la bedaine chargée et aux traits cireux, qui, à en juger par le sourire de maman Isidore, émargeait à la catégorie des habitués. En l’apercevant, Séphora changea de contenance. Oubliant le cynisme sidérant avec lequel, quelques minutes auparavant, elle aguichait Berg, elle prit son air le plus cajoleur pour s’approcher, soumise et excitée. L’arrivant ne s’en laissa pas conter. Comme si les tours de l’allumeuse lui étaient de tristes ritournelles, il lança à Berg un regard suspicieux. Pour désamorcer tout malentendu, maman Isidore devança les présentations, terrorisée à l’idée que la tension renaisse de ses cendres comme un phénix insatiable.
« C’est Valier, hein ! On parlait justement de toi avec monsieur Berg ! Il demandait à goûter tes cigares. Monsieur Berg n’est pas n’importe qui ! Il est grand professeur réputé de France ! La preuve ? Il a bu sodabi. C’est pourquoi il faut lui montrer l’hospitalité africaine ! »
Du coup, Valier changea de contenance et, obéissant à l’injonction rituelle, arbora son plus radieux sourire. Malgré ses efforts, sa dentition se trouvait ébréchée par les abus de l’alcool et du tabac, les deux vices qui l’assimilaient sans fausse pudeur à la C.S.P. du colon décadent. Au grand dam de Berg, il tapota avec générosité sur les cuisses rebondies de Séphora pour bien marquer son territoire. Jeannot comprit que la demoiselle était sa cocotte. Fort de cette liaison de pacotille, le coopérant lança son discours de bienvenue avec la gouaille gourmée d’un guide touristique.
« Bienvenue à Belleville ! Vous allez vous y amuser ! Maman affirme que vous êtes professeur… Vous professez…l’œnologie ? »
Pour bien appuyer son sarcasme, il pointa du regard le nez rougeaud de son interlocuteur.
Berg : – La philosophie, monsieur !
Valier : – Cette coïncidence remarquable confirme l’intuition transcendantale de mon grand-oncle selon qui le monde est petit ! Mon grand-oncle est le grand philosophe de bistrot du troisième siècle ! Le meilleur de sa génération, vous pouvez me croire – je sais de quoi je parle ! Ma belle-sœur, elle, n’est que philosophe de profession : elle exerce ses vapeurs à Orléans… »
Se laissant transporter par ses souvenirs, il affecta la gouaille râblée du parfait titi parisien.
« Me dites pas que vous êtes son collègue ! Ça serait le pompon ! Le clou de la soirée ! Y’a des limites à tout dans la vie, nom d’un bleu ! En plus, elle m’a jamais touché un mot de votre pomme ! Pourtant, avec votre tête de chiounard et votre bidon rempli à ras bord, vous êtes pas le genre à passer inaperçu ! »
Berg accueillit l’allusion avec un dédain offensé.
Berg : – Il se trouve que mes fonctions à la Faculté d’Eonville m’interdisent de fréquenter dans l’exercice de ma chaire des collègues du Secondaire ! »
Les assauts d’affectation qu’il déploya lui permirent de dissimuler la rage que lui inspirait la vulgarité de son interlocuteur. Maman Isidore s’impatienta de ces amabilités ambiguës qui ralentissaient le rythme des consommations.
Maman Isidore : – La philosophie, vraiment… »
Ignorante de l’appellation, elle se passa fort bien des précisions, d’ores et déjà superfétatoires à ses yeux, et qui risquaient au surplus de se révéler ennuyeuses.
Valier : – Professeur en Faculté ? Voilà qui mérite une tournée générale ! Et aux frais de la princesse, s’il vous plaît ! Champagne pour tonton Vava ! »
La bouteille lui évita d’avoir à asséner son statut de coopérant en vue. Il se tourna vers Berg sans se forcer – l’air du péteux familier et badin.
Valier : – Vous n’êtes pas n’importe qui, je m’en suis rendu compte dès le premier regard ! L’usage des réceptions chez l’ambassadeur m’a enseigné l’art de distinguer les gens importants avec le même flair qu’on renifle une truffe ! »
Joignant le geste à la parole, il se gratta le nez.
« Tenez, il me vient une idée ! Ma femme organise une grande soirée pour son anniversaire. Vous savez, la nuit africaine représente quelque chose de magique, qu’il est impensable de méconnaître ! Ce serait un crime contre l’humanité de regagner la France sans goûter à cette expérience fascinante ! Et je pèse mes mots ! Trente-sept ans de vie africaine vous forge le caractère, parole de Valier, le Seul, l’Unique, l’Original ! Aussi je vous intime l’ordre de vous joindre sans plus tarder à notre chic compagnie de joyeux lurons ! En plus, vous tombez à merveille ! Il se trouve que j’ai invité mon voisin, un petit intello coincé, qui, comme vous, a fait de grandes études. Pas besoin de vous faire des dessins pour imaginer l’assemblée des sacrés fêtards qui lui braillera dans les tympans l’air de la joie de vivre ! Avec vous, je suis assuré qu’il se distraira en causant de philosophie et d’autres machins compliqués ! Vous relèverez le niveau à votre manière ! Moi, je l’apprécie au ras du nombril ! Et je suis pas près de changer ! À mon âge, on se refait plus ! »
Il n’eut pas le temps d’étaler plus avant ses confidences. Une femme au pantalon moulant et au postérieur prodigue se déhancha avec morgue. Elle l’interrompit sans se présenter et en lui tapant dans le dos. Valier, loin de s’offusquer de ses manières cavalières, renchérit en lui adressant une fessée exaltée.
Valier : – Quelle bon vent t’amène, poulette ? »
Sans se soucier de décence, il la reluqua de bas en haut avec une gourmandise enfantine.
Valier : – Tu vois qu’est-ce que je te disais ? Il te va à merveille, le falzar taille basse du tailleur libanais ! Normal, t’es restée jeunette du derrière ! La vraie jeunesse éternelle pour une donzelle, parole d’Evangile ! Remarque, j’aurais été toi, je me serais pas gênée pour me saper ! J’aurais rien mis du tout ! A poil, c’est encore comme ça que t’es le mieux ! »
Sa série de plaisanteries grasses manqua de l’achever dans une crise de convulsions. Il ne retrouva son souffle que pour introduire Berg, qui, malgré ses velléités lubriques, cherchait une échappatoire. Valier ne s’aperçut pas du malaise que sa vulgarité éhontée engendrait chez son interlocuteur. Plus la soirée avançait et plus l’ambiance décadente le plaçait dans les meilleures dispositions.
Valier : – Cathy n’est pas ma fille, c’est ma femme ! Sinon, je sais pas si j’aurais pu me retenir de lui mettre le grappin dessus ! Surtout, n’hésitez pas à vous mettre à l’aise comme Blaise : dans les parages, tout le monde l’appelle Lolo, rapport à son derrière suspendu contre les lois de Newton ! »
Devant le mutisme dont Berg ne se départissait pas, Valier chercha un meilleur luron pour partager sa gaieté. A cette heure, aucune âme charitable ne vint à sa rescousse. Le Chien et Séphora avaient disparu, tandis que Jeannot se morfondait dans son coin en luttant contre les assauts du sommeil avec la hargne de la mauvaise foi : dans son imaginaire, la terre africaine ne connaissait ni l’ennui, ni la solitude. Il était inacceptable que sa lucidité apporte un démenti démystificateur et cruel à ses rêves d’enfant.
Craignant qu’on délaisse le champagne pour les bons mots, maman Isidore, dont le chiffre d’affaires restait la priorité, prit les devants et tendit les coupes. Sortant de sa léthargie, Jeannot se sentit observé. Cathy le fixait de manière lascive ! Pour s’assurer qu’il n’était pas la proie d’une hallucination, il jeta un œil. Pas de doute, il ne s’était pas tourné de films ! Loin de se défiler, en présence de son mari, elle remit une couche en passant sa langue entre les dents avec un air langoureux.
Contrairement aux attentes de la dame, qui se figurait volontiers en égérie de l’érotisme et du plaisir, un vif dégoût s’empara de Jeannot. Il détestait par-dessus tout les femmes sur le retour perdant les pédales pour un brin de jeunesse et de stupre. Elles lui rappelaient l’image de la mère déchue. Il avait beau aimer la fête et les femmes, les mœurs échangistes lui inspiraient de la répulsion. En France, les circuits du vice lui étaient étrangers. Le moralisme étriqué de sa mère lui rendait odieuse toute déviance sexuelle d’une femme. Il n’eut pas besoin de feindre l’indignation en apercevant le couple s’agiter avec vacuité. Il concentra ses traits vengeurs sur l’impie. Encore une vicelarde qui avait marié un Blanc pour accéder au train de vie et à la nationalité ! Il renifla de mépris. Sa réserve ne doucha pas Valier. Son enthousiasme croissait à mesure que le précédait le sentiment de son importance.
Valier : – Je préviens la joyeuse bande qu’on vous priera pas cent sept ans ! En Afrique, tout le monde est invité ! Surtout que c’est l’anniversaire de Cathy ! Vous aurez pas à le regretter : ce soir, y’aura de la pépète à tous les niveaux, garantie sur mesure, c’est moi qui vous le dis ! »
Cathy approuva d’un air goulu, en lorgnant du côté de Jeannot avec voracité. Vaguement inquiet de la suite des opérations, ce dernier se serait volontiers rabattu sur Séphora comme expédient. Mais la présence de Valier agit comme un puissant sédatif. Se mesurer à un incapable ôtait par avance ses velléités d’ardeur. Le Chien, revenu de nulle part, s’engagea avec chaleur.
Le Chien : – Votre invitation nous comble de plaisir ! »
Pour le remercier, Valier le gratifia d’une amicale tape dans le dos.
Berg : – Dans quel corps de métier exercez-vous ? »
Valier sourit, visiblement comblé d’aborder le glorieux chapitre de sa situation professionnelle.
« Je fais de la consultation pour le compte de la Société Coopérative du Dahomey. Cette entreprise franco-dahométienne se charge de stocker les boissons alcoolisées, en particulier la bière, avant de les distribuer aux débits de boisson…
Jeannot : – Vous êtes coopérants ?
Valier : – Trente ans et sept mois de boutique ! Au départ, lorsque la maison-mère m’a annoncé ma nomination au Dahomey, vous imaginez si j’ai débarqué en traînant la patte ! Régner chez les Négros, comme promotion, c’était pis qu’être borgne au milieu des aveugles ! À présent, je suis formel : je n’ai jamais eu le temps de regretter mon exil ! Au bout de six mois, j’avais déjà pris le pli des coutumes ! L’Afrique a eu ma peau ! Je suis devenu Africain de cœur – un Africain blanc ! Jamais je ne pourrais retourner en France ! La glace du Nord me fout le cafard rien que d’y penser ! Brr ! Et puis la belle Cathy ne se ferait pas au stress et à la neige ! Tout un poème, celle-là ! Vous m’en direz des nouvelles quand vous l’apercevrez en action sur notre piste de danse ! »
Il cligna de l’œil. Sa femme ne perdit pas une miette de ses confidences.
Valier : – Je suis tombé amoureux des rondeurs africaines ! »
Sautant du coq à l’âne, sa dévotion jeta son dévolu sur Séphora, qui lui rendit son œillade pétillante avec une grâce enfantine et décalée. Au comble de la liesse, Valier égara ses dernières retenues et passa son bras autour de l’épaule de Berg. Le philosophe, qui détestait les familiarités, se mit à bougonner. En vain.
Valier : – Vous verrez, on a les moyens de s’amuser par ici ! Les femmes sont peu farouches ! Rien à voir avec les pétasses qui ont envahi la France depuis la révolution féministe ! »
En guise d’assentiment, Berg termina sa coupe sous l’œil approbateur de Cathy, qui cherchait une proie à se mettre en bouche pour le début de soirée.
Valier : – Un dernier verre ?
Berg : – Volontiers ! »
Séphora se leva.
« Je m’apprête, hein ! »
Valier se fâcha.
« Non mais, qu’est-ce qui te prend ? T’es très bien comme ça ! J’aime quand tu es en pagne ! »
La lueur lubrique qui avait embrasé son regard ne dissuada pas Séphora de ses velléités d’accommodement. Elle prit une moue capricieuse.
Séphora : – Il ne faut pas m’attendre. Je vous rejoindrai à la maison…
Valier : – Quand elle fait ses manières, rien à dire, rien à faire, elle est pire qu’un âne bâté ! Mon 4X4 jantes alliage chromées et intérieur cuir est garé devant. C’est un autre avantage de Belleville : pas de contravention – pas de stationnement interdit ! »
Fort de cette constatation imparable, il se lança d’un pas satisfait vers le ronronnement de son imposant véhicule, dont les vrombissantes pétarades ne tardèrent pas à recouvrir la sono. Le cortège partit dans la liesse extérieure, moins maman Isidore, que les mondanités décadentes indifféraient et qui n’aurait raté pour rien au monde ses vêpres, en inoxydable catholique. La troupe ne tarda pas à ralentir, puis se gara devant une maison coloniale. Le style disait quelque chose à Jeannot. Valier engagea la visite guidée.
Valier : – Nous habitons le cœur du quartier français. J’ai beau avoir épousé une Bellevilloise, on ne se méfie jamais assez des quartiers à majorité africaine ! Avec la dictature, les émeutes s'amplifient à tel point que les manifestants usent du premier prétexte pour s’en prendre aux Blancs ! La dernière fois, c’était la réélection de Sekotou ! Comme si on était responsables de leurs problèmes ! On demande juste à s’amuser en paix et à structurer leur pays ! Si on n’était pas là, ce serait l’anarchie et la disette ! »
Les voitures ralentirent. Le Chien s’extasia devant le toit plat et rectangulaire de la villa qu’il avait louée pour Jeannot.
Le Chien : – Quelle coïncidence ! Savez-vous que vous êtes le voisin de Jeannot ? »
Il ignora délibérément Berg. Valier ne releva pas. La remarque avait pourtant tout pour l’étonner. Quant à Jeannot, loin de s’ébaubir des perspectives, son premier réflexe fut de regretter son lit. Cette soirée qui donnait tous les signes de la beuverie le fatiguait d’avance. Il n’avait pourtant plus le choix. S’il voulait devenir le collègue du Chien, il devait rappliquer ! Il endurerait les remarques néo-coloniales de Valier, le spectacle désolant de Cathy habillée en pute-pour-Blancs ou la libido délurée de Berg prêt à toutes les avanies pour tirer son coup. La seule qui lui inspirait encore un brin de compassion était Séphora, pour la beauté candide qui émanait de son visage. Il ne savait au juste s’il brûlait de la sauver ou de coucher avec elle, mais l’attirance qu’il ressentait envers elle était indéniable.
Les grilles grandes ouvertes, ils pénétrèrent dans la villa du coopérant. A en juger par le monde qui se pressait autour de la piscine, ce n’était plus un anniversaire – c’était la bamboula ! Des centaines de Noirs et Blancs, tous habillés avec étalage, avaient retrouvé dans la salle de réception le déluge de décibels du disco africain. Si l’on s’arrêtait aux avantages matériels qu’il exhibait, Valier avait toutes les raisons d’afficher sa satisfaction. Dans les méandres de son intégration, le dépaysement valait le détour. En France, il n’aurait jamais eu les moyens de s’autoriser une telle luxuriance. Les trois cents mètres carrés du rez-de-chaussée étaient prolongés par une tonnelle servant de piste de danse et une piscine sertie de palmiers géants et exubérants.
En attendant d’engloutir ses invités sous les délices, Cathy n’avait pas perdu de temps. Sur la piste encore déserte, elle se trémoussait entre deux femmes, surexcitée par la chaleur et l’alcool. Il n’était pas besoin de l’observer longtemps pour s’aviser que son ivresse promettait des prolongements prévisibles. A en juger par le plaisir avec lequel elle usait de sa minijupe pour afficher ses formes, les invités n’en étaient qu’aux prémisses. Son rire extatique parachevait la coloration hystérique de sa dégaine. Valier essaya de ralentir sa course folle. Peine perdue.
Valier : – Ma chérie coco, tu tombes à merveille ! »
Elle ne prêta aucune attention à l’adresse, l’esprit trop affairé à poursuivre de ses ardeurs un invité en l’aspergeant des reliques d’une bouteille de champagne ébréchée. Elle finit par le rattraper et, se collant à lui, l’entraîna sur la piste, avec une bonne humeur aguicheuse, pour le rituel collé-serré. Jeannot, qui désirait s’isoler derrière les palmiers, ne perdit pas une miette des excentricités auxquelles elle se livrait, toute honte bue. Il n’était pas au bout de ses surprises. Une comparse plus survoltée encore les rejoignit, pour le plus grand bonheur du Blanc, manifestement un imbécile, pour qui l’Africaine était synonyme de sauvageonne dévergondée par l’animalité. À en juger par les apostrophes dont l’abreuvait un colosse noir qui filmait la soirée en sirotant un whisky, elle répondait au doux nom de Mirande. Jeannot lui aurait bien chanté la fameuse chanson de Brassens. Il préféra conserver son anonymat et sa réputation.
Une immense banderole vert-jaune-rouge au-dessus de la piste célébrait explicitement les quarante ans de miss Lolo, « la reine des culs cambrés et des cuisses rebondies ». Pour donner corps à la liesse, Mirande mima un strip-tease, tandis que Cathy relevait sa jupe aux extrêmes de la décence. Comblées par leur exhibition, les deux femmes redoublèrent d’ardeur pour flirter avec la transe. Dans leur quête extatique, elles singèrent des positions sexuelles en courtisant les limites de la pornographie. Mirande, qu’aucun excès ne paraissait effaroucher, saisit à pleine main une bouteille de whisky vide et, sous les vivas de la piste, la détourna de sa fonction initiale en mimant une fellation, à mesure que Cathy écartait les cuisses en cadence avec une ostentation provocante. Toutes deux roucoulaient de satiété.
Jeannot se demanda s’il n’avait pas mis les pieds dans une maison de passe. Heureusement, les soupirs de Valier le rassurèrent sur les mœurs de l’assemblée. Il commençait à soupçonner qu’on donnait ici libre cours au libre-échangisme. Si ce dépravé estimait les bornes dépassées, la décence sauvegardait certains de ses droits ! Pendant ce temps, Cathy n’avait pas hésité à se jeter sur les cuisses d’un moustachu, dont le visage accoucha d’un rouge pivoine frisant l’apoplexie. Chevauchant avec la transgression comme une monture familière, elle singea un coït au réalisme affligeant. Jeannot, dégoûté par ce spectacle qui provoquait l’effet inverse de la tentation escomptée, abonda. Il ne compatissait que trop avec l’honneur du mari trahi par la conduite sans nom de son épouse. À son grand ahurissement, ces débordements le souciaient comme une guigne.
Valier : – Savez-vous ce que fabrique Séphora ? Je n’ai reçu aucune nouvelle depuis notre départ de chez maman Isidore !
Jeannot : – Elle a peut-être eu un empêchement…
Valier : – Et le sympathique philosophe qui vous accompagnait ? Lui aussi pointe aux abonnés absents ! Il faut dire qu’avec le tas d’invités, on est pas prêt de mettre la main dessus ! La soirée est un succès effarant ! Savez-vous que nous flirtons avec le millier d’invités ? »
Le spectacle de son verre à cocktail vide le détourna de ses préoccupations.
Valier : – Je vous laisse ! Je pars à la pêche ! J’espère ramener des surprises plus délectables encore qu’un Malibu – si vous voyez ce que je veux dire ! »
Jeannot, ne discernant que trop l’insinuation, l’observa avec soulagement s’éloigner. Son départ le délivrait : il se sentirait moins seul. L’absence du Chien commençait à faire désordre. La perspective d’un coup monté par les bons soins de Cardetti lui effleura l’esprit. Il n’eut pas le temps de s'affoler. Quand on parlait du loup… Vérifiant la justesse du proverbe, l’agent secret apparut au même moment, remonté comme une pendule.
Le Chien : – Qu’est-ce que c’est que ce ramdam? Si j’avais subodoré que nous étions conviés à une partouze, jamais je n’aurais consenti à mettre les pieds dans cette parodie ! C’est l’honneur du RM qui se trouve souillé !
Jeannot : – Cathy et ses complices donnent de l’Afrique une image bien attristante…
Le Chien : – Savez-vous que ces gourdes m’intéressent comme le destin du chien de ma voisine ? Je préférerais encore humer le brouet infâme de mes vieilles chaussettes après une journée harassante de randonnée que de supporter l’infamie ! Seule l’enquête occupe mes esprits ! Un agent de mon niveau ne se déconsidère pas dans les raouts infects de la capitale ! Si le colonel Chanfilly apprenait ma disgrâce, je subirais une sanction méritée ! Prenez-en de la graine, vous dont les aspirations vous portent à postuler aux cercles olympiens du RM… »
Rassuré par la volte-face du Chien, qui ne cautionnait plus les dérives de Valier et Cathy, Jeannot voulut en avoir le cœur net.
Jeannot : – Séphora, c’est une… prostituée, n’est-ce pas ? »
Le Chien faillit en avaler son whisky.
Le Chien : – Vous plaisantez ou quoi ? Cette chic fille arrondit ses fins de mois comme elle peut, c’est-à-dire avec les moyens du bord… Une cocotte, à la rigueur… Une pute, sûrement pas ! Depuis quand y aurait-il du mal à se faire plaisir ? Ce n’est pas vous qui prétendrez le contraire !
Jeannot : – Et la femme de Valier, elle dit quoi ?
Le Chien : – A mon avis, elle respire du même bois que l’énergumène qui lui sert de mari… »
Butinant comme une abeille autour des différents convives qui se présentaient aux portes grandes ouvertes de sa libido, elle serrait à présent le colosse noir de tout à l’heure, pour un zouk qui n’avait plus de sensuel que le nom. L’approbation qui accompagnait sa conduite était-elle dictée par l’intérêt ou son statut d’hôtesse très particulière ? En tout cas, le pathétique de sa furie exhibitionniste éclatait à chacun de ses pas.
Jeannot se montra plus intrigué par l’affection paternaliste dont le Chien couvrait Séphora que par les élans inconsidérés de Cathy-la-Goulue – le surnom dont il l’affubla sans hésitation. Sa curiosité redoubla d’hébétude en découvrant la silhouette inimitable de Berg flanqué d’un jeune homme à l’élégance ciselée et à la coupe très collet-monté. Sa chevelure gominée et soyeuse, ses fines lunettes cerclées en faisaient le prototype de l’intellectuel parisien au faîte des modes. Les excès de la soirée ne paraissaient pas l’atteindre dans sa retraite spirituelle.
Berg : – Permettez-moi de vous présenter mon ami Jeannot M’Bali, par l’entremise duquel j’ai eu l’insigne faveur de recouvrer, avec une providence consanguine, l’objet précieux entre tous de ma collection, le saint des saints oint oint de ma bibliothèque – l’édition originale de Schelling, à laquelle j’attache plus d’importance qu’à la prunelle de mes yeux ! Sans compter qu’il m’a épargné les stigmates sanguinolents que me réservait une bande de bouchers islamistes pour des bagatelles libertines de seconde zone… »
Sans attendre plus de précisions, Armand s’inclina avec une raideur surfaite et une mécanique imperturbable. On sentait qu’il avait huilé son salut gourmé à chacune de ses apparitions. Ne sachant sur quel pied danser, Jeannot aperçut dans son dos le Chien qui se trémoussait pour être présenté. Du coup, Armand satisfit au protocole en lançant l’enchevêtrement complexe des arabesques entrecoupées d’entrechats qui formaient la chorégraphie un brin surannée de sa liturgie personnelle.
Le Chien : – Laissez, voyons, vous me gênez… »
Sans plus prêter garde aux soubrettes, il se pencha à l’oreille de Jeannot, très docte.
Le Chien : – Puisque Berg oublie d’achever les présentations, sachez que ce jeune snob n’est autre que le célèbre Armand… »
Jeannot fut partagé entre l’euphorie et la déception. Rencontrer l’auteur d’articles qui comptaient dans son panthéon au même rang que les chansons de Marley l’aurait en temps normal bouleversé. Il demeura figé et mitigé. Etait-ce l’affectation dont il s’auréolait et qui dépassait les bornes du grotesque ? Il se concentra sur l’essentiel et lui serra la main.
Jeannot : – Vous êtes le fameux Armand ? J’ai consulté vos articles sur Internet ! Ce sont des perles pour le sectateur d’Horus et de Toutankhamon dont je m’enorgueillis d’être !
Le Chien : – Je puis certifier que les vérités relayées par Oxygène n’ont pas de secrets pour ce militant de la première heure !
Armand : – Côtoyer une conscience panafricaine de votre dimension est un honneur rare, d’autant que mon entreprise de conscientisation radicale implique la suspension de l’époché au profit du transcendantal pur et de sa projection idéale… Mais laissons de côté la mention de ces points essentiels de la doctrine husserlienne. Vous n’y comprendriez goutte, n’est-ce pas, et nous discuterions immanquablement dans le vide ! Rabattons-nous plutôt sur des sujets prosaïques, qui du moins auront l’insigne mérite de susciter votre intérêt ! Que sais-je ? Allons, parlez-moi de votre visite de la capitale… N’est-elle pas une cité charmante pour l’Européen qui se tient devant moi ? »
Affreusement déçu par l’arrogance de celui qu’il révérait comme un libérateur, Jeannot demeura sans voix. Berg, par pur réflexe corporatiste de normalien, vola au secours du journaliste.
Berg : – Monsieur Armand n’est pas n’importe qui… C’est un grand esprit ! Je lui répète depuis tout à l’heure qu’il a égaré sa plume dans le journalisme d’engagement ! Tout comme moi, il a réussi Ulm, mais, moins philosophe et plus homme d’action, il y a adjoint les ors de Polytechnique ! J’ignore au juste les raisons qui expliquent son égarement dans le bourbier panafricain… »
Le regard d’Armand s’embrasa d’une flamme fiévreuse, comme si les propos de Berg méritaient un duel en bonne et due forme. Il s’enflamma.
Armand : – La passion de la vérité a toujours mû le moindre de mes agissements, la pensée la plus parcellaire de mon être intime – jusqu’à la racine de mon ego tridimensionnel ! »
Berg haussa les épaules avec une fatuité amusée. L’influence d’Armand déteignait-elle sur sa personne ? Lui qui s’était signalé par sa simplicité marginale dégageait l’impression que tout lui était dû. L’impudence et la suffisance qu’il affichait contenaient quelque chose de monstrueux et d’inquiétant.
Berg : – Qu’est-ce que la vérité ? »
Jeannot le fixa, scandalisé. L’insolence avec laquelle il parodiait la grave question de Ponce Pilate n’était pas acceptable ! Ne résistant pas à son naturel, Berg s’empara du premier verre de cognac qui lui tombait sous la main et l’ingurgita à la russe. Son absorption eut sur sa personnalité déjà ébranlée un effet dévastateur, comme si de la dynamite s’était emparée de son cerveau détraqué. Il hurla comme une truie qu’on égorge.
Berg : – Espèce de petit renégat ! Auriez-vous oublié le statut du célèbre aîné auquel vous adressâtes vos propos ? Si vous aviez pris la peine de méditer les deuxième et troisième sous-parties de mon soliloque sur le Bon Père Blanc venu engrosser les négresses du Dahomey, le spectacle désolant de l’inanité intellectuelle et affective de votre engagement vous aurait réduit dans la seconde au néant ! Dans la seconde, ai-je bien dit ! Apprenez pour vous confondre que cet écrit de jeunesse, aujourd’hui oublié par la mémoire ingrate de mes contemporains, constitue la prime fleur de mes premières et impayables plaisanteries drolatiques ! Avec le prisonnier chinois ébouillanté, puis écartelé parce qu’il s’était mouché avec ses doigts, il va sans dire ! »
Il s’étrangla d’un rire gras et consternant et, après avoir réussi à reprendre son souffle, il amorça la suite de son histoire avec un plaisir non dissimulé.
« Loin de l’accueillir comme leur sauveur et de béatifier les enfants qu’il leur avait donnés dans sa condescendance magnanime, ces sauvageonnes eurent le front de l’accuser de viols aggravés et de pédophilie, sous prétexte qu’il s’était laissé aller à quelques incartades innocentes sur des adolescentes attardées, quoique charmantes. A quinze ans, on est dans la fleur de l’âge, surtout en ces contrées reculées où l’habitude malencontreuse d’engraisser les femmes comme de vulgaires vaches à traire est le lot commun de la féminité ! Heureusement, le gouverneur local de l’époque ne donna pas suite à ces peccadilles. Pour châtier les coupables, il les envoya dans un bordel de l’armée durant quelque temps et décora le Bon Père de l’Ordre du Mérite Afro-Catholique… Ce n’est pas comme aujourd’hui où la première vétille vous expédie au trou pour le restant de vos jours ! »
Armand, qui s’était trop longtemps contenu, éclata comme une furie. Son visage commotionné s’embrasa d’une vindicte homicide, dont il réfréna l’élan par une salve de paroles cathartiques.
Armand : – C’est la deuxième fois que vous dérapez ! Ce sera celle de trop ! Vos propos ont une teneur tout à fait intolérable ! Inacceptable ! Irrecevable ! Insoutenable ! Ce n’est pas parce que vous êtes un grand philosophe et que vous avez fait la rue d’Ulm que je vais souffrir vos dérapages pervers ! »
Berg haussa les épaules, nullement mortifié.
Berg : – Je vois à l’éclat controuvé de votre style que vous appartenez à la meute corrompue des vendus de la cause négro ! Eh bien, puisqu’il en va ainsi, je suis au regret de vous apprendre que nous n’avons plus rien à nous dire ! Vous taper une ou deux petites putes des boîtes à Blancs vous aurait évité de nous emmerder avec vos propos moralisateurs ! Chacun sait que la pédophilie et le viol n’ont aucune incidence quand elles concernent des populations négroïdes ! Votre emportement ne repose sur aucun fondement tangible et rationnel ! »
Jeannot était effondré. Après cette sortie édifiante, s’adresser à ce monstre relevait de l’impossible. Pis, cette canaille répugnante risquait de lui condamner à jamais la fréquentation d’Armand ! Il suspecta même Ursule de mœurs susceptibles de fragiliser son statut au sein de la cause africaine. Au lieu de s’énerver, Armand tourna les talons avec dignité, droit comme la justice, non sans s’autoriser un ultime commentaire.
Armand : – Voilà où mènent l’alcool et ses excès ! Vous n’êtes qu’un personnage pathétique… »
Le Chien intervint avec un empressement déplacé pour prendre la défense de celui qui l’insupportait tant.
Le Chien : – Soyez sans crainte, je m’occupe de le coucher ! Il délire toujours quand il se met à boire plus que de raison ! De la sorte, vous pourrez discuter avec monsieur M’Bali en toute sérénité ! »
Sans lui laisser le temps de rétorquer, il empoigna Berg par le collet de sa chemise et le traîna sans effort apparent, malgré les protestations indignées du philosophe, qui se révoltait comme un petit enfant en butte à l’autorité d’un maître.
Le Chien : – Je vous laisse entre sommités africaines ! »
Jeannot ne sut comment le remercier de son intervention. Le Chien manifestait un aplomb unique ! Son expérience à toute épreuve d’agent de haut niveau rompu aux exercices les plus ardus se dégageait dans la difficulté ! Enfin ! Même tardivement, c’était toujours mieux que rien ! Quelques secondes lui avaient suffi pour rattraper le coup ! La preuve ? Armand entama sans attendre la discussion. De nouveau dispos, il arborait, signe engageant chez lui, son port de tête le plus altier. Jeannot jugea préférable de ne pas perdre de temps à commenter les ignominies éthyliques de son compère.
Armand : – Valier a ses entrées partout par ici !
Jeannot : – Auriez-vous noué amitié avec ce ladre ?
Armand : – Disons que nos relations de voisinage sont au beau fixe ! J’étais venu pour répondre à son invitation – plus que par sympathie ! Inutile d’ajouter sur la liste des récriminations objectives ma consternation à titre personnel. Même avec sa vulgarité naturelle, le personnage ne m’avait pas habitué à ces ambiances orgiaques qui dénaturent l’esprit de l’entente franco-africaine pour les quinze prochains siècles !
Jeannot : – Je ne voudrais pas défendre l’indéfendable, mais il s’est trouvé pris au dépourvu tout comme vous !
Armand : – Hum, vos supputations m’étonnent grandement ! Voyez-vous, Valier a trouvé chez sa femme une caution pour ses dépravations de colon attardé ! De son côté, cette manipulatrice a réussi à lui faire gober que la culture africaine se réduisait à l’air de débauche ! Notre grand benêt s’est trouvé trop heureux pour approfondir ! En vérité, cette femme n’est pas une Africaine, c’est une courtisane, comme on en trouvait traces dans l’Empire romain et dans toutes les civilisations, surtout lorsqu’elles dépérissent ! C’est le cas de notre ancien Empire colonial, dont personne ne veut assumer les ruines fumantes ! C’est ce que mes articles répètent à satiété, sans que personne ne m’écoute… J’incrimine le système occidental au cœur, c’est là le nœud gordien de l’aporie transcendantale ! Hélas, la révolution mondiale est en marche, sans qu’aucune autre force que mon génie n’en sente les ruines fumantes… »
Il se prit le front entre les mains.
Jeannot : – Comment vous êtes-vous engagé dans le journalisme militant ?
Armand : – Ce serait une longue histoire ! Et un combat fastidieux – qui réserve certes ses instants de félicité et de satisfaction, mais implique aussi une somme considérable d’ennuis divers et répugnants ! Pour l’instant, je n’en retiens que l’aspect enrichissant ! Pourtant, il appert que cette lucidité sans faille n’est pas sans péril… Elle implique que la nature humaine n’ait guère de secrets… C’est peut-être la raison de la mélancolie et du désenchantement qui m’habitent ! Quels que soient les efforts qu’il consente, l’homme chérit par trop la puissance et le pouvoir pour songer à améliorer durablement les choses… Et vous, qui êtes vous ? »
Jeannot toussota avec solennité. Cathy l’interrompit dans la déclinaison de son identité. Elle l’alpagua sans ménagement.
Cathy : – Cette fois, petit chéri maudit, fini de jouer au chat et à la souris ! J’en ai assez de courir gratuit ! Assez des cochonneries ! Personne ne refuse les offrandes de miss Lolo jolie ! Viens danser avec ta mie ! Viens te serrer contre mes grosses fesses et te pourlécher les babines, vicieux prédateur sans vergogne ! Alors, tu te fais encore prier, petit cabri ? »
Malgré le sourire cajoleur, le ton ne souffrait aucune contestation. En cas de refus, Jeannot la piquerait au vif de son irascibilité. Pris au piège, il recula. Il était inconcevable d’interrompre l’Entretien pour zouker-love avec une pétasse racornie ! Émanant de Séphora, la proposition eût à la rigueur recueilli ses faveurs ! Mais les quadragénaires le rebutaient. Définitivement.
Jeannot : – Savez-vous que vous me trouvez en pleine discussion avec un homme dont l’intégrité n’est plus à présenter et qui…
Cathy : – Tss-tss, j’ai envie de baiser avec toi, alors oublie les flonflons ! »
Soufflé par la franchise avec laquelle cette femme mariée s’offrait, Jeannot sollicita les forces de son esprit pour sortir de ce traquenard. Il n’appréhendait pas tant la réaction de Valier que le discrédit auprès d’Armand. Des cris d’orfraie le tirèrent de son embarras. Euphémisme, le spectacle ne manquait pas de délectation. Mirande, ivre et désinhibée, avait remonté sa robe moulante jusqu’à l’extrême limite présentable de ses cuisses. A chaque nouveau déhanchement, elle se balançait la tête en avant pour singer un mapouka endiablé et fortement lubrique. Ses fesses remuaient de gauche à droite et de bas en haut avec une lenteur experte et obscène.
Tandis que les invités s’enivraient des ragots que le spectacle suscitait, le cameraman préposé à l’instant immortel – toujours le colosse noir – prenait un malin plaisir à accumuler les gros plans suggestifs et les travellings obliques. Jeannot s’en émut. Cette fois du moins, le mari bafoué mettrait un juste terme aux débordements ! Peine perdue ! Valier, occupé à conter fleurette à Séphora, n’avait pas la tête à s’émouvoir des écarts criants. Jeannot vit l’occasion idéale de fuir les bras de Cathy. Sans heurt ! Ivre morte, celle-ci s’était empressée de rejoindre Mirande pour la seconder dans sa chorégraphie. Armand renifla de mépris.
Armand : – Voilà le résultat de vingt ans de corruption sur un Occidental que rien ne prédestinait à la décadence… Mariné dans son milieu d’origine de petit-bourgeois sans âme, cet individu vous aurait donné un honnête cadre de PME, un bourreau de travail qui n’aurait sorti la tête de l’eau que pour se soucier de la destination de ses vacances annuelles sur la côte espagnole ! »
Il se moucha sous le coup de l’irritation.
Armand : – Cathy et Mirande… Les débordements de ces allumeuses ne sont que trop fameux ! Comme les filles de leur génération, elles ont compris le parti à tirer d’un mariage mixte ! Vous voyez le grand Noir qui s’ébroue sur la piste avec une jeunette qui pourrait être sa fille ? »
Il désignait le cameraman.
Armand : – Un certain Théophile Bosso. Officiellement l’ami d’enfance de Cathy… En vérité, son amant fort peu officieux ! Il a dû coucher au passage avec Mirande pour ne pas faire de mécontentes et ne pas usurper son titre de gloire de cocufieur des maris blancs tant honnis ! Quand il n’écume pas les soirées branchées, cette crapule de la vie africaine ordinaire occupe le restant de son temps à vaquer au port de Belleville comme transitaire... C’est-à-dire qu’il profite des transactions pour s’en mettre plein les fouilles ! Je le soupçonne même de favoriser certains trafics d’armes, de diamants ou de drogue en détournant à son profit le semblant de lois censées régir l’import-export ! Le Dahomey, démuni de sous-sol et de richesses minières, a tout misé sur son port. Résultat trop prévisible des courses : l’endroit sert de plaque tournante aux trafics internationaux en quête d’invisibilité ! Ici, la discrétion et l’efficacité sont garanties avec la bénédiction de l’Etat ! Le Maréchal-Président est trop heureux d’avoir trouvé le moyen providentiel de garnir ses comptes suisses ! Je pourrais me montrer plus disert si le sujet vous intéresse ! Pour ce qui est de Bosso, je sais de source certaine que Cathy passe de mèche avec lui des voitures et des fripes hors-taxes… Une affaire juteuse dans laquelle chacun se retrouve…
Jeannot : – Pendant ce temps-là, Valier sort Séphora, la petite pouffe soumise… C’est d’un pitoyable ! »
Armand s’agaça de la mention de Séphora.
« Au Dahomey, Valier passe pour un notable. Que voulez-vous ? Sa grosse bedaine attire les filles en quête de confort ! Les plus belles nymphettes se sentent obligées de quémander la part bénie de ses billets. A force de côtoyer l’ambassadeur de France et de serrer la pince des ministres corrompus de la clique à Sekotou, il a fini pour de bon par se croire sorti de la cuisse de Jupiter ! Ce qui au départ était un jeu est devenu l’objet d’une comédie de mœurs pathétique ! »
Jeannot, lassé du verbiage, céda à la pente de ses penchants lubriques. Il prétexta son aide chevaleresque pour se rapprocher de Séphora.
« N’existerait-il pas un moyen de sortir cette jeune femme de l’ornière désespérée à laquelle sa naissance la condamne ?
Armand : – Mon pauvre ami, si vous vous entêtez dans vos rêves de grandeur sans consistance, vous n’émergerez jamais de votre pétrin… Je vais me montrer brutal pour votre salut macro-bioéthique : vous ne pouvez rien pour son âme ! Cette créature l’a hypothéquée en validant la solution de facilité ! Des jeunes femmes comme Séphora se ramassent ici par pelletées ! »
Jeannot eut honte des stratagèmes auxquels l’inclinaient ses tentations, indignes de la cause panafricaine. Et dire qu’Armand le prenait pour un idéaliste !
Armand : – Que suis-je venu faire dans cette galère ? Le mieux est encore de m’éclipser en douce ! Ce spectacle dégradant constitue une offense pour mes engagements héroïques !
Jeannot : – Je souscris à ce sage retrait et m’y associe sans réserve ! Le temps de saluer le propriétaire et…
Armand : – N’en faites rien ! A cette heure, toute politesse est vaine ! Valier et sa femme sont trop occupés à conter leurs fredaines respectives pour s’offusquer de notre départ prématuré… »
Jeannot ne trouva qu’à acquiescer au bon sens de la remarque. Ensuite, ce fut le trou noir.
Quand il reprit ses esprits, il observait les couples qui dansaient sur la piste dans un état de torpeur amusée. La piste ? Sans qu’il comprenne, il avait atterri dans un complexe karaoké fastueux d’ostentation. Son premier réflexe fut de déplorer que l’Afrique dispute le faste à l’indigence. Il s’inquiéta. Qu’était-il arrivé ? Sa mémoire le trahissait. Etait-ce les effets secondaires de la sclérose en plaques ? Dans son dernier souvenir, il se trouvait chez Valier. Il eut beau chercher autour de lui, Armand, pas plus que Valier, ne se trouvait dans la compagnie consternante des tontons fricotant avec les jeunettes désargentées. Il détourna le regard. Encore des putes prêtes à tout pour quelques billets blancs ! Il aurait tant aimé reconnaître un visage familier ! Sa prière se trouva exaucée sans qu’il eût le temps de demander son reste : à son grand désarroi, Cathy revenait à la charge !
Cathy : – Cette fois, tu n’as pas le choix : le zouk est à moi ! J’ai demandé au DJ de nous mettre du love love 100 % Africa ! Toi là, tu me fais courir le haricot mango ! Tu as de la chance de sentir le bon Négro… »
A court d’arguments, Jeannot sortit la première absurdité qui lui passa par la tête pour se défausser.
Jeannot : – Et votre mari, vous en faites quoi ?
Cathy : – Laisse ce bandit là où il est ! La vie est trop courte pour s’arracher les cheveux à cause d’un sale Blanco impuissant ! Les toubabs polluent notre beau pays ! Sans eux, la vie serait un paradis ! Ils nous ont refilés le DAS et la misère ! Ils sont l’incarnation du diable ! Toi, tu es jeune et tu es noir – j’ai envie de te goûter ! »
Jeannot chercha une échappatoire pour arrondir les angles. Comme rien ne venait, il débita la première sornette qui lui passait par la tête.
Jeannot : – Je crains de ne pouvoir m’engager… En effet, je suis marié ! »
L’apparition d’une sculpturale jeune femme surgie de nulle part interrompit sa fuite en avant. Un miracle n’intervenant jamais seul, la donzelle le convia à rejoindre la piste. Trop heureux de l’aubaine, il s’excusa pour la forme auprès de Cathy. En pure perte ! Il entendit en s’éloignant le torrent d’insultes racistes dont elle l’accabla. L’écart l’amusa. De nouvelles aventures l’attendaient, plus réjouissantes !
Lassée de ses hésitations, la jeune femme l’avait tiré avec autorité sur la piste. Sans avoir rien demandé à personne, la compagnie du mannequin au milieu de la foule furieuse le décalait plus que jamais. L’Afrique était magique ! A part le Dahomey, quelle terre offrait l’opportunité de danser avec une reine de nuit qui aurait tenu la comparaison avec n’importe quelle miss France ? C’était bien simple, Jeannot l’aurait nominée pour la couronne de miss Monde. Elle n’aurait sûrement pas dépareillé, avec sa taille cambrée, ses jambes ciselées et rectilignes et ses pommettes ouvertes sur le monde ! De plus, sa peau sucrée luisait sous les sunlights comme une mangue dorée au soleil. La comparaison lui agréa. Sans avoir eu le temps de déchiffrer le cours imprévisible de ses sentiments, le zouk était terminé. Il n’insista pas, de peur de paraître lourd. A sa grande surprise, elle le relança.
– On en danse un second ? C’est le quart d’heure zouk… »
Jeannot ne cacha pas sa déception. La jeune femme avait l’accent et les façons d’une Antillaise. Déçu de cette trahison identitaire, lui qui abhorrait par-dessus tout les Iles et leur culture du déni, il contempla le spectacle navrant auquel la fureur hystérique avait conduit Cathy. Etait-ce le refus qu’elle avait pris pour une rebuffade inqualifiable ? Toujours est-il qu’elle s’était emportée jusqu’à briser la bouteille de champagne sur la table ! Celle-ci gisait au sol, fracassée en mille morceaux épars, tandis que la moquette rouge pétillait de furieuses bulles, dont la progression sulfureuse n’en finissait plus dans sa course folle. Jeannot attendit l’inévitable sanction. L’issue ne faisait aucun doute : d’un instant à l’autre, des videurs la vireraient sans ménagement. Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur les conséquences de ces soubresauts caractériels.
– Je m’appelle Belinda… »
La tendre étreinte suivit avec une insistance trop pressante pour surgir d’un malentendu. Ne sachant quoi répondre, il rougit et se félicita de sa couleur imperméable. Le mieux était de se taire et de profiter de l’instant. Rien n’était plus méprisable que la figure du tchatcheur débitant le baratin convenu. Dans son allégresse, un élan de folie le saisit. Volant jusqu’au bar, il commanda un magnum sans se soucier de son impéritie pécuniaire. À cette heure, seules lui importaient la dépense et l’ostentation ! Il était prêt à toutes les mascarades pour impressionner Belinda. Les dépenses somptuaires impressionnaient toujours les femmes. Il trouverait le temps de s’acquitter de leur prix indécent.
« Pourquoi je me prendrais la tête ? Quand on a la SEP, autant profiter de la live ! »
Cette foutue sclérose, il l’avait placardisée depuis son arrivée sur le sol du Dahomey et voilà qu’aux premiers soucis elle pointait le bout de son nez, impitoyable de sadisme ! Comme si les affres de son angoisse ne lui étaient pas passées inaperçues, Belinda ne lui laissa pas le loisir de s’engoncer dans son ébauche de malaise. Fait curieux, sa voix avait perdu de sa sensualité pour laisser place à une détermination de glace.
Belinda : – Suivez-moi ! En silence ! C’est urgent… Et ne posez pas de questions ! Nous avons perdu assez de temps comme cela ! »
Elle l’entraîna d’autorité. Cette fois, ce n’était plus pour un flirt préludant à l’Amour-pour-la-vie ! Au moment où ils s’apprêtaient à quitter la piste, Jeannot distingua dans une loge VIP le Chien en grande discussion avec Valier. Ils portaient des smokings et fumaient des cigares. Leur complicité était palpable. Jeannot scruta fiévreusement la vitre fumée pour vérifier qu’il n’était pas le sujet d’une hallucination. Nul doute, il ne s’était pas mépris. Il s’agita.
Jeannot : – Là-bas ! Qu’est-ce qui se passe ? Je veux comprendre le fin mot de cette affaire ! »
Belinda lui décocha un sourire sibyllin.
Belinda : – Tu ne seras pas déçu du voyage ! Normalement, le Patron est de sortie…
Jeannot : – Le Patron ?
Belinda : – Pardo pardi ! Il loue une loge à l’année… »
En découvrant son omniprésence diabolique, au moment où on le croyait plus absent que jamais, Jeannot sentit croître la menace.
Jeannot : – Ces histoires de fous commencent à faire ! Trop ! Vous vous payez ma tête ! Que cache cette mascarade ? Où est passé Armand ? J’ai besoin de lui ! Maintenant ! »
Belinda le dévisagea avec la candeur effarouchée d’une garce.
Belinda : – Patience… Croyez-vous que le poisson morde du premier coup ? »
Jeannot s’énerva. La contrariété le gagnait sans qu’il parvienne à réfréner la pression. Ses nerfs ployaient avec la violence d’une digue trop longtemps contenue.
Jeannot : – Il est inconcevable que je me tourne les cepous en attendant la fin du monde ! Dans deux jours, je moisirai à Paname ! Je leur raconterai quoi, moi, aux bouffons de Clairlieu ? Que j’enquillais les teillebous en courant les endroits chauds de la capitale ? Jamais, bordel de merde, tu m’entends ? Jamais ! C’est clair ? »
Jeannot, soulagé de s’être lâché, s’interrompit devant l’entrée éclatante de superbes métisses vêtues de pagnes égyptiens new wave. Elles accompagnaient l’apparition royale de Pardo ! Il se décomposa. Son ennemi juré se tenait à quelques mètres de lui, fier comme un paon ! Electrique, ses idées crépitèrent dans son cerveau en perdition. Il sentit pétarader les trompes funestes de sa dernière heure. Allait-on l’abattre ? A moins que Belinda ne soit la complice d’un règlement de comptes machiavélique ? Serait-il la victime sacrifiée sur l’autel de l’affairisme panafricain ? Coupant court à la crise de panique, Belinda désigna une porte dérobée.
Belinda : – Cette sortie donne sur le Majestic ! Ne me dites pas que vous n’avez jamais entendu parler du bar le plus select de la capitale ! Toutes les filles rêvent de poser sur l’une des tables qui entourent le comptoir serti de diamants et d’émeraudes ! Vous ne comprenez donc pas ? Seules les âmes bien nées ont le droit de pénétrer ce temple sacré ! »
En coulissant, la porte révéla un somptueux bar, dont l’existence était insoupçonnable. Le décor futuriste avait de quoi fasciner l’esprit le plus blasé. Les appliques asiatiques accrochées aux tentures de damas rouge dessinaient des halos d’arabesques envoûtantes sur les silhouettes des serveuses habillées à la mode des midinettes de Tokyo, avec des chapeaux de cow-boy et des kimonos couleur pastel. Jeannot frémit devant cette dédicace au mauvais goût. Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur les fastes oppressants du décor.
La surprise qui l’attendait l’estomaqua : Berg en chair et en os ! L’inoxydable philosophe se trémoussait au pied du comptoir. Par quel miracle ce débris avait-il échoué dans un lieu si fermé ? Son ivresse atteignait de tels faîtes que ses lèvres ployaient sous les convulsions de la bave putride. Tutoyant les frontières de l’apesanteur, il titubait plus qu’il ne zoukait avec une matrone noire dont le ventre bedonnant accompagnait le rythme lancinant de la basse. Jeannot se tourna vers Belinda, incrédule. Stupeur et tremblements ! Elle avait disparu !
Il s’affola. Les suées abondèrent à ses tempes. Il frisa la rupture en distinguant des hurlements stridents qui saturaient la mélodie. Il ferma les yeux, résigné. Pas de doute, la bande à Pardo se préparait à l’enlever. Comme le drame tant attendu se faisait attendre, il s’étonna. Il comprit sa méprise en apercevant Berg la tête renversée, les bras haranguant le ciel. C’était lui qui insultait sa cavalière, avec des gesticulations véhémentes qui annonçaient les prémisses de la bagarre !
« Jolie négresse ! Jolie négresse ! »
Jeannot attendit avec fatalisme le coup de poing qui tancerait l’inqualifiable provocation. Nulle réaction. Chacun vaquait à ses occupations. Comment la clientèle aux trois quarts autochtone supportait-elle la bravade ? Perplexe, Jeannot s’avoua dépassé. L’indifférence confinait à l’imbécillité. Il se demanda s’il n’était pas plongé dans les affres d’un cauchemar insidieux. Séphora apporta un indubitable démenti en lui tapotant l’épaule. Rasséréné, il se retourna. Ce corps de rêve lui permettait de recadrer la texture de la réalité ! Ultime surprise, elle était accompagnée d’Armand ! Jeannot souffla. Son horizon personnel s’éclaircissait ! Dans sa liesse, il les aurait embrassés. Leurs retrouvailles signifiaient le retour à la vie. Séphora coupa court avec brutalité aux effusions.
Séphora : – Suivez-nous sans poser de questions ! »
Armand, furtif comme l’avion, s’était volatilisé. Séphora prit Jeannot par la main et lui désigna une direction improbable. Tout à son regret de quitter Belinda – peut-être à tout jamais ? –, Jeannot se retrouva dans les toilettes des femmes. Ce n’était pas la direction à laquelle il aspirait.
Jeannot : – Où m’emmenez-vous ? À ce que je sache, je n’ai manifesté aucune envie pressante !
Séphora : – On ne vous a jamais dit que vous posiez trop de questions ? »
Elle s’exprimait avec un accent dénué d’inflexions africaines.
Jeannot : – C’est là mon défaut majeur autant que ma qualité principale ! »
Sans crainte des conventions, elle le poussa dans une cabine individuelle. Se rendait-elle compte de son geste ? Séjourner en compagnie d’une jolie femme à l’intérieur d’un cabinet avait de quoi inciter à l’équivoque ! Les circonstances l’émoustillèrent. Blanc, il eût été cramoisi. Il surprit une voix en sourdine qui éructait dans le cabinet contigu.
« Savez-vous qui représente Cardetti à Belleville ? L’équivalent de Lucky Luciano aux Etats-Unis ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte ! Avez-vous vu The Godfather ? Comme il ne compte pas spécialement parmi mes amis, je suis suivi comme le loup blanc, si vous voyez ce que je veux dire… »
Ne lui laissant pas le temps de surprendre la suite de la conversation, Séphora pressa violemment la cloison avec le dessein démesuré de la renverser. Jeannot la regarda s’ébrouer, incrédule : la jeune femme avait-elle perdu le sens ? Lui-même, en dépit de sa carrure athlétique, ne se serait jamais aventuré à tenter cette manœuvre aberrante ! Contre toute attente, la paroi pivota, découvrant un passage secret. Emerveillé, Jeannot se retrouva plongé dans l’antre du Corbillard, à l’époque bénie de sa jeunesse.
Tout de suite, la lumière le détrompa. Ils étaient dans la rue ! À cette heure matinale, elle trépidait déjà du va-et-vient des taxis et des petits commerces qui ouvraient avec l’aurore. Des prostituées par dizaines ceignaient de leur cortège lugubre les trottoirs. La joie avec laquelle elles souriaient leur flanquait une fragilité désarmante. Jeannot ressentit du dégoût : coucher avec des esclaves jetées en pâture aux instincts les plus vils ! Elles ne se privèrent pourtant pas de l’aguicher non sans vulgarité.
« Toi coucher avec moi ?
– Pas cher…
– Toi venir !
– Chéri coco… »
Cette litanie de propositions tarifées l’ébranla. Pourtant, à Eonville, le spectacle des prostituées le laissait de marbre. Coupant court à ces simagrées, Séphora lui intima l’ordre de la suivre sans traîner. Son plan était bien rôdé. Deux zémidjans attendaient, moteurs vrombissants, prêts à démarrer en trombe. Il eut à peine le temps d’investir l’arrière d’un véhicule. Le chauffeur lançait déjà son engin à plein pot à travers les ruelles. Ils manquèrent de se fracasser dix fois le crâne contre la poussière peu amène des vons que le conducteur empruntait avec une dextérité irréprochable.
Devant, Séphora avait emprunté un autre chemin. Jeannot distingua tant bien que mal, au travers des larmes qui embuaient ses yeux, Dantokpa la fourmilière tentaculaire, l’immense marché couvert, ville dans la ville, avec ses kyrielles de ramifications labyrinthiques, sa profusion baroque d’épiceries, de ventes au détail, de magasins de tissus, de tailleurs, de bijoutiers, de coiffeuses, de mendiants aveugles, d’infirmes lépreux, formant l’âme tourmentée et impitoyable de cette Cour des Miracles décalée et exotique.
Jeannot aurait aimé souffler. Loin d’exaucer son vœu, le conducteur accéléra encore, jusqu’à courir des risques insensés. Plusieurs fois, ils passèrent à deux doigts de renverser un commerçant, un gamin attardé, un vieillard aveugle, entraînant les virulentes protestations des badauds. Tout accident aurait accouché d’un lynchage à mort ! Priant qu’aucun terme prématuré n’entrave la course folle, Jeannot se surprit à hurler de toutes ses forces entre les boucles de son casque.
Jeannot : – Qu’est-ce vous foutez ? Vous êtes gueudin ou vous avez perdu vos facultés ? »
Sans prêter attention (avait-il discerné quelque chose dans le vacarme assourdissant ?), le chauffeur frôla l’encoignure bigarrée d’une échoppe avec une témérité inouïe, manquant d’arracher des étoffes à chacun de ses dérapages. Une odeur pestilentielle, à déboucher les sinus d’un enrhumé chronique, indiqua qu’on atteignait le quartier des tanneurs. De suffocation, Jeannot en oublia ses récriminations. Hippolyte s’engagea dans une ruelle plus étroite – jusqu’à frôler les murs. Il se trouvait contraint de rouler au pas sous peine d’écraser les chalands qui marchandaient les promotions de la matinée, les conducteurs de remorques et de pousse-pousse retapés, dont le fatalisme inoxydable constituait le meilleur viatique à la chaleur suffocante de la ruche. Soudain, un vendeur de capitaines déboula de son étal. Hyppolite freina brusquement.
Jeannot : – Ma parole, on va se planter ! »
Désavouant la prophétie, le zem conserva son équilibre précaire. Décidant de soigner le mal par le mal, le chauffeur accéléra encore. Cette fois, Jeannot parvint à faire entendre ses récriminations. En guise de réponse, le guide lui asséna un coup de coude bien senti dans les côtes.
« Ca suffit, le cirque ! Vous voyez pas que je bosse ? Imbécile ! »
Jeannot n’eut d’autre choix que de s’incliner. De toute façon, le ton ne souffrait aucune contestation. Il se recroquevilla. Une aigreur lancinante lui tirait le ventre. Le zemidjan s’engouffra dans un sentier obscur. Il parcourut plusieurs arcs de cercle à allure réduite avant de se figer. Complètement perdu, Jeannot ouvrit les yeux. La tête lui tournait. La remise d’une boutique de boubous constitua leur destination finale. Oubliant d’insulter l’homme qui avait failli lui briser le crâne et le corps, Jeannot s’estima trop heureux d’être arrivé à bon port.
Il n’eut pas le temps d’approfondir sa situation. Sans lui accorder de répit, Hyppolite s’évanouit. Jeannot aperçut au mur une inscription à la craie gommée par l’usure.
« Mamiwata… »
Il hocha la tête, perplexe. La divinité de l’océan était auréolée d’une réputation de toute-puissance cruelle. Etait-ce par déformation commerciale la marque d’un tissu réputé ? Déboulant en pagne et tongs, une jeune vendeuse coupa court à ses spéculations et lui intima, dans un accent incompréhensible, l’ordre de s’aplatir au fond d’une carriole. Jeannot s’exécuta. Pourvu qu’il retrouvât Armand et Séphora, il était prêt à tous les compromis. On le barda d’une montagne de pagnes multicolores. Bientôt, baignant dans la sueur, le curieux convoi démarra sans se presser. Ses oreilles sifflaient avec une intensité qui lui fit craindre une poussée. Il chassa ses prémonitions en se répétant que Sailant l’avait autorisé à voyager. Quand s’arrêterait le supplice ? L’anxiété ayant décuplé la soif, il s’endormit, épuisé. L’écho de palabres le réveilla. Il dressa l’oreille. Le crissement si caractéristique des roues contre le sol s’était estompé. Était-on enfin arrivé ? Bousculant les piles de pagnes, un Sénégalais aux traits bourrus et aux yeux rougis le délivra.
« Descendez dans la cave ! »
Décidément, la politesse n’était pas le fort de ses ravisseurs ! Méfiant, Jeannot avisa une trappe dont l’entrebâillement indiquait la voie à suivre. Il prit garde à ne pas trébucher sur une des marches inégales et glissantes. Ce n’était pas le moment de se fracturer la malléole ou de se démettre la clavicule, ses deux angoisses de footballeur ! Le cellier baignait dans une telle pénombre que sa rétine rechigna à s’acclimater au contraste.
Il attendait avec impatience les explications sur le charivari qui l’avait trimballé aux quatre coins du marché couvert, pour atterrir dans ce lieu coupé du monde. Il se frotta les yeux et finit par apercevoir un honorable vieillard, imperturbable dans un boubou trois pièces de cérémonie blanc cassé, surmonté d’un chapeau traditionnel assorti. L’homme était installé sur un majestueux trône de bois taillé d’une pièce, une canne de baobab sertie de diamants à ses pieds. D’un geste vif et prévoyant, il invita son hôte à investir le tabouret situé face à lui. Obtempérant, Jeannot évita les questions superflues. Enfin, le vieillard prit la parole dans un français parfait.
« Mon identité doit vous titiller ! N’ayez crainte, la fin de mes explications vous délivrera la clé de votre énigme… »
Il hocha la tête avec dignité.
« Je vous épargnerai les présentations superfétatoires ! En effet, je vous connais comme la chair de ma chair ! »
Jeannot allongea le cou.
« Vous avez échappé de peu à la mort lorsque vous vous trouviez fort imprudemment au No Man’s Land ! Vous ne devez la vie sauve qu’à l’intervention in extremis de Belinda ! Ce complexe est sous la férule de Cardetti. Imaginez-vous l’organisation dont il dispose ? Une réplique miniature du Ku Klux Klan – en plus diabolique ! Malgré son opacité, par la grâce de nos informateurs, nous sommes en mesure de révéler que le bras droit de Pardo l’a baptisé le Cardetti Chic Clan, le CCC, quoique d’aucuns préfèrent le patronyme concis de CC, plus rapide à prononcer et moins répétitif… »
Jeannot se demanda quelle fin le vieillard poursuivait en l’abreuvant d’un tel luxe de détails. Comme s’il se rendait compte, il en vint au but.
« Dans les caves, des salles de torture et des geôles permettent de faire parler les plus endurants ! Ils s’apprêtaient à vous y précipiter pour vous administrer les poisons les plus sophistiqués et vous délier la langue… Ils ont leurs raisons ! Savez-vous que Helena Méribel vient de faire allégeance au Diable en Personne – je veux parler bien entendu de Sa Sainteté Sérénissime San Cardetti Senior ?
Jeannot : – C’est impossible ! Jamais elle n’aurait agi sans le consentement de son mari ! C’est lui le Patron du Groupe !
– Vous êtes bien crédule, mon jeune ami… Serait-ce la conséquence d’une inclination certaine à l’idéalisme angélique ? Le monde n’est pas rose, il serait plutôt gris ! Gris sombre plus que clair, car la vieillesse tanne le cuir et assombrit les teintes les plus tenaces ! Regardez le drame qu’endure la Joconde… Vous sous-estimez l’appât du gain ! Cardetti est intervenu en sous-main pour soudoyer Crétier et approcher Helena ! Devant la proposition, cette intrigante n’a pas hésité à doubler son mari ! Le vaillant Luc ne pourra rien quand il découvrira la supercherie ! Cardetti a acheté 50,1% du capital du Groupe avec l’aval d’Antonioli et d’Estrazy ! Sans compter que Crétier a toujours été l’amant de Helena…
Jeannot : – C’est impossible ! Que vais-je devenir ? C’était Luc mon employeur ! »
Le vieillard poursuivit imperturbablement.
« Valier n’est qu’un suppôt à la solde de Cardetti. Il est dépêché par Antonioli, qui vous a vendu à Pardo contre quelques femmes – des orphelines de Belleville offertes en amuse-gueule ! Vous l’avez échappé belle : Cardetti projetait de vous empoisonner ! Vous rappelez-vous du magnum de champagne ? »
Il rit silencieusement.
« Il contenait de la racine d’evon, un puissant toxique, aussi mortel qu’indétectable ! »
Jeannot entrechoqua ses mains avec éclat.
Jeannot : – Voilà pourquoi le Chien avait disparu : il aurait pu me protéger !
– Hélas, mon jeune ami, vos amis ne sont pas à la hauteur de vos qualités de Héros de la Cause…
Jeannot : – Je vous comprends mal…
– Berg est un ivrogne incurable, incapable d’offrir une aide digne de ce nom ! A cette heure, il dessaoule dans le maquis de maman Isidore. Vous auriez pu mourir mille fois avant qu’il lève le petit doigt !
Jeannot : – Je m’en étais aperçu !
– Quant au Chien, sa véritable identité répond au doux titre de Cap’tain Antoine. La conscience de cet homme de main du Colonel traîne des dizaines d’assassinats politiques, notamment en Afrique du Sud et en Amérique. Pour votre gouverne, apprenez que la liquidation de Ben Zeltout est son fait exclusif…
Jeannot : – Le misérable traître ! Je l’étriperai de mes propres mains !
– Allons, reprenez-vous ! En tant que Héros de la Cause, ces débordements de haine attestent de votre puérilité ! Vos armes témoignent pourtant d’un potentiel à nul autre pareil ! Les documents remis par Alain représentent une déclaration de guerre sans précédent intentée contre le pouvoir de la Françafrique. Il ne sert à rien de s’immoler en martyr inutile...
Jeannot : – Qu’allez-vous chercher ? Je suis un militant, pas un fanatique !
– La Françafrique se trouve à la croisée des chemins. L’époque du romantisme néocolonialiste où les Français régnaient en maîtres sur leur ancien Empire colonial s’est achevée avec la globalisation et l'amplification de la concurrence internationale ! D’où la recrudescence des conflits d’intérêts avec les Anglo-Américains ! Pendant ce temps, Antonioli et Chanfilly règnent en maîtres sur la mafia franco-dahométienne. Ils ont chargé Cardetti de veiller sur l’Empire balbutiant qu’ils ont formé lors de la réunion secrète de Clairlieu du 16 janvier 199*…
Jeannot : – Clairlieu ? Mais il s’agit de ma ville natale !
– C’est aussi le rendez-vous des affairistes qui souhaitent se retirer dans la montagne… Je fais référence à l’ignoble Eichmann ! Ces gens-là n’ont aucune considération pour la vie. Cardetti se serait débarrassé de votre corps avant de dépêcher le Chien pour dérober vos documents ! Après avoir torturé votre ami, il va sans dire, le noble réfugié politique perse qui manie l’informatique avec la dextérité de l’inspiration divine…
Jeannot : – Toni ? Mais c’est pas un Perse !
– Nous autres Africains utilisons ce vocable antique pour désigner les valeureux descendants du peuple de Zoroastre… Ses hommes brillent par leur fidélité, leur loyauté et leur générosité – contrairement aux Bougnoules du Maghreb, un ramassis de voleurs qui expurgent la France de sa noblesse d’âme… Il est temps de poser la seule question qui mérite d’être débattue : que fait Jean-Marie Le Pen, le valeureux chef de la Gaule ?
Jeannot : – Je suis au regret de vous rappeler à l’ordre ! Vos propos sont empreints de racisme et de fiel !
– Croyez-vous ? De toute manière, ces bagatelles n’ont aucune importance ! Tout le monde se berce de douces illusions pendant que le destin de l’Afrique a échappé aux mains des Africains ! Aujourd’hui, plus personne ne maîtrise les aléas internationaux…
Jeannot : – Si nous ne faisons rien, qui œuvrera pour l’Afrique ? Le triomphe de Balthazar ne manquera pas de ruiner les projets de Cardetti !
– Apprenez que la légalité possédera toujours un temps de retard dans sa course contre l’illégalité ! L’évolution du dopage dans le sport offre un exemple éclairant de l’hypocrisie qui règne dans le monde de la haute finance ! Les intérêts boursiers seront toujours plus puissants que les idéaux de justice que leur opposent les ligues de vertu financées en sous-main par les affairistes !
Jeannot : – Je crois dans le Progrès de la légalité internationale !
– Je suis excédé par la torture ! Au Vietnam ! Au Zaïre ! En Algérie ! En Argentine ! En Afghanistan ! En Arabie Saoudite ! En Russie ! On torture dans le monde entier ! Saviez-vous que le meilleur moyen de faire parler un homme revient à lui décocher une décharge électrique dans les testicules toutes les vingt secondes ? Si après cinq minutes, votre homme remue encore l’orteil gauche, il révèle son appartenance à la caste des nobles guerriers ibos du Nijiwa ! »
Trois coups secs donnés à la porte mirent un terme à cette envolée fiévreuse. D’un geste ample, le vieillard fit signe d’approcher. Un serviteur silencieux apporta un message sur un présentoir wenge. Il s’éclipsa sans un mot, tête soumise. Le vieillard déchiffra la dépêche en silence, l’air grave, avant de tendre le papyrus à Jeannot.
– Connaissez-vous la prophétie inscrite sur ce parchemin ? L’Egypte antique a légué au Vieux Monde l’essentiel de son savoir ! Les Incas furent les descendants de la dynastie Phari, dont les égyptologues contemporains ignorent jusqu’à l’existence ! Chassés de l’antique Ethiopie par les usurpateurs du royaume de Salomon et de Maimonide, ils ont trouvé refuge dans l’inaccessible Cordillère des Andes ! »
Stupéfait, Jeannot constata. Le vieillard s’enfonçait dans un épais délire.
Jeannot : – J’ai peine à souscrire à vos théories…
– Il est vrai que votre mentalité de petit Blanc exprime la trahison envers la couleur de votre peau d’origine ! Votre impertinence occasionne une perte de temps incommensurable pour nos services ! Quand lirez-vous la missive que vous tenez entre vos mains avec une futilité qui frise l’arrogance ? »
Jeannot, l’esprit dans le vague, ne discerna qu’une simple phrase perdue sur l’immensité vierge du manuscrit. Il s’appliqua à la lire avec l'attention studieuse qui lui avait fait défaut à l’école.
« Ne ressent vraiment la brûlure que celui qui marche dans le brasier ».
– Comprenne qui pourra !
Jeannot : – Pourriez-vous m’expliquer la teneur de ce message ? Je ne suis pas habitué à déchiffrer des énigmes !
– C’est simple : « L’épi de sorgho qu’une personne ne mangera pas porte fruit à sa façon ».
Jeannot : – Si vous troquez un proverbe contre un autre, je ne risque pas de vous suivre…
– Croyez-vous que je me moque ? Si l’envie m’en prenait, un simple claquement de doigts me suffirait à obtenir votre embrochage, puis votre rôtissage sur grill incandescent, afin que votre cœur saignant rehaussé d’une pincée de piment et deux doigts d’affiti ne révèle sa succulence absconse ! Leur association est le seul remède connu pour lutter contre la sécheresse du cœur ! On peut l’agrémenter avec de la tomate et des oignons rouges, mais en tant que puriste, je ne goûte qu’aux mets de la Tradition ! Mais je m’aperçois que je ne me suis pas présenté ! Koffi M’Bali, le Vieux de la Montagne, Vénérable Ancien à la Sagesse Abyssale, Polygame Insatiable aux soixante-dix épouses, toutes vierges à leur mariage, selon la Tradition antique qui exige d’une femme ces vertus cardinales – à moins qu’elle n’appartienne à la caste des Courtisanes Sacrées ! Dans la société antique, les geishas différaient des prostituées d’aujourd’hui, qui ne représentent plus que du bétail bon pour l’abattage en gros et gras de la populace démocrate ! Il est vrai que les fruits qui viennent d’Afrique sont bénis par la Connaissance Juste et Droite… Ah, j’oubliais : tout le monde m’appelle couramment Papa Koffi… C’est un patronyme plus convivial, qui me convient mieux, tant j’aime la simplicité et l’humilité ! Je ne suis pas du genre à couper les cheveux en quatre ! Je viens de la race des Saints Vénérables et Consacrés ! »
Jeannot le dévisagea, profondément troublé par sa logorrhée inepte. Il se serait enfui sur le champ si le nom de famille que ce vieux sénile avait mentionné n’avait révélé une coïncidence stupéfiante.
Jeannot : – M’Bali ? Comment se fait-il que nous portions le même nom ?
Papa Koffi : – Comment vous laisser plus longtemps dans l’ignorance et le déni ?
Jeannot : – Vous sous-entendez que nous venons de la même tribu ?
Papa Koffi : – Non seulement nous descendons de la glorieuse Caste des Forgerons considérés par leurs compatriotes comme des démiurges en contact avec les puissances totémiques, mais notre filiation est on ne peut plus directe… »
Jeannot blêmit.
Jeannot : – Vous me dites…que vous êtes mon père ?
Papa Koffi : – On ne peut rien vous cacher, jeune fat ! »
Le coup de théâtre engendra chez Jeannot des sentiments violents. Sa tête tourna. A mesure qu’il se terminait, son voyage révélait les dimensions d’une quête initiatique troublée de relents mystiques.
Papa Koffi : – Malheureusement, la place pour les sentiments est toujours la dernière ! Vous avez votre mission – j’ai la mienne ! Sachez que je ne vous ai jamais perdu de vue… J’ai toujours suivi votre parcours avec la plus grande attention. Je ne vous cache pas que vos incartades m’ont causé du déplaisir, comme votre propension prononcée pour la marijuana, que nous avons la sagesse d’appeler dans notre dialecte l’herbe-qui-rend-fou, mais j’ai toujours gardé confiance dans l’énergie et la force de votre âme ! Vous êtes un M’Bali, de la Race des Combattants !
Jeannot : – Pourquoi ce silence ?
Papa Koffi : – Il ne pouvait en être autrement ! Mes responsabilités me condamnaient à la clandestinité ! Qui soupçonnerait mon existence ? Personne, vous m’entendez ? Personne ! Les responsabilités de Chef du Conseil du Dahomey font de moi le dépositaire légitime du Pouvoir Suprême Africain ! Avant l’Empire du Dahomey, que les Blancs ont cru coloniser en annexant les terres, existait le premier royaume des hommes, celui des Debouts, qui refusaient l’esclavage, pratiquaient la polygamie heureuse et vénéraient le Dieu unique…
Jeannot : – Comme moi !
Papa Koffi : – Taisez-vous, jeune prétentieux ! Avez-vous conscience des sornettes que vous débitez depuis votre arrivée ? Se comparer aux hommes de l’Ere des Debouts est une ineptie autant qu’un terrible sacrilège, que je ne vous permettrai pas de proférer impunément ! Ces temps bénis sont révolus à tout jamais ! Aujourd’hui, la domination sans partage de l’Homme d’Acier rend la puissance incontestable. Dans sa démesure, la Trace s’est évanouie. Qui se soucie de Dieu aujourd’hui ? Pourtant, sans Dieu, l’homme court à sa perte ! Mieux vaudrait pour lui ne pas avoir bénéficié des progrès de la médecine, de la science et de la technologie et conserver le chemin de la Connaissance Divine… Pauvre fou, celui qui s’imagine qu’une fusée peut remplacer la prière et le dialogue intérieur avec l’Infini ! Qui a conscience que le Grand Satan a colonisé l’Afrique pour sa perte ? Chacun ne pense plus qu’au fric et aux femmes ! Des âmes perdues ne jurent que par la jouissance des festins ! Nos Sorciers Célestes ont prophétisé la Marche de l’Humanité ! Sa délivrance n’interviendra qu’à l’avènement de l’Ere Solaire, marquée par le renouvellement de la Lumière Divine… »
Jeannot, que la filiation n’avait pas du tout convaincu, regretta d’avoir échoué dans ce boui-boui.
Jeannot : – Qu’est-ce que je fabrique dans ce cloaque, moi ?
Papa Koffi : – Homme de Peu de Foi ! Tu as été Choisi ! Ton Cœur Vaillant a eu la Force de creuser vers la Vérité !
Jeannot : – Quel rapport unit vos propos aux documents d’Alain ?
Papa Koffi : – Ignorant ! Le Grand Vaudou dévoile à chacune de ses consultations la Vérité, Une et Indivisible ! Le Vaudou Authentique constitue le Savoir Suprême auquel l’homme puisse prétendre ! Pour l’atteindre, une initiation de trente ans est nécessaire. En comparaison, la science occidentale est dérisoire ! Ainsi les Oracles ont annoncé ta sclérose en plaques, appelée en nos contrées la Maladie-Qui-Fatigue… Rassure-toi, ton inquiétude n’est rien en comparaison de tes ressources – ô combien plus étendues que tu ne le supposes… En vérité, tu es appelé à vaincre ! Par ta naissance, tu es de la Race des Vainqueurs ! Comme on dit chez nous, le lion ne craint pas le poison ! La maladie ne t’empêchera pas de rugir ! »
Abasourdi par ce flot surnaturel de révélations, Jeannot ne résista pas à la tentation de prendre l’heureuse nouvelle pour argent comptant.
Jeannot : – Mais alors… Vous conservez le Médoc ?
Papa Koffi : – Pauvre sot ! Ne viens-je pas de t’expliquer que tu n’en avais pas besoin ? Remercie Maître Ursule pour ton dépistage précoce !
Jeannot : – Incroyable ! Vous connaissez maître Ursule ?
Papa Koffi : – Et comment ? Il occupe dans notre organisation le titre de Maître Secret du Royaume Leucocyte, missionné par Sa Majesté Moi-Même afin de saper les réseaux de la Françafrique !
Jeannot : – Mais alors ? Son cabinet ne serait qu’une couverture ?
Papa Koffi : – Nous surveillons les activités d’Alain depuis longtemps…
Jeannot : – Selon le Chien, Alain appartenait à un vaste réseau de proxénétisme dirigé par Pardo…
Papa Koffi : – Un temps pour chaque chose ! Le temps pour toi est Venu ! »
Le sourire carnassier dont il accompagna son commentaire ne disait rien qui vaille.
Papa Koffi : – Avant d’en venir aux choses sérieuses, une petite précision pour te rassurer : la mort de Ben Zeltout a son sens – comme celles d’Alain et de Pelletier. Crois-tu que le hasard gouverne le monde ? Le hasard est la fumée qui obscurcit la cervelle des déments ! Notre mission descend en droite ligne de l’Ame-Monde ! Elle découle d’un Plan Divin dessinant la Nécessité de la Présence ! Si cette confidence peut te rassurer, chaque mort est intégrée dans notre plan cosmique…
Jeannot : – Là je suis largué complet ! Vous pourriez vous montrer plus clair parce que là…
Papa Koffi : – Votre naissance permettra de racheter l’Afrique de la malédiction de Cham… Quel qu’en soit le prix, il ne compte guère en comparaison de la Mission Céleste qui vous est dévolue !
Jeannot : – Je crains de ne pouvoir faire plus que de dénoncer l’existence du réseau Cardetti…
Papa Koffi : – A mon retour, vous comprendrez la portée des espérances que j’incarne au nom du Tout-Puissant ! En attendant, trempez vos lèvres à ce délicieux breuvage ! Vous m’en direz des nouvelles ! C’est du maon – l’hydromel antique dont se désaltéraient les Initiés Debouts ! »
Sans plus d’explication, il s’éloigna avec dignité. Jeannot, que toute revendication panafricaine séduisait d’instinct, s’empressa de goûter le nectar millénaire. Il ne cacha pas sa déception. L’âcreté de la mixture aurait remonté la cote de n’importe quel soda saturé de sucre. Las de se morfondre pour des aberrations, il décida de se lever. Stupéfait, il était entièrement paralysé ! La panique s’empara de ses membres. Il essaya de remuer son bras. Peine perdue ! Heureusement, il lui restait encore l’usage de la parole. Il hurla sans discernement ! Papa Koffi accourut avec une vigueur insoupçonnée pour son âge, muni d’un immense sabre. A en juger par la fixité de son regard, ses intentions homicides ne relevaient pas du domaine de la gageure. Horrifié, Jeannot comprit l’horrible destin qui l’attendait. Alors qu’il s’imaginait avoir rallié le saint des saints, il s’était livré corps et biens aux mains d’une bande de déments !
Jeannot : – Vous êtes un malade ! Un grand malade même ! »
Le regard extatique, le vieillard ne s’offusqua pas de l'invective. La Terre aurait pu trembler, son environnement était sans importance. Suivant le rituel, il adopta la voix d’un possédé.
Papa Koffi : – Il est grand temps que s’accomplisse la Prophétie ! »
Il fixa Jeannot avec un regard empli d’amour.
Jeannot : – Doucement, hein ! Vous comptez me faire quoi, d’abord ?
Papa Koffi : – Suivre la Grande Etoile…
Jeannot : – Eh, c’est quoi, ce charabia ? »
Papa Koffi changea de ton. Il parlait désormais comme un docteur émérite en métaphysique.
Papa Koffi : – Pourquoi manifester ces signes d’affolement puéril ? Il s’agit d’un processus strictement encadré ! Pour vous apaiser, je vais vous détailler les étapes sublimes de l’Ordonnancement Mystique ! Je commencerai par vous arracher le cœur en découpant la cage thoracique. Ensuite, j’arracherai votre cœur frétillant ! Rassurez-vous, l’opération vous aura plongé dans une inconscience qui vous épargnera les désagréments liés à l’ablation des poumons ! Si vous survivez, c’est que vous êtes un Pur et que Dieu a décidé dans sa Grâce Infinie de vous élever à la dignité d’Initié de la Cause Sacrée... Sinon, vous n’étiez pas à la hauteur du destin de l’Afrique ! Tout le monde n’a pas la chance d’être de la Caste des Debouts ! Cependant, vous ne subirez pas le sort qui attend le commun des mortels ! Vous échapperez au Néant et à l’errance indéfinie entre les Formes Aléatoires du Monde Fini ! Votre sacrifice possède un Sens profond, un Sens dont l’importance implique que je ne puisse vous en révéler la teneur… »
Pétrifié, Jeannot comprit entre les gouttes du délire que son bourreau avait la ferme intention de perpétrer son forfait.
Jeannot : – Attendez ! Ne m’avez-vous pas promis que je surmonterais ma sclérose en plaques ? Comment y parviendrai-je si vous m’arrachez le cœur ? Soyez logique ! Je ne suis pas un robot !
Papa Koffi : – En vérité, ne craignez rien des Initiés… L’opération se révélera une simple formalité, comme l’attestent les milliers d’essais accomplis ! Mais assez parlé ! Des actes à présent ! »
Inflexible, il leva le sabre pour accomplir le sacrifice fatidique. Jeannot se vit perdu. Paralysé par la perspective de sa mort, il était pétrifié face à son impuissance, misérable spectateur de son supplice et du tranchant de la lame suraiguisée qui menaçait de s’abattre sur son crâne et de le briser irrémédiablement. Il entrevit avec un effroi teinté de fatalisme les litres de sang qui gicleraient et éclabousseraient le boubou immaculé de son tortionnaire. Son crâne ouvert, sa tête roulerait sur le sol poussiéreux comme une boule de bowling échouée d’un billot. La voix d’Alain se répercuta dans son esprit à l’agonie avec une acuité terrifiante.
« Le sorcier oublie toujours, les parents de la victime n’oublient jamais.. »
La vie était atroce, le monde imprévisible et imperturbable ! Dans l’attente de la mort, il sourit de résignation. Les dernières paroles de ce monde étaient maculées de cruelle ironie. Dans un ultime élan de piété, il implora Dieu et sa mère, les premiers noms qui lui passaient par la tête. Anticipant sur le hurlement étranglé qui s’extrairait de sa bouche, l’angoisse le précipita dans un tourbillon sans fond.
Quand il recouvra ses esprits, il gisait sur un tapis d’une valeur inestimable – seule moquette en mesure de le prémunir des courbatures. Ayant du mal à récupérer, il reconnut le bleu délavé, si familier, du papier peint : il avait passé la nuit chez Toni ! Il s’épongea le front. Il ruisselait. S’était-il débattu durant son sommeil ? Avait-il crié ? Par l’entrebâillement de la porte, il surprit Toni, manifestement déconcerté. Jeannot se redressa, essayant de dissiper les émotions qu’engendrait le retour en force de la veille.
Toni : – T’en fais un tintouin ! Tu m’as fait bouler…
Jeannot : – Tu peux pas savoir ! C’était pire que la mort !
Toni : – C’était quoi, la crise ? »
Jeannot fit un effort pour se souvenir. En vain. A sa grande frustration, les limbes de son cauchemar s’étaient dissipés.
Jeannot : – C’est parti ! Pschitt ! M’en rappelle plus ! »
Soudain, l’horrible réalité le happa de plein fouet ! Son réveil ne le délivrait nullement de l’onirisme. La maladie se révélait plus accablante que la fiction ! Cette maudite sclérose lui sapait l’enthousiasme !
Toni : – T’as le moral qui flanche ?
Jeannot : – T’inquiète ! Tu crois que je vais me laisser aller ? Et les amis qui me soutiennent ? J’en fais quoi, moi ?
Toni : – Tant mieux ! La radio vient d’annoncer l’arrestation de Pavlovitch !
Jeannot : – Qu’est-ce tu racontes ?
Toni : – Ce matin à l’aube ! Paquotte prononcera la conférence de presse en fin de matinée et Estrazy donnera sa version, histoire de passer pour le roi de la sécurité ! Pas de doute, ils vont lui faire porter le chapeau !
Jeannot : – Sauf qu’on est là pour semer le delbor dans l’échiquier ! C’est quand qu’on harcèle l’autre zouave ?
Toni : – Mirinescu ? T’as oublié qu’on avait rencard avec Ursule ?
Jeannot : – Toni, jamais je goberai le morceau ! Je vaincrai ma sclérose, tu m’entends ? Et on dégommera Cardetti ! De toute façon, c’est mystique : les deux luttes vont ensemble, c’est écrit, point barre, à la ligne ! »
Toni s’enthousiasma. Son ami avait retrouvé avec le réveil la pugnacité et la vitalité qui constituaient le sel de sa personnalité. Il était de nouveau fidèle à sa réputation. Revigoré par cette profession de foi à la force vitale, Toni hocha la tête. Lui aussi certain à présent, ils étaient appelés à vaincre l’hydre qu’ils défiaient dans leur inconscience !

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