lundi 23 février 2009

Deuxième partie

1er janvier 199*.

Le Chamois, 6 heures.

En moins d’une demi-heure, la police cerna l’enceinte du Chamois d’un cordon de sécurité intransigeant. La rumeur d’un début d’incendie avait affolé la clientèle au milieu de ses divertissements. On se dispersa, enchanté d’avoir passé une si bonne soirée. Les quelques badauds déterminés à faire le pied de grue pour découvrir le fin mot de l’attroupement furent maintenus à distance respectable. Au milieu de l’effervescence chaotique, Malebrac flaira le phénomène anormal. Nerveuse, elle arpenta le pavé, à la recherche d’un indice à se glisser sous la dent. Elle n’avait pas droit aux tergiversations. Bientôt, des confrères accourraient et se partageraient les nouvelles décaties.
Dans le bureau d’Alain, Luc n’avait repris connaissance que pour plonger dans une léthargie hébétée. Redoutant la décompensation, le médecin du SAMU jugea plus avisé de l’expédier aux Urgences du CHU.
« Le choc a été pour votre mari d’une intensité redoutable !
Helena : – Qu’allez-vous m’annoncer ?
– Le principe élémentaire de précaution ! Mieux vaut prévenir que guérir ! La perte du frère jumeau risque potentiellement de déclencher le mécanisme de la projection morbide…
Helena : – Vous savez, mon mari n’est pas du genre à se laisser abattre !
– Mon devoir de praticien est de prévenir ! J’ai dépêché une ambulance qui le placera en surveillance aux Urgences… »
Le procureur Chancel de la Freyssinière tomba sur la fin de la conversation. Elle sourit d’aise et acquiesça : Luc s’était entendu pour revenir en plein triomphe ! Elle se chargeait de la besogne. Suite à une sommaire concertation avec Lenoir, les deux garants de l’ordre étaient tombés d’accord sur la nécessité de verrouiller l’enquête et éviter le scandale. C’était du moins la stratégie que leur dictaient leurs intérêts sommaires d’une voix concertée. Il s’agissait de banaliser les indices les plus troublants de cette soirée funeste – ainsi de la cocaïne et du rouge à lèvres retrouvés sur le bureau. Lenoir s’était montré clair : il était vital que l’Arc regagne l’escarcelle familiale. Dans la vallée, l'ingérence d’investisseurs étrangers aurait été perçue d’un œil assassin.
Chancel : – Il va sans dire, Docteur, que je compte sur votre pondération pour éviter la propagation de l’avis de décès. Son officialisation constituerait un frein à l’avancée de l’enquête ! J’insiste : l’hospitalisation de Luc doit s’effectuer dans la plus totale discrétion !
– Madame le Procureur, dois-je vous rappeler les devoirs auxquels m’astreint le serment d’Hippocrate ? L’équilibre psychique de mon patient est rudement malmené, vous en conviendrez, et… »
Chancel n’écoutait déjà plus. Les justifications du praticien, dans la mesure où elles n’interféraient plus avec l’enquête, sombraient dans l’indifférence. Elle se félicitait de son choix pour conduire l’enquête. L’option du commissaire Bonnet ne souffrait aucune contestation, elle en était persuadée. Son profil s’annonçait idéal pour la situation. Comme tous les imbéciles, ce tâcheron servait à point nommé les intérêts de la Mairie. A cette heure, le commissaire n’était pas de service. Le temps qu’il se remette de son réveil mouvementé, l’inspecteur de garde, le dénommé Paquotte, tenait ses premiers indices. La cocaïne et le rouge à lèvres sentaient le soufre. Chancel s’approcha de lui.
« Inspecteur, une première piste ?
Paquotte : – Et comment, Madame le Procureur ! Le rouge à lèvres usagé atteste de la présence d’une femme ! C’est une piste de premier ordre… Quant à la cocaïne, point n’est besoin d’en rajouter ! »
Le procureur observa Paquotte avec défiance. Cet échalas à la dégaine sportive traînait la réputation de ne pas s’en laisser conter, y compris par sa hiérarchie. Il était grand temps que Bonnet mette un terme à sa perspicacité intempestive, sans quoi l’enquête accoucherait de conclusions défavorables. L’idéal eût été d’entériner l’infarctus. La drogue et le sexe auraient insufflé un parfum de scandale par trop insoutenable pour l’ordre bourgeois…
Chancel : – De la cocaïne et du rouge à lèvres, me dites-vous ?
Paquotte : – C’est curieux, c’est comme si on avait fui… Cela ne ressemble pas à un meurtre prémédité, encore moins à l’œuvre d’un professionnel !
Chancel : – C’est déjà une bonne nouvelle… Il ne manquerait plus qu’un règlement de comptes !
Paquotte : – Les indices récoltés plaident plutôt pour l’accident…
Chancel : – Mais alors, ils signifient qu’Alain s’adonnait à des parties très… spéciales ? Et dans son bureau de surcroît ! Miséricorde… Imaginez les gros titres et les Unes !
Paquotte : – En tout cas, des tueurs n’agissent pas dans l’anarchie et l’improvisation !
Chancel : – Fort bien ! Je vous laisse à votre enquête. De mon côté, j’attends de pied ferme les journalistes ! Vous pouvez me faire confiance, ces oiseaux de mauvais augure ne vous dérangeront pas ! Profitez de ce répit pour réaliser l’audition des témoins…
Bonnet : – Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? »
Chancel, au lieu de sursauter, lâcha un rictus de soulagement. L’impayable Bonnet surgissait au pas de charge, la mine défaite et l’air hirsute, essoufflé par le chambardement.
Chancel : – Eh bien, vous pouvez dire que vous arrivez à temps ! L’inspecteur Paquotte, après s’être brillamment chargé des prémisses, se fera un plaisir de transmettre ses observations. Autant vous le dire d’entrée, vous ne risquez pas d’être déçu du voyage ! »
Bonnet, furieux que son inspecteur honni se soit emparé de l’enquête, affecta l’obséquiosité convenue pour répliquer avec verdeur.
« J’ai fait au plus vite, Madame le Procureur ! Malheureusement, mes vingt ans sont derrière moi ! »
Chancel l’entraîna à l’écart.
« Commissaire, êtes-vous au courant ?
Bonnet : – D’après les commentaires des policiers en faction que j’ai surpris… Alain Méribel serait mort ?
Chancel : – Moins l’enquête piétinera et plus vite le terrain se déminera ! L’enlisement aurait valeur de catastrophe... Il est vital pour la vallée que Luc Méribel reprenne les actifs de l’Arc-en-Ciel ! Et au plus vite !
Bonnet : – Je ferai de mon mieux, Madame le Procureur !
Chancel : – Je me suis laissé dire que la charge de Divisionnaire constituerait le couronnement de votre carrière…
Bonnet : – Vous ne croyez pas si bien dire, Madame le Procureur : cette nomination constituerait l’avènement du Paradis sur notre Terre !
Chancel : – Eh bien, considérez qu’en cas de succès, le poste vous est acquis ! »
Il ne sut que répondre. L’annonce tombait comme une manne inespérée. En regard, la mort d’Alain bourdonnait à ses oreilles comme une douce musique.
Chancel : – Un dernier détail : l’inspecteur Paquotte assurera la transition ! »
Elle se rapprocha.
Chancel : – J’ai diligenté au plus vite l’autopsie : de la cocaïne et un tube de rouge à lèvres ont été saisis sur le bureau d’Alain… Vous imaginez les soupçons ? Une overdose nous simplifierait grandement la partie ! »
Bonnet enregistra à peine. Il éprouvait les pires difficultés à taire la fureur que Paquotte déchaînait. Son inclination naturelle à la subordination était chargée de préoccupation. « Paquotte, Paquotte », encore Paquotte… Le Procureur se rendait-elle compte de la sinécure ? Elle le chargeait de son pire fardeau, de sa bête noire, l’empêcheur de tourner en rond attitré du service, dont il éprouvait toutes les peines à canaliser la désinvolture et l’insolence ! Gérer ce gêneur ne serait pas une partie de plaisir… Les desiderata de Chancel requéraient une enquête allégée, débarrassée des compléments et suppléments.
Bonnet : – Au moins, je ne pars pas en terre inconnue…
Chancel : – Bien ! Je vous laisse à votre terrain de prédilection ! Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon courage ! J’ai ouï-dire que, parmi vos nombreuses qualités, la première consistait à affronter toutes les situations – y compris les plus tendues… »
Auréolé du compliment, Bonnet gravit les escaliers jusqu’au bureau, où il buta sur son oiseau de malheur. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter !
Paquotte : – Vous tombez à point !
Bonnet : – Epargnez-moi les commentaires inutiles, Paquotte ! »
Dès leur première rencontre, Bonnet s’était défié de cet olibrius qui avait le front d’afficher des convictions gauchistes. Dans la police, une telle ligne politique faisait désordre, pour ne pas dire mauvais genre.
Paquotte : – L’inspecteur Lesage cuisine en ce moment même Jean-Claude Pelletier…
Bonnet : – Le bras droit d’Alain Méribel ?
Paquotte : – Il est auditionné à titre de simple témoin dans une des loges.
Bonnet : – Des indices ?
Paquotte : – Oh que oui ! Tenez-vous bien !
Bonnet : – Inspecteur, apprenez à vous exprimer correctement. Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble !
Paquotte : – Mais…
Bonnet : – Il n’y a pas de mais ! J’attends votre déposition !
Paquotte : – Eh bien, nous sommes tombés sur un tube de rouge et un sac de poudre…
Bonnet : – Vous voulez dire de cocaïne ?
Paquotte : – Parfaitement, de la coke !
Bonnet : – Etes-vous certain de ne pas concocter une de ces mauvaises plaisanteries dont vous avez le secret, comme la semaine dernière, lorsque vous avez versé du sel dans mon café ?
Paquotte : – Pas du tout, monsieur le commissaire ! J’ai vu de mes yeux la poudre sur le bureau…
Bonnet : – Vous êtes en train de me dire…
Paquotte : – Je ne dis rien du tout, je constate ! De toute manière, le corps est entre les mains du légiste. L’autopsie nous en révélera davantage sur ce chapitre !
Lesage : – Monsieur le commissaire !
Bonnet : – Vous pourriez prévenir avant de surgir comme un possédé ! Vous m’avez flanqué une de ces peurs… Quelle est cette histoire ? Essayez de vous astreindre à la clarté, à la fin ! L’inspecteur Paquotte s’est déjà signalé par sa confusion, on n’y comprend goutte…
Lesage : – Nous n’en savons encore rien !
Bonnet : – Je redoute le boulet du scandale !
Paquotte : – Justement, les clichés d’un tiroir…
Bonnet : – Des clichés ? »
Lesage tendit une enveloppe oblongue.
Lesage : – Comme vous pouvez le constater, il s’agit d’une femme ! »
Bonnet fronça les sourcils : les soupçons du Procureur se matérialisaient !
Bonnet : – Une Eurasienne, selon toute vraisemblance… »
En apercevant le cliché, Paquotte ne put s’empêcher de siffler.
Paquotte : – Quelle beauté !
Bonnet : – Il me semble vous avoir prié de garder vos remarques pour votre gouverne ! Qu’est-ce que c’est que ce comportement de malotru, à la fin ? Nous sommes confrontés à l’Enquête, ne l’oubliez pas !
Lesage : – Monsieur Pelletier attend en bas…
Bonnet : – C’est par là qu’il fallait commencer ! Je vous suis… »
Il planta Paquotte, non sans l’avoir gratifié au passage d’un regard furibond.
« Pas d’autre indice ?
Lesage : – Rien de probant en l’état actuel des choses…
Paquotte : – Commissaire !
Bonnet : – Quoi encore ?
Paquotte : – La Proc vous convoque avant que la meute rapplique ! »
Effectivement, les journalistes avaient commencé à investir les environs du Chamois. Bonnet s’empressa de rejoindre le Grand Manitou.
Chancel : – Commissaire, la célérité avec laquelle les vautours reniflent la viande froide est consternante !
Bonnet : – Comment ont-ils été mis au courant si rapidement ?
Chancel : – Un employé du Chamois aura parlé ! Les rumeurs vont tellement vite ! Quoi de neuf de votre côté ?
Bonnet : – Vos suspicions… Nous sommes sur la piste d’une Eurasienne qui se serait trouvée en compagnie d’Alain !
Chancel : – Surtout, il est primordial que l’enquête ne s’enlise pas dans une affaire de mœurs doublée de drogue !
Bonnet : – La collaboration de Paquotte ne nous facilitera pas la tâche… Cet anarchiste s’autorise à contester la hiérarchie sans remords…
Chancel : – Allez, allez, votre autorité naturelle rétablira la discipline ! L’excès d’empressement que manifeste l’inspecteur est la conséquence malencontreuse de son investissement et de son dynamisme ! Ah, au fait… Il serait de bon ton de profiter des journalistes pour intercepter le rédacteur en chef de L’Echo de Clairlieu. Il possède ses entrées partout !
Bonnet : – Lebrac travaille ici depuis vingt ans !
Chancel : – Il saura vous distiller des scoops pertinents…
Bonnet : – C’est une idée remarquable, Madame le Procureur !
Chancel : – Je le fais prévenir sur-le-champ ! »
Bonnet, dans sa hâte de passer Pelletier à la question, tomba au bar sur Paquotte.
« Je rêve ! Vous sirotez un café ?
Paquotte : – Je ne vois pas ce qu’il y a de criminel à cette heure à déguster un petit crème !
Bonnet : – Moi si ! Vous êtes un incorrigible tire-au-flanc !
Paquotte : – Mes professeurs me serinaient la même ritournelle…
Bonnet : – Où est passé Lesage ?
Paquotte : – Parti prévenir Betty Méribel… Le sale boulot, quoi !
Bonnet : – La veuve ?
Paquotte : – Il fallait bien que quelqu’un se dévoue ! Luc a été hospitalisé…
Bonnet : – Que lui est-il arrivé ?
Paquotte : – Il a mal supporté le choc émotionnel… Le médecin a préféré le placer en observation !
Bonnet : – Mais c’est un témoin capital !
Paquotte : – Pour l’instant, nous ne pouvons l’approcher ! D’ici quelques jours son état nous l’autorisera davantage…
Bonnet : – En attendant, foncez secourir Lesage ! Vous ne serez pas trop de deux pour annoncer à Betty son veuvage ! Quand elle apprendra pour la cocaïne et la pouf en cavale, la pauvre perdra une deuxième fois son mari… Quant à moi, je file interroger Pelletier. Il est temps de nous mettre sous la dent de quoi mâcher !
Paquotte : – Ca tombe bien, il vous attend en bas. Je vous préviens, il est dans un état… »
Bonnet eut peine à croire en la facilité avec laquelle il s’était débarrassé de ses deux adjoints. A présent, il disposait des coudées franches pour cuisiner le bras droit du Chamois. Pelletier était une des personnalités en vue du Tout-Clairlieu. Bonnet, étourdi de pénétrer un milieu dont il s’était toujours senti exclu, prenait sa revanche sociale. Les fortunes dont regorgeait la station lui rappelaient chaque jour un peu plus son infériorité sociale. Cette enquête sonnait comme une revanche inespérée pour reconquérir la prééminence qu’il méritait.
Confirmation des propos de Paquotte, Pelletier, affalé, s’était à moitié assoupi dans la pénombre de la piste désormais inanimée. A cette heure pourtant, plus que la mort d’Alain, c’était ses liaisons dangereuses avec Pavlovitch qui le tourmentaient. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne comprenait pas l’accroc venu gripper le bel ordonnancement de ses plans. La thèse de l’homicide ne tenait pas la route plus de cinq minutes. Quels forfaits avait commis Alain pour souffrir une fin si tragique ? Et pourquoi cette Adriana, dont il espérait si fort qu’elle devienne la maîtresse de son patron, avait disparu ? Etait-elle celle qu’elle annonçait – la traductrice de Pavlovitch ?
Parmi les hypothèses qui fleurissaient dans les dédales de son esprit affolé, la plus alarmante était le règlement de comptes. Pavlovitch aurait eu tort de s’affoler : Pelletier était résolu à couler une retraite bien méritée. Assuré de sa pitance pour le restant de ses jours, jamais les déballages stériles ne lui auraient effleuré l’esprit. Le passé était le passé. A condition d’éviter la prison, il était prêt à couvrir son monde d’un silence magnanime. Sa défense avait le mérite de la cohérence : Alain étant le patron – lui n’était au courant de rien. Il tenait l’argumentaire imparable, en mesure de le dédouaner. Malgré sa défense inattaquable, il n’en menait pas large à l’heure d’affronter le commissaire.
Bonnet : – Désirez-vous un café ?
Pelletier : – Les effets secondaires de la caféine m’effraient. Comprenez ! Mes nerfs sont soumis à rude épreuve depuis ce matin… Avec monsieur Alain, j’ai perdu bien plus qu’un patron !
Bonnet : – Qu’insinuez-vous ?
Pelletier : – Ceux qui le critiquent ignorent quel grand cœur c’était !
Bonnet : – Je ne vais pas y aller par quatre chemins : quand Luc l’a recueilli au petit matin, il n’était pas prévu de le trouver décédé…
Pelletier : – Laissez-moi rire ! Luc n’a eu de cesse de prendre son frère de haut !
Bonnet : – Vous paraissez singulièrement remonté !
Pelletier : – Vous voulez que je vous dise ? Ces requins l’auront détruit à force d’acharnement ! Alain n’avait pas le cuir assez tanné pour endurer les vexations de ce milieu sans cœur…
Bonnet : – Les relations entre Alain et Luc n’étaient pas au beau fixe ?
Pelletier : – C’est le moins qu'on puisse dire ! Vous savez, Luc et sa femme se nourrissent aux mamelles de l’ambition et du pouvoir. Dès qu’on se place en travers de leur route, ils sont capables du pire… Attention, je ne les accuse pas de la mort d’Alain, qu’on se comprenne bien ! Je retrace le tableau familial dans sa globalité ! »
Bonnet hocha du menton avec gravité.
Bonnet : – Pensez-vous que cette rivalité ait influé sur la mort d’Alain ?
Pelletier : – Alain était en passe d’acquérir une nouvelle dimension…
Bonnet : – Que voulez-vous insinuer ? »
Pelletier avala sa salive. Son équilibre précaire, cette sensation pénible d’osciller sur la corde raide, risquait à tout moment de le précipiter vers la chute fatale. Jusqu’où pouvait-il vendre la mèche sans se trahir ?
« Lenoir vous l’apprendra de toute façon : Alain avait chipé au nez et à la barbe de Luc les six premiers terrains mis aux enchères par la Mairie. Un gros coup qui promettait du rififi en perspective ! Il s’était associé pour mener l’opération avec Pavlovitch !
Bonnet : – Qui est cet homme ?
Pelletier : – Le meilleur client du Chamois… »
Bonnet tendit un des clichés.
« Connaissez-vous cette femme ?
Pelletier : – Bien entendu : il s’agit de la traductrice de monsieur Pavlovitch !
Bonnet : – Que savez-vous d’elle ?
Pelletier : – Ma foi, Alain était en sa compagnie avant sa mort… »
Bonnet eut un haut-le-cœur.
Bonnet : – Mesurez-vous l’information capitale que vous apportez ? Pitié, parlez ! Ne restez pas à la surface ! Cette secrétaire ? Etait-elle sa maîtresse ?
Pelletier : – Pas du tout !
Bonnet : – Surtout, n’ayez aucun scrupule à vous mettre à table ! Votre protection est assurée !
Pelletier : – Je ne vois guère quels éléments ajouter…
Bonnet : – Qui était ce mystérieux investisseur ? Un Russe ?
Pelletier : – Le patron de la plus grande discothèque de Saint-Pétersbourg… Un homme affable, toujours en compagnie d’une foule d’amis et de reines de la nuit ! Alain a sympathisé avec lui autour d’un verre ! Tenez : à cette table même ! Pavlovitch descendait au Baquoual à la première occasion… »
Bonnet jeta un regard suspicieux.
« S’agit-il d’un personnage… louche ?
Pelletier : – Il réglait toujours rubis sur l’ongle. Après, allez savoir… C’était les affaires du patron, hein ! Moi, j’avais suffisamment à faire avec la gestion de la clientèle pour ne pas m’inquiéter de ce genre de considérations !
Bonnet : – Vous occupiez un poste à responsabilités…
Pelletier : – J’agissais en tant que simple exécutant !
Bonnet : – Vous connaissiez de longue date votre patron !
Pelletier : – Vous savez, on croit toujours connaître les gens qu’on côtoie… Si on m’avait dit qu’on le retrouverait décédé au petit matin du Réveillon… »
Il s’arrêta pour écraser une larme.
Bonnet : – Allons ! Vous n’allez pas me faire croire que vous n’étiez au courant de rien ?
Pelletier : – Je vous demande pardon ?
Bonnet : – Quelle était la nature des relations avec cette « collaboratrice » ? Surtout en mentionnant la réputation qui court sur son compte… J’ai beau être de la police, tout de même ! Si je suis au courant, vous l’êtes aussi ! »
Pelletier rougit de fébrilité.
« Le Patron, moi, sa vie privée ne me regardait pas. Pour vous dire, je ne m’y suis jamais intéressé ! Je mettais un point d’honneur à faire mon travail et à éviter les histoires ! Quand on veut durer, il est préférable de ne pas se mêler de certaines situations…
Bonnet : – Mais les rumeurs… Il enquillait les maîtresses comme des boules de bowling !
Pelletier : – J’ai toujours préféré me tenir éloigné de sa vie privée, hein ! Parfois j’entendais des bruits ! Il m’arrivait même de l’apercevoir en compagnie de jeunes femmes affriolantes, si vous voyez ce que je veux dire ! Mais je suivais scrupuleusement ma règle d’or : avec la hiérarchie, la curiosité déplacée vous retombe toujours sur les doigts !
Bonnet : – Vous êtes en train de m'assurer qu’Alain ne vous confiait pas ses secrets d’alcôve ? Allons !
Pelletier : – Jamais ! Vous m’en voyez formel !
Bonnet : – Et pour l’interprète ?
Pelletier : – Adriana ?
Bonnet : – En ce qui la concerne aussi, son rôle vous demeurait inconnu ?
Pelletier : – D’après ce que j’en savais, elle était chargée de finaliser les codicilles de la transaction. Un rôle mineur !
Bonnet : – Une transaction ? S’agit-il de celle grâce à laquelle Alain a monté son opération contre Luc ?
Pelletier : – Oui, si du moins j’ai tout suivi de ces arrangements… Vous savez, mes fonctions se limitaient à la gestion des soirées… Mais je vous ai déjà tout dit sur ce sujet !
– Monsieur Bonnet ? »
Le commissaire reconnut, un tantinet agacé, la voix pressante de Chancel.
Bonnet : – Un instant, je vous prie ! »
Elle l’attendait en haut des escaliers.
Chancel : – De quels résultats accouche l’interrogatoire ?
Bonnet : – De révélations fracassantes ! Tenez-vous bien… »
Il résuma la situation avec l’excitation retenue d’un écolier récitant sa leçon trop bien apprise.
Chancel : – Mais c’est terrible ! Si nous commençons à délivrer des commissions rogatoires aux quatre coins du monde, cette enquête n’est pas près d’aboutir ! Pour boucler les investigations au plus vite, il faut élaguer !
Bonnet : – Quelles branches dois-je couper ?
Chancel : – Vous le faites exprès ? C’était une métaphore… Concentrez votre enquête sur cette femme et négligez Pavlovitch !
Bonnet : – Adriana ?
Chancel : – C’est ça ! Nous nous arrangerons pour ne pas l’accabler de charges infamantes. Pas d’homicide ni de complicité, à moins que de nouveaux éléments n’apparaissent… Mais je doute que l’on trouve grand-chose à lui reprocher… Tout contribue à suspecter un fâcheux concours de circonstances… Notre plus sûr moyen de parvenir à des conclusions définitives reste encore la mort accidentelle ! Par la suite, si le juge souhaite faire assaut de scrupules, il lui sera toujours loisible de diligenter tous les compléments d’enquête du monde… Ce ne sera plus de notre ressort, hein ! Au fait, tant que nous y sommes : Lebrac patiente. Pendant ce temps, nous gardons Pelletier au frais ! »
Quelques minutes plus tard, Bonnet jaugeait le journaliste le plus influent de Clairlieu, grisé d’assister à ce fabuleux défilé mondain. Le zèle avec lequel les huiles de Clairlieu se succédaient en disait plus long qu’un discours alambiqué sur le poids de l’enquête. Le silence qui planait sur la piste n’était pas sans évoquer l’atmosphère d’une planète inconnue.
Lebrac : – Qu’est-il arrivé à Alain Méribel ?
Bonnet : – C’est moi qui pose les questions et c’est vous qui y répondez, monsieur Lebrac ! Question de méthodologie… »
Celui-ci fronça les sourcils.
Lebrac : – Allons, monsieur le commissaire, cette manière de fonctionner n’est pas convenable ! Avec moi, que les choses soient claires, c’est donnant-donnant !
Bonnet : – Soyez plus explicite, j’ai du mal à vous suivre !
Lebrac : – Eh bien, je n’échange mes fiches que contre des scoops…
Bonnet : – Si vous comptez sur moi pour déflorer le secret de l’enquête, vous courez au-devant d’une sérieuse désillusion, soyez-en assuré… Sans compter les charges d’entraves qui pèseraient sur votre personne !
Lebrac : – Qu’allez-vous chercher ? J’attends seulement que vous m’octroyiez la longueur d’avance qui fera la différence sur la concurrence. Vous savez, le Procureur s’est montré très favorable à notre collaboration… »
Malgré la mention de Chancel, Bonnet tiqua. Le procédé lui apparaissait répréhensible. La promesse d’accéder au grade de divisionnaire lui ôta ses derniers scrupules.
« Qu’avez-vous à révéler pour réclamer un avantage si exorbitant ?
Lebrac : – Moi ? Votre supérieur m’a conseillé de discuter avec vous et…
Bonnet : – Dans ce cas, je mets fin à notre entretien !
Lebrac : – Attendez ! Mon intention n’est pas de vous faire perdre votre temps ! J’envisage une autre collaboration : vous amorcez le sujet qui vous agrée et vous voyez si le poisson mord…
Bonnet : – Voilà qui me rassure… Eh bien, tenez, pour commencer : la famille Méribel…
Lebrac : – Si j’étais à votre place…
Bonnet : – Ce n’est pas le cas !
Lebrac : – C’était une supposition…
Bonnet : – Ne pourrait-on pas avancer ? C’est que je n’ai pas que votre affaire à traiter, moi !
Lebrac : – Si vous m’interrompez tout le temps, ce sera difficile…
Bonnet : – Je vous écoute !
Lebrac : – Bien que l’antagonisme remonte au partage controversé du groupe, le père a toujours préféré Luc à Alain…
Bonnet : – Et la mère ? Comment réagissait-elle ?
Lebrac : – Elle s’est toujours tue. C’est une brave catholique pour qui la parole du pater familias valait ratification !
Bonnet : – Je vois…
Lebrac : – Aux yeux de tous, Alain était... disons le jumeau sans saveur ! Je n’ose ajouter le raté, mais… Pour se forger une contenance, il a trouvé refuge du côté de l’altermondalisme. C’est sa reprise inattendue qui a déclenché l’affrontement… Il s’était engagé à laisser à Luc l’héritage familial !
Bonnet : – Pourquoi alors s’enferrer dans des fonctions si incompatibles avec le tiers-mondisme ?
Lebrac : – Que sais-je ? Il lui tenait probablement à cœur de prouver au monde de quel bois il se chauffait vraiment ! Sa vie ne ressemblait pas au conte de fées que les journaux ont reconstruit rétrospectivement…
Bonnet : – Que voulez-vous insinuer, monsieur Lebrac ?
Lebrac : – Tout simplement ce que tout le monde tait depuis toujours : Alain Méribel enchaînait les liaisons. Comme indice de mal-être, c’est assez probant, non ?
Bonnet : – Et son épouse ?
Lebrac : – Une créature innocente, totalement dépassée par l’exposition publique qu’elle subissait.
Bonnet : – Comment était-elle acceptée dans la famille ?
Lebrac : – C’est simple : Helena ne pouvait l’encadrer. La femme de Luc est une mégère qui ne pense qu’au pouvoir. La réussite de son mari est sienne. Autant vous dire qu’elle n’a jamais digéré le revirement d’Alain !
Bonnet : – Mais c’est du Dallas à la sauce savoyarde !
Lebrac : – Les soaps américains ne font que relater avec force rebondissements les tragédies qui adviennent aux hommes plongés dans le gouffre du pouvoir et de l’argent…
Bonnet : – Développez ?
Lebrac : – Ils se mutent en monstres pathétiques !
Bonnet : – Entre nous, quelle est votre opinion intime sur la mort d’Alain ?
Lebrac : – J’ai bien ma version des faits, mais…
Bonnet : – Allons, monsieur Lebrac, ne tournons pas autour du pot ! Vous êtes le patron de l’Echo – votre avis nous intéresse forcément !
Lebrac : – Consignerez-vous ces cachotteries de comptoir dans la déposition ?
Bonnet : – Vous n’avez aucune crainte à nourrir ! Sans confiance, un policier ne peut travailler !
Lebrac : – Eh bien, à mon humble avis, pour suivre la plus illustre famille de Clairlieu depuis les premiers succès du père Claude, il serait très étonnant que Luc ait commis quoi que ce soit de répréhensible. Ce n’est pas le genre de la maison. La cause du décès est à chercher dans la vie personnelle d’Alain. Sans l’exclure tout à fait, l’hypothèse du meurtre apparaît peu probable, bien que les zones d’ombre existent, qu’il vous importera de débrouiller ! Quelqu’un qui cloisonne autant son existence cache forcément des secrets dans sa besace !
Bonnet : – A quelles péripéties faites-vous allusion ?
Lebrac : – Ce n’est pas la première fois que la rumeur de la cocaïnomanie revient sur le tapis…
Bonnet : – Pouvez-vous répéter ce que vous venez de me confier ?
Lebrac : – Qu’Alain, comme nombre d’illustres confrères de la jet, a pu se laisser tenter par certaines séductions. Cela va tellement vite ! Je ne sais pas, moi, une maîtresse, une star, la nuit…
Bonnet : – Décidément, cet Alain est un être insaisissable !
Lebrac : – Bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue !
Bonnet : – Avait-il des amis ?
Lebrac : – Dans son univers ? Ce monde artificiel ne vous aime que pour vos fonctions ! En dehors, il passait son temps libre avec une compagnie sans envergure… Il projetait d’ouvrir une Fondation, un dessein grandiose qui requérait son temps libre et…
Bonnet : – Je suis au courant, merci ! Cette piste ne concerne pas l’enquête ! Auriez-vous entendu parler d’un dealer opérant dans l’enceinte du Chamois ?
Lebrac : – Monsieur le commissaire, je vous rappelle que vous vous adressez à un opposant irréductible de la drogue ! Je me suis toujours opposé à la décadence de ces milieux, tant d’un point de vue citoyen que professionnel ! L’Echo a initié de multiples campagnes contre la toxicomanie ces dernières années… »
Il se drapa dans la dignité offensée du conservateur bon teint, ulcéré qu’on ose attenter à sa probité.
« Et pour le scoop ?
Bonnet : – L’expertise du légiste tombera dans la matinée de demain. Vous en serez informé avant l’annonce officielle !
Lebrac : – Nous allons faire affaire, vous et moi ! Si j’ai un tuyau, je saurai à qui m’adresser… »
Joignant le geste à la parole, il gratifia Bonnet d’une chaleureuse poignée de mains. Sitôt Lebrac raccompagné, le commissaire retourna vers Pelletier. A force d’attendre, le malheureux s’était endormi, un rictus de douleur aux lèvres. Même assoupi, il paraissait harassé.
Bonnet : – Monsieur Pelletier…
Pelletier : – Où suis-je ?
Bonnet : – On jurerait que vous n’avez jamais mis les pieds au Chamois !
Pelletier : – Mon Dieu, c’était horrible !
Bonnet : – Vous avez fait un cauchemar ?
Pelletier : – J’avais oublié à quel point le retour à la réalité est douloureux lorsqu’il s’avère odieux !
Bonnet : – Je ne vais pas vous retenir plus longtemps : vous avez besoin de repos. Mais avant de vous laisser, j’aimerais vous soumettre une dernière interrogation : auriez-vous décelé une possible toxicomanie chez votre patron ? »
Sentant qu’on abordait les problèmes embarrassants, Pelletier campa sur ses positions : il n’avait rien vu, rien entendu.
Pelletier : – Ce serait la meilleure ! De la calomnie à l’état pur, oui ! Alain était un passionné ! Vous ne comprenez pas ! Le Chamois et la Fondation exprimaient le sens profond de sa vie ! »
Bonnet l’interrompit dans son plaidoyer indigné. Pelletier s’éloignait du sujet.
Bonnet : – Ce sera tout pour le moment. Je vous recontacterai en temps voulu…
Pelletier : – Je compte sur vous pour garantir la confidentialité de cet entretien.
Bonnet : – Ce serait une faute impardonnable que votre témoignage atterrisse sur la place publique !
Pelletier : – Ce serait surtout le moyen le plus rapide de retrouver mon corps criblé de balles ! Je tiens à la vie, au cas où vous en doutiez ! Je compte bien mettre à profit ma retraite pour me lancer dans ma passion secrète, l’arboriculture ! Les bonsaïs ont le don de susciter dans mon être l’extase fervente !
Bonnet : – Comme vous y allez ! Vous parlez à la manière des repentis dont l’existence est promise aux traques perpétuelles !
Pelletier : – Croyez-vous que j’exagère, monsieur le commissaire ? Si les Russes sont capables de tout, ils le sont surtout du pire ! »
Repu de ses sombres considérations, il se leva et disparut sans demander son reste. Bonnet considéra, perplexe, cette légende de la nuit s’évanouir dans la pénombre des escaliers. Il incarnait les déboires que la renommée promet à tout individu happé par le renom. Chancel revint le harceler. En sentant la pression politique qui saillait, Bonnet eut hâte d’en finir. Sa promotion ne suffisait plus à le motiver. Il aspirait à retrouver la bonne vieille routine d’antan.
Chancel : – L’entrevue avec Lebrac s’est-elle déroulée de manière positive ?
Bonnet : – Pour lui aussi, la cocaïnomanie d’Alain ne semble pas une réalité étrangère ! Ces rumeurs enflent par trop pour ne se résumer qu’à un monceau de ragots sans fondements… Additionnées à son vif appétit pour la gent féminine et à l’existence de cette mystérieuse Adriana, ces anomalies commencent à faire beaucoup… Trop, vous ne trouvez pas ?
Chancel : – Elles expliqueraient en tout cas le rouge à lèvres et la cocaïne… Mais, si elle n’a rien à se reprocher, pourquoi la jeune femme n’a-t-elle pas alerté les secours au lieu de s’évanouir comme une fautive ? J’ai peur que cette enquête butte sur la vraisemblance de sa culpabilité et que le sacrifice des autres pistes nous soit imputé…
Bonnet : – Vous oubliez la cocaïne ! L’alternative ne tient-elle pas la route ? Après tout, Adriana entretenait une aventure avec un homme marié ! Sans parler de sa condition d’étrangère ! Quelle réaction vouliez-vous qu’elle manifeste en assistant à l’overdose de son amant ? Comme scène d’apocalypse, je ne connais guère d’analogies, vous en conviendrez ! Si l’on ajoute qu’elle travaille pour le compte d’un homme d’affaires dont la fortune est douteuse, elle aura craint de se retrouver avec un homicide sur les bras ou d’être la victime d’un de ces règlements de comptes qui surviennent par dizaines chaque année dans les milieux du crime…
Chancel : – Si cette hypothèse venait à se confirmer, elle arrangerait grandement nos plans : pas de meurtre – un scandale réduit à une affaire privée – le déroulement des opérations serait idéal ! Ne reste plus qu’à attendre la déposition de Malebrac. Je l’ai fait convoquer… Quant à ce Pavlovitch, je me refuse à étendre les investigations à sa personne. Nous risquerions d’enclencher le dangereux mécanisme d’une vaste et interminable enquête internationale ! Notre but ne se réduit pas à la traque du blanchiment d’argent. Il est de notre devoir de nous concentrer sur les modalités qui ont amené la mort d’Alain ! A-t-il été assassiné ou a-t-il succombé à ses turpitudes ? Je compte sur l’autopsie pour nous lancer sur la bonne voie ! Les résultats devraient nous parvenir avant la fin de la matinée…
Bonnet : – Ils confirmeront sans l’ombre d’un doute l’overdose…
Chancel : – En tout cas, je vous charge d’annoncer la nouvelle aux médias ! Vous pouvez vous préparer, ce ne sera pas une mince affaire ! Ce n’est pas tous les jours qu’on affronte un tel tralala médiatique, surtout lorsqu’il atteint cette ampleur !
Bonnet : – Mais… »
La perspective d’affronter une salle remplie de journalistes à l’exigence agressive lui glaça le sang. Voilà que son heure de gloire se commuait en épreuve comminatoire ! Comme il ne voulait pas paraître couard, il changea de sujet.
Bonnet : – Faites entrer madame Malebrac, je suis sur le grill !
Chancel : – Il y a un hic : elle demeure introuvable…

Garage d’Abdel, 8 heures.

Abdel réparait le moteur d’une vieille jeep en subissant d’une oreille distraite les nouvelles que Radio-Info déversait en boucle depuis l’aube. Pour lutter contre le matraquage, il se consolait avec la bonne nouvelle : d’ici quinze jours débuterait le ramadan. La purification lui prodiguerait le plus grand bien. Il se sentait coupable devant Dieu de ses égarements et comptait sur Sa Mansuétude pour lui indiquer la voie droite qui éliminerait ses souillures de pauvre pêcheur et vouerait son existence à la pureté. En attendant, il nageait dans l’indécision hébétée : devait-il divorcer d’Aicha, à laquelle il n’avait tragiquement rien à reprocher ? Ou plutôt rompre avec Samia – et égarer les fleurs diaprées de son amour ?
« Radio-Info, 8 heures, édition spéciale…
Le flash retint vaguement son attention. La sanctification de l’événementiel générait le défilé des catastrophes comme nécessité d’actualité. A force, l’égalitarisme journalistique plaçait sur le même plan le résultat sportif et la catastrophe naturelle.
« De notre envoyée spéciale à Clairlieu, Mélanie de la Brosse… »

La mention de Clairlieu était suffisamment insolite pour qu’il dresse l’oreille. Les people imposaient la discrétion en contrepartie de leur présence. Abdel s’étonna, peu concerné. Quelle célébrité avait été affectée pour que la radio s’empare de l’événement avec une voracité sans scrupule ?

– Oui, Claude, nous apprenons la mort d’Alain Méribel, le célèbre patron du Chamois… »

Le sang d’Abdel se figea. Il en lâcha sa clef à mollette. Le temps de réaliser, la journaliste débitait sur le même ton les autres bribes d’informations qui garnissaient son temps d’antenne. Quand son cerveau eut digéré le choc, il resta de longues minutes prostré, à sangloter comme un petit enfant. Son patron le découvrit après plusieurs minutes de recherches, guidé par ses pleurs, qu’il prenait pour les glapissements d’un chiot égaré sous une carrosserie. C’était un homme bon, qui appréciait l’honnêteté et le sens de l’effort. Dépassé par la situation, il aida Abdel à s’extirper du châssis. Malgré sa bonne volonté, il ne saisit pas un traître mot des borborygmes que lâchait son employé au détour de ses ahanements. Il jugea préférable de lui octroyer sa journée de repos pour récupérer de son bouleversement.
Dans le vestiaire, avant de se changer, le premier réflexe d’Abdel fut de contacter Jeannot. L’exubérance de son ami contribua à accroître son amertume.
Jeannot : – Ouaich, Abdel, bien ou quoi ? »
Pour toute réponse, il entendit des sanglots. Abdel se ressaisit.
Abdel : – Putain, t’es pas au courant ?
Jeannot : – Ma parole, tu pleures ?
Abdel : – Alain est mort… »
Jeannot, en réalisant qu’il ne s’agissait pas d’une mauvaise plaisanterie, sentit la foudre s’abattre sur sa tête. Sa voix trembla d’incrédulité.
« Qu’est-ce tu chantes ?
Abdel : – Ils ont retrouvé son corps dans son bureau !
Jeannot : – Qui ça, ils ?
Abdel : – Les cops, pardi !
Jeannot : – Qui t’a raconté ça ?
Abdel – La radio ! J’étais sous une caisse ! J’en peux plus…
Jeannot : – T’es sûr de ce que tu avances ?
Abdel : – Par pitié, rapplique, je suis à la ramasse !
Jeannot : – Une minute !
Abdel : – Tu fais quoi ?
Jeannot : – Avant, j’en touche un mot à Toni… »
Abdel l’avait interpellé alors qu’il sirotait une limonade dans son bar familier. Le tenancier, une vieille connaissance de quartier, avait compté sur les fonds d’un dealer pour assurer son lancement. Abasourdi, il ne trouva pas la force de finir son verre. Il sortit comme une ombre, sans saluer le patron, guidé par la seule idée de rejoindre Toni, en luttant contre l’émotion qui se frayait un chemin difficile à avouer dans sa poitrine. Sur son vélo, coincé entre la file des voitures stationnées et le défilé de celles qui le doublaient sans ménagement, il tanguait dangereusement, secoué par le fil des souvenirs.
Au cabinet, Toni s’était assoupi sur son bureau, l’écran du portable encore ouvert. Il l’extirpa de son sommeil sans l’once d’un scrupule.
Jeannot : – Emerge, y’a le feu ! »
Ouvrant péniblement les yeux, l’Iranien protesta avec animosité contre ces mauvaises manières. Il ne se doutait pas de leur légitimité.
« T’es qui pour m’empêcher de cépion ? Tu sais l’heure où j’ai fermé les yeux ?
Jeannot : – Ils ont buté Alain… »
Passant de l’hébétude indignée à la fougue du tigre sur le pied de la chasse, Toni bondit de son fauteuil aux accoudoirs élimés.
« Qui t’a dit ça ?
Jeannot : – Abdel…
Toni : – On l’a flingué, c’est ça, hein ?
Jeannot : – Toi aussi, tu crois qu’il a été descendu ?
Toni : – Les condés le diront…
Jeannot : – Et si Cardetti avait fait le casse ?
Toni : – Alors personne remontera la piste ! À nous d’agir !
Jeannot : – La bonne question, c’est comment… Ursule, tu crois que c’est le bon plan ?
Toni : – Jamais il nous croira ! Au mieux, il nous prendra pour des mythos ! Le seul moyen d’agir, c’est de passer par la pineco d’Abdel !
Jeannot : – Samia ?
Toni : – Tu sais, celle qui bosse aux RG ?
Jeannot : – On parle bien de la même go !
Toni : – Elle a les moyens de nous aider…
Jeannot : – T’as raison ! Dans ce cas, j’enchaîne Abdillah !

Maison de Betty, 9 heures.

L’air maussade avec lequel Paquotte rejoignit Lesage indiquait le baromètre élevé de son intérêt. Ses piètres attributions le conduisaient à regretter son engagement dans une fonction où il récoltait les blâmes pour ne recevoir aucune gratification. Il s’était fait depuis belle lurette à l’idée qu’il n’incarnerait jamais le justicier auquel s’identifient les générations de bambins en quête de repères. Cette fois, son rôle de messager funeste lui pesait. Par trop. Alerter les familles des délinquants de leurs exactions était une chose ; informer une jeune mère de son veuvage témoignait de la dimension odieuse du cours des choses. Le spectacle de l’injustice, agrémenté par son pesant de cocufiage, le minait au point qu’il ne se résolvait pas à envisager l'incident sous un angle professionnel.
« Paquo, on a un souci…
Paquotte : – Qu’est-ce qui se danse ?
Lesage : – La journaliste, tu sais, la peinturlurée qui ramène toujours sa fraise au Chamois ?
Paquotte : – La diva de Chic ?
Lesage : – Banco, t’es dans le tempo…
Paquotte : – Malebrac ?
Lesage : – Elle a déjà sonné… Comment on fait, maintenant, pour aviser la veuve ? Je sais pas ce qu’elle mijote, mais, avec cette sorcière dans les parages, j’anticipe pas du tout la mission ! Ca va nous retomber sur la tête, je le sens gros comme une maison !
Paquotte : – Tout compte fait, ça craint peut-être pas tant que ça… Bonnet et Chancel voulaient pas la passer au grill ? Maintenant, on sait où elle a disparu !
Lesage : – C’est le pompon, ouais ! Pour accorder les violons des deux gonzesses sans faire de vagues, ça va être coton ! J’ai pas de qualif pour opérer les miracles, hein ?
Paquotte : – Qu’est-ce qu’on fait ? On intervient ? Des fois qu’elle déconne, la grosse vache, on sait jamais !
Lesage : – Je…
Paquotte : – Allez, action ! Après tout, qu’est-ce qu’on a à perdre ?
Lesage : – T’es sûr qu’on va pas se créer des embrouilles avec le chef ?
Paquotte : – Bonnet ? Laisse-moi rire ! T’as toujours pas compris le topo ? Quoi qu’il arrive, il s’en prendra à nous ! Avec Chancel, ils se tissent des lauriers, et nous, on est leurs tarbins – la routine !
Lesage : – Qu’est-ce que tu veux, on abat la besogne pendant qu’ils pourvoient à leur plan de carrière… La vieille ritournelle de l’existence, quoi !
Paquotte : – Allez, on se magne ! C’est pas le moment de refaire le monde… »
Paquotte ne s’était pas leurré. Malebrac, enrageant que Lebrac lui ait grillé la politesse, avait cru trouver la parade en soutirant des confidences à Betty. Le projet, loin d’engendrer ses scrupules, l’avait galvanisée, au point de lui faire perdre de vue le point névralgique : Betty était-elle au courant de la mort de son mari ? L’hypothèse ne lui avait pas effleuré l’esprit.
Les inspecteurs Paquotte et Lesage s’annoncèrent au milieu du quiproquo. Malgré leur désenchantement, l’intervention ramènerait toujours un peu d’ordre dans l’ubuesque de la situation. Betty, robe de chambre rose et cheveux effarouchés par le réveil, s’évertuait à saisir tant bien que mal le verbiage ampoulé dont l’accablait Malebrac. Son absence de discernement en disait long sur la perspicacité de ses lumières – aveuglées par l’appât du scoop. Ceux qui la connaissaient ne s’en seraient pas effarouchés. Il lui fallait un cataclysme pour lâcher sa proie ! Par bonheur, Paquotte s’arrêta derrière le sésame en mesure de justifier de son ingérence.
Paquotte : – Inspecteur Paquotte, Police criminelle. Quelle urgence mérite d’entreprendre madame Méribel à pareille heure ?
Malebrac : – Mais… Rien de moins que mon exercice de journaliste agréée ! La liberté d’information constitue un des droits intangibles d’une démocratie, dois-je vous le rappeler ? Nul pouvoir coercitif ne m’empêchera jamais d’accomplir mon devoir !
Paquotte : – Eh bien, vos bonnes dispositions tombent à point nommé : le commissaire Bonnet, en charge de l’affaire, souhaitait justement vous entendre…
Malebrac : – Que signifie ce procédé digne des pires régimes totalitaires ? Disposez-vous d’un ordre de comparution pour me notifier cette mise en demeure sans préambule ? Votre insolence dépasse tout bonnement le sens, jeune homme !
Paquotte : – Allez, allez, l’inspecteur Lesage va vous accompagner, ce sera plus simple pour tout le monde…
Malebrac : – Je crains que vous ne m’ayez mal comprise ! Au nom de quel délit vous suivrais-je ? Aucune infraction ne m’est reprochée, à ce que je sache !
Lesage : – Un délit ? Que nenni ! Vos liens privilégiés avec Alain Méribel suffisent à vous placer d’autorité sur la liste des témoins… Et ne vous avisez pas de tenter je ne sais quelle manœuvre de dérobade ! Il s’agit d’une enquête criminelle !
Betty : – Une enquête criminelle ? Qu’est-ce que c’est que ces histoires, à la fin ? Qu’est-il arrivé à Alain ? »
A l’instar de ceux qui refusent d’entériner l’intolérable vérité, Betty ne se résolvait pas à admettre l’évidence. Les présences conjointes de deux policiers et d’une journaliste annonçaient les sinistres augures. Mesurant par trop l’horreur de la situation, Paquotte trembla devant la corvée à laquelle sa fonction le soumettait – elle lui évoquait la besogne du bourreau. Du coup, il se braqua contre Malebrac, qu’il ravala à la charogne tirant sa subsistance du dépeçage des cadavres débauchés sur son chemin.
Paquotte : – Je ne sais au juste ce que vous a dit Malebrac, mais nous menons une enquête criminelle…
Malebrac : – C’est ce que je me tue à répéter depuis tout à l’heure ! En pure perte !
Betty : – Alain est mort ?
Malebrac : – Un drame indiciiible, dont jamais je ne me remettrai… »
Cette fois, les meilleures intentions pour se voiler la face ne suffirent plus à combler les stratagèmes d’aveuglement de Betty. Tablant sur la douceur pour la prémunir du désespoir, elle s’appuya avec candeur contre le chambranle de la porte, raide et résignée. L’annonce mortifère l’avait paralysée. Paquotte et Lesage eurent à peine le temps de la réconforter qu’elle s’effondra sur le paillasson, foudroyée.
Paquotte : – Un malaise ! Manquait plus que ça !
Lesage : – Dis-moi pas que c’est une attaque ?
Paquotte : – Non, son cœur bat toujours !
Lesage : – J’appelle le SAMU !
Malebrac : – Le chef du service de chirurgie esthétique de la clinique des Lilas, la plus célèèèbre de Paris, se trouve actuellement en villégiature sur Clairlieu ! Un homme d’une compétence au-dessus de tout soupçooon ! Tenez, la duchesse de Parme…
Lesage : – Qu’est-ce qu’on fait ? On la déplace ?
Paquotte : – Rien, on la laisse comme elle est tombée. Les secours ne tarderont plus… »
Plus vexée d’avoir été ignorée qu’interrompue, Malebrac jugea opportun de se replier vers la sortie. La mention du commissaire Bonnet n’était pas pour la rassurer, pas plus que sa situation sur le fil du rasoir.
Paquotte : – Attendez ! Qu’est-ce que vous faites ?
Malebrac : – Constatant que vous n’avez plus besoin de mes services…
Paquotte : – Qui vous a permis de filer à l’anglaise ? Ne vous ai-je pas signalé que le commissaire souhaitait vous entendre ?
Malebrac : – Encore ? Mais l’interrogatoire est une lubie insupportable chez vous…
Lesage : – Allez, suivez-moi, je crois que vous en avez assez fait aujourd’hui pour ne pas ajouter l’insubordination à l’ignominie !
Malebrac : – Je rêve ? Vous vous livrez à un enlèvement ?
Paquotte : – Aucun danger qu’on vous séquestre…
Malebrac : – Mesurez-vous la gravité que représente en France l’incarcération d’une journaliste dans l’exercice de ses fonctions ?
Paquotte : – Je sais surtout qu’en persistant à nous casser les pieds, vous allez repartir les menottes aux poignets ! Et je dose chacun de mes mots ! »
Les inspecteurs n’eurent pas besoin de surenchérir pour venir à bout de sa résistance. Les secours arrivaient. Elle n’eut d’autre choix que de s’exécuter, craignant, en cas de protestations trop véhémentes, que les inspecteurs mettent leurs menaces à exécution.
– Il s’agit de la personne accidentée ?
Paquotte : – Nous avons préféré attendre votre arrivée plutôt que de la déplacer !
– C’est vous qui avez appelé ? »

Garage des Tamaris, 9 heures.

Samia contacta Abdel dans la foulée de la mort d’Alain. La promptitude de son appel indiquait qu’elle n’avait pas décroché son téléphone pour présenter ses (con)doléances. Les motifs qui l’amenaient étaient professionnels.
Abdel : – Pas la peine de te tracasser : je suis au parfum…
Samia : – Faut qu’on se capte ! Je peux pas attendre un jour de plus !
Abdel : – Scrédi, alors…
Samia : – C’est pour l’enquête !
Abdel : – Merci, j’avais saisi !
Samia : – On dit où ?
Abdel : – Les Tamaris, je veux pas qu’on nous dikave en flag, ça va tchatcher après…
Samia : – Et le Sha’d ?
Abdel : – Attends, pardon ! Mahdi est un tonton ! On va pas le mettre dans la galère, non ?
Samia : – Je sais pas, moi, propose quelque chose qui tienne la route, ça urge…
Abdel : – Que Dieu me pardonne, mais la mosquée…
Samia : – Au contraire, j’y avais pensé : tu connais mieux, comme planque ? On dit quand ?
Abdel : – Le patron m’a laissé la journée… »
Le choix du rendez-vous commandait que leur conversation s’inscrive dans la neutralité la plus irréprochable. Il n’eut pas besoin d’argumenter, tant cette exigence se mariait avec l’extrême pudeur qui réglait l’existence de Samia par-delà des liens immémoriaux.

Mosquée des Tamaris, 9 heures 32.

En fait de mosquée, les fidèles des Tamaris recyclaient le hangar attenant à la MJC du quartier. Ils n’en finissaient plus d’attendre que la Mairie satisfasse la promesse avancée par Lenoir pour sa réélection – « Un édifice digne de ce nom ». Il s’était empressé de lâcher son engagement aux oubliettes des serments solennels sitôt sa candidature plébiscitée. Du coup, l’imam improvisé au prêche, un salafiste de la pire espèce, commençait à étendre son influence par-delà les esprits fragiles et haineux.
Par crainte du blasphème, Abdel et Samia s’étaient retirés dans l’entrée attenante à la salle de prière. Le vestibule servait autant de débarras que de boudoir pour échanger les derniers ragots du quartier. Heureusement, l’imam avait eu la bonne idée de s’absenter. Abdel ne sut si embrasser sa maîtresse ne risquait pas d’être interprété comme acte d’impiété. Heureusement, Samia coupa court à toute velléité d’effusion.
Abdel : – Y’a des fois où les volontés de Dieu, franchement, elles sont trop balèzes à encaisser ! »
Sans transition, il fondit en larmes. Désemparée, Samia le prit dans ses bras, passant outre aux interdits. Elle aussi, la mort d’Alain l’avait ébranlée. Comme gageure, l’hypothèque de l’assassinat n’était guère plus rassurante. La réputation des Russes, des bouchers sans foi ni loi, orientait naturellement les soupçons vers cette direction. Bien entendu, Samia était à mille lieues de suspecter l’intervention du RM dans cette affaire provinciale. Comment aurait-elle pressenti l’incroyable enchevêtrement de coups tordus qui avait embourbé le Colonel dans ce marigot ? L’intervention de Chanfilly l’aurait moins étonnée si elle avait eu vent de l’implication des milieux corses. L’incroyable concours de circonstances qui avait placé Alain au centre d’un mælström implacable se serait éclairé sous un jour irréfutable.
Samia : – Je vais avoir besoin de ton concours pour procéder à quelques vérifications ! Bonnet ignore encore l’essentiel à l’heure actuelle ! Si ce benêt apprenait que les RG ont diligenté une enquête sur Alain… Avec les témoignages dont je dispose, je te le certifie, mon enquête ruine à l’avance toutes les manigances ! Chancel est tombée d’accord avec Lenoir pour étouffer le scandale. Le but est d’assurer la reprise sans heurt des actifs d’Alain par Luc… Il n’est pas question de les laisser agir les bras croisés ! Tant que ma hiérarchie avalise la piste Pavlovitch, je ne m’arrêterai pas en si bon chemin ! »
Un grésillement l’interrompit.
Abdel : – Attends, c’est Jeannot ! »
Oubliant qu’il se trouvait dans le vestibule d’une mosquée, il hurla dans l’appareil comme un dératé.
Abdel : – T’es où ?
Jeannot : – Tu cries comme un putois, on dirait que je glande à San Francisco ! Gars, je débarque par le train de 13 heures 34 !
Abdel : – Attends, là, je suis avec Sami, tu comprends, et…
Jeannot : – OK, bien reçu, je vous rejoins où ?
Abdel : – Le plus simple, c’est encore chez Mahdi !
Jeannot : – Avec ma dalle, j’aurai aucune peine à engloutir le tandoori ! Depuis le temps que j’en rêve ! C’est pas tout, mec : il est temps de causer sérieux !
Abdel : – Ca tombe bien, j’ai trop besoin d’explications ! Je suis à la ramasse ! »
Il raccrocha, fébrile et troublé. Malgré le fatalisme éploré qu’il opposait avec peine au cours diabolique des événements, la disparition d’Alain le laissait désemparé.
Samia : – T’aurais dû crier plus fort encore ! Si un Hadj débarque, t’as pensé au scandale ?
Abdel : – C’est bon, saoule pas, je suis assez speed pour que t’en rajoutes pas une couche ! »
Il aurait aimé l’embrasser, mais le lieu rendait le geste inconcevable. Même Samia était à cran.
Samia : – Tu te rappelles les relations d’Alain ? Maintenant, il est temps de se poser les vraies questions…
Abdel : – Moi, je sais rien de rien !
Samia : – T’es le dernier à l’avoir revu, non ? Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
Abdel : – Ecoute, il a nié en bloc…
Samia : – Et t’as cru ses fadaises ? Avec les faits que je t’avais indiqués ?
Abdel : – Tu comprends pas ! C’est à cause de notre histoire…
Samia : – Il est où, le rapport ?
Abdel : – Il m’avait juré que Pavlovitch, c’était des conneries, qu’il tenait plus que tout à la Fondation…
Samia : – Il t’a endormi, quoi !
Abdel : – Ecoute, il avait avoué pour Kazan… Moi, je croyais qu’il jouait franc jeu ! Il avait l’air si sincère ! Il m’a remué les tripes ! Je te dis, son histoire m’a rappelé ma situation ! Comment voulais-tu que je lui fasse la leçon ? Je suis pas une fatche, non plus… »
Le rappel de leur liaison déstabilisa Samia. Manifestement, leurs relations secrètes lui pesaient assez pour qu’elle manifeste son agacement avec autant de vigueur.
Samia : – Ecoute, Abdel, je crois pas que tu mesures l’ampleur ! Rien à voir avec nos petits secrets ! Je vais t’ouvrir les yeux : quand Luc a retrouvé ce matin le corps d’Alain, un tube de rouge à lèvres et de la cocaïne traînaient sur le bureau…
Abdel : – De la cocaïne ? C’est impossible !
Samia : – T’as jamais sniffé avec lui ?
Abdel : – Jamais de la vie ! Tu me prends pour un camé ou quoi ? Des joints, dans le passé, OK, mais la khabla, jamais de la vie… C’est contre Dieu, ça !
Samia : – Je te fais pas la morale, hein ? Au cas où ça t’ait échappé, je te rappelle qu’Alain fricotait avec des types louches ! Le coup viendrait de Pavlovitch qu’on nagerait pas dans la parano ! La méthode ressemble à un règlement de comptes… Les Russes sont sans pitié dès qu’il s’agit de passer à la caisse ! En cas de pépins, ils se planquent dans une contrée désertique de l’Oural, où leurs patrons leur garantissent l’impunité totale ! Est-ce qu’on sait ce qu’Alain avait promis ou manigancé ? Peut-être qu’ils se sont vengés, peut-être qu’ils avaient besoin de se débarrasser de lui…
Abdel : – Pourquoi Alain aurait agi aussi bêtement ? Il manquait de rien !
Samia : – Ca, t’en sais rien ! Depuis quand l’argent fait-il le bonheur ?
Abdel : – J’arrive pas à y croire… T’es sûr de la sauce que tu balances ?
Samia : – Quand tu bosses aux RG, à force, t’en apprends long sur la nature humaine… Il est temps de me raconter la vraie vie d’Alain !
Abdel : – Je sais rien, Sami ! Rien de rien ! C’est ça que tu piges pas ! Alain, je le découvre comme toi ! Le seul qui pourrait t’éclairer, c’est Jeannot ! À la rigueur…
Samia : – Jeannot M’Bali?
Abdel : – C’est ça… »
Il ne put cacher son agacement. Malgré la distance, il n’était pas sans se rappeler que Samia s’était entichée de lui en terminale. Jeannot le Tombeur, Jeannot le Séducteur, Jeannot Dom Juan… A présent, Abdel s’irritait au souvenir de cette rivalité inexistante.
Samia : – S’il peut changer la donne, y’a pas à hésiter… Tu le ramènes dans la foulée ! Je prendrai son témoignage dans la discrétion, il a rien à craindre de moi !
Abdel : – Ca tombe bien, je bouffe avec lui tout à l’heure ! »

Le Chamois, 9 heures 32.

Bonnet : – Si je récapitule, vous n’avez rien inventé de mieux que d’envoyer Betty à l’hôpital ? Vous ne trouviez pas qu’avec Luc, on avait assez d’un témoin indisponible sur les bras ?
Paquotte : – Comme si c’était notre faute ! Demandez à l’inspecteur Lesage si vous ne me croyez pas ! Nous sommes arrivés au moment fatidique où la Malebrac faisait le pied de grue devant la porte de Betty pour lui soutirer le scoop de sa vie ! Pas étonnant après qu’elle soit tombée en pamoison…
Lesage : – C’est la vérité, monsieur le commissaire ! Je peux le certifier personnellement : nous n’avons pu que constater les dégâts…
Bonnet : – Parce que vous allez vous y mettre, vous aussi, à présent ? Vous croyez que je n’ai pas assez à faire avec votre énergumène de collègue pour composer avec un nouvel agitateur ? Comment voulez-vous avancer avec des incapables de votre engeance ? On jurerait que vous vous êtes mis d’accord pour freiner des quatre fers !
Paquotte : – Sauf votre respect, monsieur le commissaire, ce n’est pas en nous pourrissant que vous gagnerez du temps…
Bonnet : – Parce que vous êtes une pomme, maintenant ? Au lieu de débiter votre lot coutumier de sornettes, amenez-moi cette journaliste ! Et que je n’entende pas de récriminations sur d’éventuels mauvais traitements…
Paquotte : – Ca, c’est la meilleure !
Bonnet – La meilleure, c’est que vous filerez ensuite au CHU m’enregistrer dare-dare les dépositions de Betty et Luc Méribel…
Lesage : – Mais, monsieur le commissaire, ils sont en observation ! Jamais les médecins ne nous laisseront procéder à leur interrogatoire…
Bonnet : – Etes-vous praticien hospitalier pour décider en lieu et place du chef des Urgences de la gravité de leur cas ? C’est sur place que vous arrêterez la marche à suivre ! »
Un quart d’heure plus tard, délesté de la fibre contestataire que cet incapable de Paquotte avait insufflée à son collègue, Bonnet dévisageait avec une curiosité consommée la journaliste people la plus célèbre de France. Il se frottait avec une délicieuse hypocrisie aux ors de la renommée, lui qui jusqu’alors avait vécu dans l’ombre méribellienne, persuadé qu’à force d’insolence, ils avaient confisqué la fortune à leur profit exclusif.
Bonnet : – Madame Malebrac…
Malebrac : – Commissaire, vos deux escogriffes d’inspecteurs m’ont fait passer une matinée infernaaale ! C’est tout juste s’ils n’ont pas eu le front de m’imputer la responsabilité du malaise de Betty ! Rendez-vous cooompte… Et pourquoi pas de la mort de ce pauvre Alain pour couronner le tout ? Résultat des courses, je suis contrainte de composer avec les atteintes effroyaaaables d’un début de migraine ophtalmique. Mon médecin parisien m’a prescrit deux cachets d’Enzematol, qui, si je l’en crois, s’avèrent plus efficaces que le Pratezianabutinetal pour traiter les migraines qui m’affligent… Si vous saviez : je suis à bout de souffle, vous ne devinerez jamais à quel point votre réconfort sera précieux pour me remettre de ces tortures répétéééées !
Bonnet : – Chère madame, ayez la mansuétude de pardonner à mes ouailles leurs excès de zèle ! Que voulez-vous, les règles élémentaires du savoir-vivre leur passent parfois par-dessus la tête…
Malebrac : – Je compte sur votre clémence pour ne pas les réprimander avec trop de virulence – je ne voudrais pas que l’injustice qu’ils m’infligèrent dans leur empressement les frappe à leur tour… Jésus n’a-t-il pas enseigné aux pharisiens qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ? »
Le commissaire, qui était pratiquant à défaut d’être croyant (au grand dam de son épouse, une grenouille de bénitier), hésita à se signer avant d’entamer l’interrogatoire. Dans l'embarras, il opta avec prudence pour la distraction.
Bonnet : – Dieu nous préserve du péché ! Mes fonctions m’amènent à interroger l’entourage d’Alain Méribel ! De par vos activités télévisuelles, vous en faisiez partie, n’est-ce pas ?
Malebrac : – Ne m’en parlez paaas ! La nouvelle m’a retournée… J’aurais préféré être à sa place plutôt qu’à la mieeenne. Au moins, ses souffrances ne l’affligent plus ! Tandis que maintenant, j’endure un supplice proprement inhumaaaaiiiin ! Remarquez, Kazan, bien qu’elle ne veuille plus entendre parler de lui, doit avoir sombré aux trente-sixièmes dessous du choc émotionnel ! Vous pensez, une liaison avec un homme de cette ampleur, ça ne s’oublie pas du jour au lendemain, non ?
Bonnet : – Pourriez-vous répéter ce que vous venez de lâcher… pardon… je veux dire… de dire ?
Malebrac : – Mon Dieu, je rêve ? J’ai l’impression de déflorer la sacro-sainte exclusivité de nos célébritéééés ! Que je sache, leur liaison était de notoriété publique ! Vous n’êtes pas confronté au dernier scandale en date de la République ! »
Bonnet prit son ton le plus mielleux pour s’assurer qu’il avait bien entendu.
Bonnet : – Auriez-vous l’obligeance de préciser ce que vous insinuez ?
Malebrac : – Enfin, commissaire ! Personne n’ignorait leur aventure de plusieurs mois et…
Bonnet : – Récemment ?
Malebrac : – L’année dernière, je crois, mais je ne saurais situer avec précision cette liaison…
Bonnet : – Où trouve-t-on cette Kazan à l’heure actuelle ?
Malebrac : – C’est que… Nous sommes en froid ! Enfin, je vous le dis, parce que… vous êtes gentil, mais il ne faudrait pas que cette discorde s’ébruite sur la place publiiiique. Officiellement, nous sommes dans les meilleurs termes et…
Bonnet : – Je vous rassure, je ne pense pas donner suite à cette piste ! Simples vérifications d’usage… À présent, le mieux est de vous reposer…
Malebrac : – Au moins, votre délicatesse jure-t-elle heureusement avec celle de vos inspecteurs ! On a beau dire, dans la police comme ailleurs, c’est bonnets blancs et blancs bonnets : les plus intelligents se retrouvent les plus diplômés…
Bonnet : – Puissiez-vous être entendue…
Malebrac : – A vous aussi, ils vous en font voir de toutes les couleuuurs ?
Bonnet : – Si vous saviez… Au fait, petite parenthèse : quand sera-t-il loisible de rencontrer votre collaboratrice ? »
Malebrac eut une petite moue désapprobatrice.
Malebrac : – Kazan ?
Bonnet : – Il n’est pas besoin qu’elle se déplace pour recueillir son témoignage… Nous l’entendrons dans un commissariat voisin…

CHU de Clairlieu, 10 heures 12.

Le Professeur Sailant, le ponte des Urgences, avait consenti sans trop d’efforts à introduire les inspecteurs auprès de Betty Méribel.
« Pour Luc, je ne saurais accéder à votre demande : le patient se trouve encore sous le choc. Il faudra attendre que son état se stabilise pour envisager une rencontre. C’est une question de jours… Pour la jeune veuve, à condition que l’entrevue n’excède pas la demi-heure…
Paquotte : – Voilà qui sera amplement suffisant ! »
Le Professeur les dirigea jusqu’à la chambre de Betty. Allongée sur son lit, la tête légèrement surélevée, la jeune femme dégageait une étonnante sérénité.
Betty : – Installez-vous, je vous prie… Votre démarche ne me prend pas de court !
Lesage : – Autant vous prévenir d’entrée, il ne s’agit ni d’une visite de courtoisie, ni d’une conversation privée…
Paquotte : – Mais d’un interrogatoire…
Lesage : – Comprenez-vous les implications que cette démarche recouvre ?
Paquotte : – Il s’agit de consigner par écrit votre déposition. Vous pourrez ensuite la relire avant de la signer.
Lesage : – Vous pourrez aussi la relire et ne pas la signer… »
Betty dévisagea les deux inspecteurs, vaguement interloquée. Avec leurs faux airs de Dupond et Dupont, ils avaient réussi l’exploit d’instiller une pincée de cocasse dans son quotidien dramatique. Elle se retint de pouffer, redoutant de passer pour une hystérique.
« J’aurais préféré éviter d’apprendre la mort de mon mari de la bouche de cette journaliste…
Lesage : – Vous faites référence à Malebrac ?
Paquotte : – Cette greluche nous a devancés…
Lesage : – Greluche, soit dit en privé, hein ?
Paquotte : – Officiellement, les journalistes aiment l’exclusivité…
Betty : – Que voulez-vous ? J’ai d’autant plus de mal à réaliser la catastrophe que je suis sous anxiolytiques. Heureusement, la visite de mes parents sera d’un précieux soutien, notamment pour les enfants…
Lesage : – Sachez en tout cas qu’une aide psychologique…
Paquotte : – Y compris pour vos enfants…
Lesage : – …Serait le moyen efficace de garder la tête hors de l’eau !
Betty : – D’autant que je ne parviens toujours pas à comprendre ce qui m’est tombé dessus ! Mais je ne doute pas que vous soyez venus me l’apprendre, n’est-ce pas ? »
Paquotte se retint de quémander auprès de Lesage une réponse. Il craignait d’aggraver l’état psychologique de Betty en divulguant les turpitudes d’Alain.
Paquotte : – Hélas, l’enquête n’en est qu’à ses débuts…
Lesage : – Nous vous préviendrons dès que les premiers éléments tangibles parviendront en notre possession…
Betty : – Soyez loués ! Sans vous, jamais les secours n’auraient agi avec une telle rapidité !
Paquotte : – Excusez notre insistance, mais les besoins de l’enquête réclament notre présence encombrante !
Lesage : – Auriez-vous remarqué quoi que ce soit d’anormal dans l’attitude de votre mari ces derniers temps ?
Betty : – C’est-à-dire que… Mon mari ne me tenait guère au courant de ses activités professionnelles…
Paquotte : – Aucune anomalie dans sa conduite ? »
Elle percuta.
Betty : – Attendez ! A la fin du Réveillon, un horrible pressentiment m’a envahie…
Lesage : – Que voulez-vous dire ?
Betty : – Ce n’est pas facile à exprimer… J’étais sur le point de monter dans le taxi pour rentrer quand une impression… C’était si étrange que… J’ai peine à trouver les mots !
Paquotte : – Prenez tout votre temps, nous ne sommes pas pressés !
Betty : – Alain était dans un état… Il était… Comment dire ? Absent ! Absent et très excité… Jamais je ne l’avais vu de la sorte ! Pour tout dire, j’ai suspecté les stupéfiants. Tout de suite après, j’ai eu honte de concevoir de pareilles folies… Maintenant que vous m’annoncez sa mort, je serais bien en peine d’exprimer quoi que ce soit de solide… »
Elle se tut, visiblement désorientée.
Paquotte : – Le mieux est de vous reposer, à présent…
Betty : – Aidez-moi ! Rester dans cette ville avec les enfants m’est d’un poids… Les Méribel sont des manipulateurs… Terribles ! Surtout la femme de Luc ! Si vous saviez…
Paquotte : – Betty, vos parents constituent votre plus sûr réconfort. Ils sauront se montrer de bon conseil !
Lesage : – Vous n’êtes pas seule ! C’est une chance, dans votre épreuve !
Paquotte : – Un dernier détail, avant de nous éclipser !
Lesage : – Nous avons parfaitement conscience du désagrément…
Betty : – Au contraire, si je peux montrer la moindre utilité pour servir l’enquête…
Paquotte : – Quel courage !
Lesage : – Toutes nos félicitations !
Paquotte : – Quels étaient les vrais amis d’Alain ? Je veux dire à l’exception du milieu mondain ?
Betty : – A vrai dire, je n’en connais que deux : Abdel El-Hajj et Jeannot M’Bali !
Lesage : – D’où les fréquentait-il ?
Paquotte : – Etait-ce de vrais amis ?
Betty : – Du collège ! Ils le connaissaient pour ainsi dire mieux que moi ! Il répétait souvent qu’ils étaient comme frères. Mais je doute qu’ils puissent vous être d’une quelconque utilité… Ce n’était pas des habitués du Chamois… Ils s’occupaient de la Fondation… J’avoue que je vois mal le rapport qu’il pourrait y avoir avec votre enquête…
Paquotte : – Les précisions que vous nous apportez indiquent d’évidence qu’il n’y a rien à creuser de ce côté…
Lesage : – Votre démonstration respire la limpidité diaphane !
Paquotte : – Madame Méribel, cette fois, nous vous laissons ! Pour de bon !
Lesage : – Merci pour votre aide si précieuse !
Betty : – Par les temps qui courent, la solitude me pèse comme une deuxième mort !
Paquotte : – Surtout en de telles circonstances !
Lesage : – Nous nous manifesterons dès que nous aurons du nouveau en notre possession ! »
En quittant la chambre, ils tombèrent sur Sailant. Manifestement, il les attendait.
« Comment s’est déroulé l’entretien ?
Paquotte : – Madame Méribel s’est montrée très coopérative ! Elle n’a fait que confirmer nos soupçons, en fait !
Lesage : – Il restera à entendre Luc dès que son état le permettra !
Saillant : – Plus seulement…
Lesage : – Que voulez-vous dire ?
Saillant : – Au train où vont les choses, nous ouvrirons bientôt une annexe dévolue à la famille Méribel !
Paquotte : – Nous peinons à vous comprendre !
Saillant : – Madame Méribel mère vient d’être hospitalisée à son tour. Avec la mort de son fils, sa tension a atteint des sommets vertigineux… »
Dans la voiture, Lesage regarda son collègue s’asseoir avec perplexité.
Paquotte : – Je n’ai pas eu le courage de lui révéler qu’Alain la trompait… C’était pourtant de notoriété publique !
Lesage : – Tu as bien fait. Ce n’était pas ton rôle ! »
Il se racla la gorge.
« Tu veux mon avis ?
Paquotte : – Vas-y…
Lesage : – Cette affaire va accoucher d’une souris…
Paquotte : – Comment ça ?
Lesage : – Mon petit doigt me dit qu’Alain sniffait de la coke en compagnie d’une call-girl lorsqu’il a fait son overdose…
Paquotte : – Et ?
Lesage : – Et la pouffe s’est sauvée, voilà tout !
Paquotte : – Moi, je ne suis pas de cet avis ! On va trouver autre chose, c’est certain !
Lesage : – Laisse-moi rire ! Depuis le temps, tu n’es pas encore familiarisé avec les méthodes du patron ?
Paquotte : – Bonnet ? Comme si on était pas à couteaux tirés !
Lesage : – Jamais les huiles ne laisseront traîner la transition. T’as pas remarqué la Proc ? Elle a rappliqué dès l’aurore ! C’est la première fois qu’elle pointe le bout de son nez pour une affaire criminelle ! Tu crois au hasard, toi ? Faut pas chercher : elle était en mission télécommandée !
Paquotte : – Si on me laissait seulement contacter les potes d’Alain… C’est en raclant les fonds de tiroirs qu’on trouve des détails à se mettre sous la dent !
Lesage : – Franchement, comment des types aussi insignifiants seraient au courant ?
Paquotte : – Rien de tel que les vieilles photos pour rappeler les détails qui fâchent…
Lesage : – Un conseil : si tu veux monter une contre-enquête, agis en solo, parce que Bonnet hésitera pas : à la première incartade, il sifflera le hors-jeu ! Il attend plus que de boucler l’enquête, histoire de repasser l’instruction au juge et de laisser Lenoir se dépatouiller avec Luc !
Paquotte : – Sauf qu’il risque d’attendre ! Il a pas l’air tout frais pour le moment, le zig…
Lesage : – Luc ? T’es naïf, mon pauvre : avec ce genre de requins, tu tapes dans le coriace ! Tu peux me croire, ce type abrite un cœur à la place du portefeuille – à moins que ce ne soit le contraire ! Laisse-le finir sa petite crise de nerfs, et ses vieilles habitudes de prédateur reprendront le dessus… Tu crois qu’on change, à cet âge ? »
Il n’eut pas le temps de démarrer que la CB le coupa dans son élan.
Bonnet : – Où en êtes-vous ? Auriez-vous réussi l’exploit de vous perdre dans les ruelles de Clairlieu ? Cinq minutes que j’attends…
Lesage : – Nous sortons de l’hôpital, commissaire ! Nous faisons au plus vite !
Bonnet : – Eh bien, si en plus vous mettez de la bonne volonté, je suis bon pour dépêcher la tente de camping ! Rappliquez au Chamois sans tarder, je vous attends pour le débriefing !

Le Chamois, 11 heures 13.

Paquotte : – Si je résume les premiers résultats, tout accable Pavlovitch…
Bonnet : – Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Vous, je vous vois venir ! Toujours à remuer le scandaleux, pour rester poli ! Le plus urgent est de mettre la main sur cette Adriana afin d’entendre sa version des faits ! N’est-ce pas la dernière personne à s’être trouvée en compagnie d’Alain ? Ce qui n’est pas une mince affaire, vous en conviendrez !
Paquotte : – A ce propos, en papotant avec l’inspecteur Lesage, une réflexion nous est venue à l’esprit…
Bonnet : – J’attends de vous des actions, pas de la réflexion !
Paquotte : – Betty Méribel a mentionné l’existence de deux témoins potentiels : Jeannot M’Bali et Abdel El-Hajj… »
Le front du commissaire se plissa.
Bonnet : – D’où sortent ces drôles ?
Lesage : – Les deux seuls véritables amis d’Alain…
Bonnet : – Mon cher Paquotte… Dans une enquête, la priorité consiste à s’intéresser aux acteurs du drame… Que viendraient faire dans cette galère des amis d’enfance dont nul n’a jamais entendu parler ?
Paquotte : – Ne réserveraient-ils pas un son de cloche dissonant ? D’après Betty, ils s’occupaient de monter les fonds baptismaux d’une certaine Fondation… L’occasion de recueillir des détails sur cette entreprise nous permettrait d’y voir clair…
Bonnet : – Et vous, Lesage, que vous inspirent les initiatives de votre collègue ?
Lesage : – Je ne sais trop qu’en penser, monsieur le commissaire…
Bonnet : – Vous faites bien ! Jamais, de toute ma carrière, une telle aberration n’avait agressé mes oreilles ! Et je pèse mes mots ! De crainte de ridiculiser le service, j’aurai la mansuétude de ne pas transmettre ces observations au procureur, à moins que le projet de la dérider ne me vienne à l’esprit… »
Apaisé par les sarcasmes dont il avait abreuvé son souffre-douleur, Bonnet se tut, le sourire aux lèvres. Se sentant lâché par Lesage, Paquotte abandonna la partie avant qu’elle ne dégénère en règlement de comptes. Pourtant, malgré ses rodomontades, le commissaire accusait le coup. Sa position inconfortable, coincé entre les ordres de sa hiérarchie et sa soif de promotion, l’empêchait de faire preuve d’indépendance. Il avait beau afficher son mépris, les exigences de Paquotte l’ébranlaient. Qu’arriverait-il dans le cas où ce fieffé redresseur de torts trouverait l’occasion de faire entendre la liste de ses récriminations ? Tant qu’il bénéficiait du soutien de Chancel, son autorité était gagée, mais ses arguments n’étaient pas de taille à contrecarrer les initiatives de plus en plus pressantes de l’inspecteur. Du coup, il omit de tancer ses adjoints à propos des jérémiades de Malebrac. Cette précieuse lui avait suffisamment cassé les pieds ; elle ne lui ferait pas perdre davantage son temps.
Lesage : – A l’heure qu’il est, Adriana se terre Dieu seul sait où sur notre sol ! Qui sait ? Peut-être se tapit-elle dans une chambre d’hôtel à quelques pas du Chamois – à moins qu’elle ne se trouve déjà loin de l’espace français, auquel cas nous ne sommes pas près de la retrouver…
Bonnet : – Lesage, voyons ! Ne soyez pas aussi défaitiste, vous allez nous porter la poisse ! »
Il prit un air martial et lyrique pour clouer le bec à Paquotte.
Bonnet : – Afin de couper court aux fredaines, dois-je vous rappeler que la priorité des priorités, énoncée par le Procureur en personne, réside dans l’autopsie ? Le verdict est imminent, et, en attendant, j’aurai l’honneur de l’annoncer à la presse lors d’une conférence ! Cette marque d’estime considérable faite à notre service promet un retentissement national ! J’espère que vous saurez apprécier l’événement à sa juste valeur… »
Lesage-le-taiseux eut peine à dissimuler son incrédulité. Comment donner tort à Paquotte après cette saillie de narcissisme puéril ? L’affaire était entendue ! Le commissaire n’était pas seulement un flagorneur – c’était un naïf de la pire espèce : celle des carriéristes et des zélés.

Chambre 34, le Verseau, 11 heures 14.

Adriana sortit de la salle de bain trop exiguë avec l’impression de s'extraire sans succès de sa chape de plomb. Ce n’était pas seulement le lit fruste qui ressassait jusqu’à la nausée le spectre toujours vivace d’Alain. La superposition de la mort et du sexe suffisait-elle à expliquer la persistance de son malaise ? Ou le fait d’être traquée par toutes les polices de France et de Navarre ? La solitude ne constituait en tout cas pas une explication à son trouble. Bien que l’absence de Romuald, sorti acheter des croissants, la soulageât d’un poids, l’anxiété qui la rongeait revint sourdre à la surface. Elle redoutait, en guise de guet-apens, la liquidation pure et simple, commande désintéressée de mécènes comme Pavlovitch ou Karpak – elle était bien placée pour savoir qu’on n’échappait pas aux griffes de l’oligarque. Comment lui aurait-il pardonné son échappée ? C’était si injuste ! Avait-elle eu d’autre choix ? Pourtant, le retour au bercail signait de son arrêt de mort.
Bien qu’elle eût tout misé sur l’alliance du luxe et du sexe, sa vie avait basculé lors de cette terrible nuit. A chaque fois que des bouffées putrides lui revenaient en pleine gueule, elle se revoyait dans la rue, tombée nez à nez avec Romuald. Avait-elle pris la décision de le rejoindre dans son taxi ? Elle avait peine à s’en souvenir. Elle se rappelait seulement qu’elle n’avait disposé d’autre alternative au sortir de cette aube mortifère qui menaçait d’emporter sa vie dans une lame sans fond. Elle avait suivi son intuition. Romuald lui avait porté assistance. Bien lui en avait pris. Elle n’était pas la seule à se trouver en danger. Grâce à son concours, il devançait d’un coup décisif la visite des cerbères de Pavlovitch. Adriana ne se faisait aucune illusion sur l’effroyable destin qui guettait le dealer. En apprenant la mort d’Alain, la première décision de Pavlovitch avait été de le supprimer. C’était le moyen tout indiqué de l’empêcher de parler.
Pour la première fois en première ligne, Adriana se trouvait emportée dans un maelstrom sur lequel elle n’avait pas d’emprise. Sur le coup, Romuald avait manifesté sa reconnaissance : la Kazakhe lui sauvait la vie ! Il déchanta vite. En le délivrant de la pègre russe, loin de témoigner d’un altruisme exceptionnel, elle jouait un poker gonflé pour échapper aux investigations policières. Aucun doute, son instinct de survie lui soufflait les coups avec une science époustouflante. Romuald avait hésité. Le meilleur moyen de recouvrer la liberté n’était-il pas de liquider l’empêcheuse de tourner en rond à qui il devait la vie ? Il n’eut pas à peser longtemps le pour et le contre pour renoncer à son projet. Non que la crainte de commettre son premier meurtre le freinât. La vie humaine à ses yeux se résumait à une source de profit compulsive. La mort d’une pute, qui plus est étrangère et lâchée de tous, n’aurait guère plus d’importance que sa vie inutile et sordide. Une de perdue, dix de retrouvées – dans la journée !
Ses atermoiements se heurtèrent plutôt à l’écueil de l’inculpation. Dix ans de cabane pour une débauchée, le tarif était fort de café ! Et puis, rien à faire, malgré tous ses efforts, il n’avait pas l’instinct du tueur. Un simple coup de poignard suffisait à déclencher les vapeurs. Il ne lui resta d’autre choix que de la protéger afin qu’elle ne balance ses secrets explosifs. En attendant de l’installer dans une cache fiable, il n’avait rien trouvé de mieux qu’une chambre au Verseau. Il s’y terrait par la même occasion.
Bien que les séries de l’après-midi l’insupportassent, Adriana, pour se passer les nerfs, alluma le poste portatif que Romuald lui avait trouvé. C’était toujours mieux que le silence. Elle tomba sur France-Savoie. L’agitation palpable à l’antenne l’interpella. En lieu et place du téléfilm français subventionné, la chaîne avait bouleversé ses programmes pour laisser libre cours au direct. Adriana haussa le volume, émoustillée de repérer enfin de la nouveauté à se mettre sous la dent. Que réservait l’hystérie journalistique ? Surprise, le charivari émanait de Clairlieu !

« … A Clairlieu, le Procureur de la République, Madame Chancel de la Freyssinière, vient d’annoncer que le commissaire Bonnet, en charge de l’enquête, prononcerait une conférence de presse dans la journée… »

Apeurée, elle se recroquevilla. Au même moment, la porte s’ouvrit. La lumière blafarde du couloir commença par la tétaniser. Elle se reprit en apercevant la silhouette de Romuald. Son sourire exprima son soulagement : elle avait échappé à la barbarie ! Un psychopathe des steppes ne se serait pas contenté de l’éliminer – il y aurait ajouté un rituel dissuasif pour l’entourage.
Adriana : – Tu m’as flanqué une de ces trouilles ! »
Le dealer ne releva pas. Le visage prostré, il se contenta de lancer l’édition du jour sur le lit.
Romuald : – Tiens, lis les nouvelles ! »
C’était les nouvelles fraîches de l’Echo.
Romuald : – Mate en page 2, tu vas tomber sur le cul… »
Elle s’empressa d’obtempérer.

« La mort d’Alain Méribel : affaire de mœurs, histoire sordide ou trouble règlement de comptes ? En exclusivité, nous vous annonçons que les enquêteurs sont sur la piste de la dernière personne à avoir côtoyé Alain. Il s’agirait d’une jeune femme… »
Atterrée, elle leva la tête.
Romuald : – Tu piges ou t’as besoin d’un décodeur ? Désormais, t’es wanted… »
La référence au far west la fit sursauter.
Adriana : – Il faut changer de chambre sans tarder !
Romuald : – T’es comique, toi ! Et on se tire où ?
Adriana : – Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Qui habite Clairlieu, après tout ? »
La pique produisit sur Romuald une heureuse inspiration.
Romuald : – Tu sais que t’as pas tort ? Je me pointe d’ici une heure grand max ! Surtout, surtout, tu bouges pas sans alerter ! Avant qu’on nous remonte, on a le temps d’improviser !
Adriana : – Je te fais confiance…
Romuald : – T’inquiète, je sais ce que je fais ! Si tu quittes la piaule, bipe sur le portable. Uniquement depuis une cabine téléphonique, hein ? Et pas plus d’une minute ! »
Dès qu’il eut tourné le dos, Adriana jugea sa situation inextricable, coincée entre le marteau et l’enclume. Si Romuald manquait de relations, Pavlovitch dépendait de Karpak… Dans tous les cas, sa cote ne dépassait pas l’argus d’un boulet. Bonne à abattre au premier coup de travers. Au moindre coût de revolver. Ne valait-elle pas moins que la balle qui la terrasserait ? Fébrile, l’exiguïté de la chambre, où même la lumière blêmissait, lui apparut soudain insupportable. Au même moment, la télévision interrompit ses programmes pour retransmettre la conférence de presse.
Adriana se raidit en découvrant la bobine de Bonnet, sa déclaration en guise d’attestation, cerné par les caméras, un bataillon de photographes et de micros frémissant du scandale. Adriana se voûta. Que son avenir dépende de ce flic au visage terne n’était vraiment pas bon signe ! À sa décharge, le commissaire essuyait sa première conférence de presse. Et quelle conférence ! Deux cents paires d’yeux insatiables et cupides l’attendaient au tournant. Face au déluge silencieux des journalistes flairant le scoop porteur, son ton oscilla entre solennité et gloriole. Il sortit ses lunettes, ajusta le micro et récita d’une voix ankylosée le communiqué que lui avait glissé Chancel.

« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Suite à l’autopsie pratiquée par les docteurs Sailant et Martin-Pérez du Centre Hospitalier Universitaire de Clairlieu, le cadavre d’Alain Méribel a révélé la présence prépondérante de cocaïne et d’alcool. Il s’agit en conséquence d’une overdose survenue sous la conjonction pathogène d’alcool et de cocaïne. »

Le brouhaha brouillon que déchaîna l’annonce le contraignit à interrompre sa récitation. Il s’empara du micro comme d’une arme de dissuasion pour contrer la fièvre véhémente qui parcourut l’assemblée.

« Je vous en prie ! Encore une minute d’attention ! Ma requête, de la plus haute importance, concerne les besoins de l’enquête ! »

L’auditoire s’exécuta sans sourciller, mû moins par le sens de la discipline que par l’imminence de révélations plus affriolantes encore.

« J’aimerais achever ce communiqué par une note dénuée d’incompréhensions. En effet, vous autres médias pouvez servir de relais au message que nous souhaitons transmettre. Il concerne une certaine Adriana. Nous tenons à lui rappeler avec force que son salut se situe entre les mains de la police. La Justice de notre pays saura la protéger et lui procurer l’aide et l’écoute nécessaires à sa sécurité. Je vous remercie de votre attention. »

– Commissaire, un commentaire !
– Qui est cette jeune femme ?
– Quel est son lien avec la mort d’Alain Méribel ?
– Est-ce le cerveau d’un vaste complot ?
– Est-elle suspecte aux yeux de la police ? »
Pour couper court à l’afflux intarissable des questions, le commissaire se leva avec majesté et s’éclipsa sans prêter attention aux crépitements des flashes qui le mitraillaient de leurs flèches incandescentes. Il n’eut aucune peine à se draper dans les oripeaux de la dignité incorruptible, persuadé que ce haut fait lui garantissait l’entrée par la grande porte dans l’Olympe de l’Histoire.
Loin de ces postures, Adriana n’hésita pas sur la marche à suivre. La déclaration signait son sort : assurée d’être retrouvée dans les quarante-huit heures, elle préféra de loin tomber entre les mains de la police. Elle n’eut pas à gloser sur les alternatives qui s’offraient à son choix impuissant. En disposer d’une seule relevait déjà d’un luxe inouï dans sa situation. Consciente que l’occasion ne se représenterait plus, elle se signa avant de gagner la porte de sortie.

Le Sha’dwich, 12 heures 04.

Derrière son comptoir, Mahdi ébrouait sa grande carcasse suintante, que les odeurs de cuisine contribuaient à charger de leurs lourds parfums de graisses. Il venait d’apprendre par la petite radio installée à côté de sa table de travail la « reddition » d’Adriana, selon le terme soigneusement employé par les journalistes.
Mahdi : – Si j’avais deviné il y a une semaine qu’Alain ne serait plus de notre monde à cette heure… Et toujours pas le début d’une explication plausible ! Entre nous, ce n’est pas Bonnet qui nous apprendra le fin mot… Quand je pense qu’ils ont été arrêter cette pauvre Kazakhe ! Une prostituée comme bouc émissaire, oui ! Ils l’ont bouclée pour dissiper le scandale ! Tu sais, en France, la démocratie est pourrie par l’hypocrisie : tu fais disparaître les gens et après il te suffit de dire que c’est le cœur ! Parfois un suicide arrange tout le monde… Alain, je le voyais souvent ! Il venait prendre son sandwich, toujours le même : un tandoori ! De temps en temps, on buvait le thé… On saura jamais le fin mot de cette affaire… »
Il baissa le menton, le visage cloué par l’émotion. On aurait juré qu’il évoquait la disparition de la chair de sa chair. Sa sagesse de Perse ayant triomphé des épreuves lui avait appris les vanités de l’indignation. La seule manière de vivre heureux consistait à accepter les injustices en riant.
Mahdi : – C’est simple, je suis inconsolable ! Et pour toujours ! »
Abdel mit un terme pressé aux doléances.
Abdel : – Jeannot débarque… Ca serait faisable de nous laisser la cuisine pour le midi ? »
Mahdi leva les yeux pour prendre le Ciel à témoin de l’inutilité de la question.
Mahdi : – Ici, vous êtes chez vous ! Tant que Dieu vous donne la santé et la vie… »
Cette déclaration de piété coïncida avec l’entrée en scène de Jeannot. Pour le meilleur des mondes, deux charmantes blondes avaient eu la bonne idée de suivre. Elles évitèrent par leur commande les interminables effusions que Mahdi n’aurait pas manqué de prodiguer. Profitant de l’aubaine, Abdel entraîna son ami dans la cuisine, au grand dam de ce dernier.
Jeannot : – Doucement, je connais le chemin, encore !
Abdel : – Tu crois que les tandooris attendront ?
Jeannot : – Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as un coup de flippe ?
Abdel : – T’as pas suivi les dernières news ?
Jeannot : – Dans le train, ça risquait d’être pas commode…
Abdel : – Bonnet a balancé le scoop du siècle ! Prépare-toi, tu vas déguster…
Jeannot : – Je commence à avoir l’habitude, maintenant… »
Joignant le geste à la parole, il croqua de bon cœur dans la mie croustillante de son sandwich.

Bureau du commissaire Bonnet, 12 heures 12.

Malgré les objurgations de Lesage, dont la lucidité s’accommodait mal des ennuis qu’elle engendrait, a fortiori quand elle laissait présager des foudres de la hiérarchie, le caractère fougueux de Paquotte avait fini par ne plus s’accommoder du tour prévisible que prenait l’enquête. L’overdose d’Alain et l’arrestation d’Adriana révélaient la stratégie du réel maître-d’œuvre, l’influent procureur Chancel. A l’entendre, creuser du côté de Pavlovitch permettrait seul de déterrer le vrai coupable. Mais ses soupçons n’auraient pas manqué de provoquer les sarcasmes de Bonnet : selon le commissaire, l’esprit ravagé par la paranoïa de son inspecteur discernait des complots là où n’existaient que des drames. A force de subir les foudres de cet esprit médiocre, Paquotte en vint à regretter amèrement d’avoir délaissé ses études pour l’école buissonnière. Davantage d’efforts studieux lui auraient évité la dictature des esprits serviles et permis d’occuper des responsabilités.
Paquotte : – Quand auditionnera-t-on Pavlovitch ? Il serait étonnant qu’Adriana soit le fournisseur de la cocaïne…
Bonnet : – Encore ? Décidément, il s’agit d’une lubie tenace chez vous ! Pavlovitch, Pavlovitch… C’est à se demander ce que ce paisible homme d’affaires a commis de répréhensible dans notre histoire ! Vous faites dans la russophobie, maintenant ? Vous avez le chic pour délaisser le noyau de l’enquête et vous éparpiller sur des éléments annexes et périphériques ! Avant de soupçonner la terre entière, la priorité est d’apprendre où Alain se procurait la drogue… »
Lesage jeta à Paquotte un regard entendu lui indiquant qu’il était préférable de ne pas insister. Bonnet suivait aveuglément la hiérarchie… Mais Paquotte ne se résolut pas à rendre les armes avec autant de complaisance.
Paquotte : – Comment pouvez-vous considérer Pavlovitch comme un inoffensif jet-setteur ? Les mafias russes ont investi l’Occident à tour de bras ! Quelles sont les origines de cette fortune qui lui permet d’entretenir au Baquoual une cour digne d’un sultan des Mille et Une Nuits ? Où trouve-t-il les moyens de payer sans compter les magnums de champagne et les virées nocturnes ? Ignorez-vous qu’il y a peu encore, il était reçu en grande pompe au Chamois, où son titre de meilleur client n’est pas près d’être inquiété, selon les propres dires de Pelletier ? Croyez-moi, commissaire, l’enquête ne saurait s’arrêter à Adriana. Elle n’est au mieux qu’un sous-fifre noyé dans un système criminel qui la dépasse de très loin ! Il est indispensable d’étendre les investigations jusqu’à Pavlovitch ! Nous pourrions l’assigner à résidence et…
Bonnet : – Jeannot M’Bali, Abdel El-Hajj, maintenant Fiodor Pavlovitch… Et pourquoi pas lancer Interpol sur Mars à la recherche d’un mystérieux extraterrestre pendant que vous y êtes ? Quel plaisir trouvez-vous à accumuler les divagations et les élucubrations à ce niveau de haute fantaisie ? A ce train, prenez garde, vous n’allez pas finir l’enquête ! Vous risquez de rejoindre Luc Méribel aux Urgences pour cause de paranoïa avancée ! Au cas où vous l’auriez oublié, apprenez que nous gardons en permanence l’œil ouvert sur les activités de votre Russe fétiche ! De la sorte, nous gardons sur lui un œil discret, mais constant ! C’est la raison même : en effet, qu’avons-nous d’illicite à lui reprocher ? Rien ! S’il s’avisait de prendre la fuite, ce serait le plus sûr moyen de se griller à coup sûr en lançant Interpol à ses basques ! Croyez-moi, même au fin fond des steppes les plus reculées de l’Oural, un tel mandat équivaut à l’interdiction définitive de goûter la tranquillité et la paix intérieure du quotidien... »
Paquotte éclata.
Paquotte : – Vous niez la vérité pour clôturer l’enquête ! »
Lesage baissa les yeux. Bien qu’il admirât en secret le sens de la vérité et la pugnacité de son collègue, il jugea que son audace promettait les sanctions disciplinaires. Par miracle, un appel téléphonique détourna l’attention du commissaire. C’était le procureur. Elle qui depuis le début de l’enquête ne savait comment éviter l’examen des comptes de l’Arc jubilait. Le sort venait de lui fournir la dérobade inespérée pour s’en sortir à peu de frais.
Chancel : – Commissaire ? Avec le soleil qui irradie notre journée, travailler serait presque un crime !
Bonnet : – Vous ne croyez pas si bien dire... Je suis aux prises avec l’inspecteur Paquotte, qui n’a de cesse de contester mes décisions ! Je suis à bout de nerfs et d’arguments !
Chancel : – Allons, commissaire, ce n’est tout de même pas un inspecteur qui vous déstabilisera !
Bonnet : – Je crains que vous sous-estimiez son pouvoir de nuisance ! Si je l’écoutais, la mort d’Alain serait imputable au Prince du Crime, Pavlovitch en personne ! Il ne parle plus que d’ouvrir des compléments à n’en plus finir… »
Voyant la menace se profiler, Chancel prit l’affaire au sérieux, inquiète des nuisances dont cet inspecteur à la fibre contestataire était capable.
Chancel : – Eh bien, il disposera désormais des motifs pour utiliser son énergie et son imagination à bon escient ! Vous pouvez d’ores et déjà le charger d’une mission où il trouvera enfin sa juste place… »
A mesure qu’elle détaillait sa trouvaille, le visage de Bonnet se décrispa. Quand il raccrocha, il arborait la tête des vainqueurs.
Bonnet : – Inspecteur Paquotte, le Procureur a détecté en vous une énergie et une détermination peu banales ! Pour lui conférer toute sa mesure, vous êtes affecté séance tenante au commissariat du Faubourg Claude-Méribel ! Voilà une promotion dont l’éclat rejaillit sur l’ensemble du service ! Toutes mes félicitations pour cette attribution qui en dit plus long sur vos capacités qu’un long discours !
Paquotte : – Ah oui, et peut-on connaître les critères à l’origine de ma nomination ?
Bonnet : – Tiens donc ? Vous ne devinez pas ?
Lesage : – Adriana a été appréhendée ?
Bonnet : – Mieux que ça ! Elle s’est rendue d’elle-même ! Mon annonce lors de la conférence de presse aura débloqué le problème…
Paquotte : – C’est bien beau, mais j’y vais seul ?
Bonnet : – Vous faites exprès ? Bien entendu, l’inspecteur Lesage vous accompagne dans votre épanouissement… Vous avez oublié la procédure ou vous souffrez d’amnésie foudroyante ? »

Garage des Tamaris, 14 heures 12.

Jeannot : – De la coke, de la coke… C’est pas croyable, ça !
Abdel : – Tu fais l’étonné, mais ce que tu viens de m’apprendre est encore plus incroyable ! Si Alain a joué au poker menteur avec Pavlovitch, il peut bien être accroc à la meca… »
Les deux amis se turent. Ils réalisaient, accablés, que les détails échangés s’imbriquaient avec un naturel trop troublant pour ne pas composer un puzzle cohérent.
Abdel : – Ca serait pas un complot des keufs ?
Jeannot : – Les keufs, ils l’auraient quand même pas liquidé ?
Abdel : – Ca… Si t’écoutes Sami, leur intérêt est d’enterrer l’affaire pour laisser Luc tirer les ficelles !
Jeannot : – En tout cas, le tralala reste entre nous, hein ?
Abdel : – Comment ça ? Et Sami ? Tu lui fais pas confiance ?
Jeannot : – Moi, je suis parano, maintenant ! Je veux bien lâcher Pardo, mais pour Cardetti, pas question d’aller plus loin ! J’ai pas l’intention de basarder nos scoops pour des cacahuètes !
Abdel : – Sami, c’est pas les condés, non plus !
Jeannot : – Je sais, mais elle taffe pour les RG, non ? C’est kif kif, bourricot ! »
Abdel n’ajouta mot, vexé du manque de confiance dont Jeannot témoignait envers sa maîtresse inavouable. Comment aurait-il pu révéler la vérité honteuse qui l’accablait dans le secret de son cœur, meurtri par le poids du péché et de la souillure ? La flétrissure qu’il ressentait lui interdisait de s’épancher. Il avait beau constater le caractère bénin de ses fautes en comparaison de celles qui pesaient sur Alain, le bilan était d’une maigre consolation !
Abdel : – Tiens, on est arrivés à destination…
Jeannot : – Merci, j’avais dikave les bagnoles ! »
Abdel avait aménagé la rencontre avec Samia dans l’entrepôt de son garage. Son patron n’y verrait que du feu, trop occupé à réaliser ses commandes. Les retrouvailles entre Samia et Jeannot furent des plus sommaires. Au vu des circonstances, Jeannot n’était pas d’humeur à se répandre en exubérances. Quant à Samia, elle n’avait qu’une hâte : décrocher une promotion parisienne au sein de la DCRG. Abdel n’était pas encore au courant, mais sa décision était irrévocable. Il devenait urgent de mettre les voiles et un terme à leur liaison sans lendemain. La mort d’Alain avait hâté le processus inéluctable de rupture. Sans la petite mélodie de son cœur, elle se serait enfoncée dans le mépris de soi. Plus les mois passaient, plus elle mesurait à quel point Abdel ne pouvait rien pour elle.
Abdel : – C’qu’y a de bien, c’est que les présentations sont inutiles…
Samia : – En tout cas, t’as pas changé !
Jeannot : – Qu’est-ce tu veux, le poids des ans est sans prise sur les Négros ! C’est connu, on fait pas notre âge…
Abdel : – Bon, c’est pas tout, mais je savais pas que c’était la saison des vannes vaseuses ! Jeannot, tu sais qui est Sami. Par contre, Sami, tu sais pas qui est Jeannot… »
La présentation entraîna un éclat de rire automatique. Abdel rougit d’autant plus vivement que leur liaison lui faisait redouter la trahison. Du coup, la sécheresse compensatoire avec laquelle il adressait la parole à Samia jura avec son ton habituel.
Jeannot : – Je te rassure, il veut dire qu’on a pas le même Bac + !
Abdel : – Parce que tu crois que je pense à me la ouèje avec mon BEP mécano ?
Samia : – Bon, je vois que vous changerez jamais : vous êtes toujours aussi prise de tête ! »
Dans le fond, la constante n’était pas pour lui déplaire.
Jeannot : – C’est vrai, t’es relou à toujours la ramener pour tchi – en fait, c’est tout neuf, je bosse pour maître Ursule ! Comme quoi, quand on a un cerveau, y’a toujours un système D pour trouver l’ouverture…
Samia : – Le grand avocat d’Eonville ? Belle promo…
Abdel : – Cherche pas, il s’est fait pistonner par Toni !
Samia : – Toni ? Jamais entendu parler…
Jeannot : – C’est mon pire pote sur Eonville ! Un gars trop cool ! Un vrai génie du wi-fi aussi !
Abdel : – Son kiff, c’est l’informatique ! Le clavier, c’est Maradona avec le ballon ! Un truc de dingue…
Samia : – Et le rapport avec mon enquête ?
Abdel : – Tu vas vite percuter… Tu te rappelles Pavlo et Alain ?
Samia : – Comment l’aurais-je oublié ? Tu touches au nerf de mon enquête !
Abdel : – Après, j’ai annoncé à Jeannot le danger…
Samia : – Je m’en rappelle, oui !
Abdel : – Toni a insisté pour raisonner Alain... Je m’y suis collé !
Samia : – Ca, je sais aussi !
Jeannot : – Le 31, Alain a rappliqué comme un dératé à Eonville…
Abdel : – Ouvre bien tes oreilles ! Les aveux déchirent tellement que j’en suis toujours scié !
Jeannot : – …pour m’annoncer qu’il avait ouvert un courrier anonyme…
Abdel : – Très chaud…
Jeannot : – Dedans, les clichés…
Abdel : – …pas n’importe lesquels !
Jeannot : – Ceux de la meuf qu’ils recherchent à la télé…
Samia : – Adriana ? Allah ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de marbrés ?
Abdel : – Je t’avais prévenue, c’est de la pure bombe !
Samia : – Si je vous suis, Alain était pas seulement de mèche avec Pavlovitch…
Jeannot : – Tu y es ! Il était en biz avec le célèbre Roland Pardo… Pour une dette de jeu fictive ! Dix millions d’euros… Une paille, quoi !
Samia : – Vous pourriez me répéter cela ?

Le Chamois, 14 heures 22.

Lesage : – Elle arrive, elle arrive, monsieur le commissaire !
Bonnet : – Installez-la au bureau ! »
Si cette reddition signifiait pour Chancel le terme des investigations, le plus heureux demeurait Bonnet. Le poste de divisionnaire n’était plus un vœu pieux et ses tracas – un mauvais souvenir. Pour un peu, il aurait étreint Paquotte pour mieux étouffer ses velléités protestataires ! Du coup, il avait rétabli dans leurs prérogatives son duo de choc, dont il ne pouvait se séparer.
Paquotte : – Avec les journalistes, la partie n’a pas été de tout repos. Bien qu’on leur ait fait gober que l’interrogatoire se ferait au commissariat, ils nous ont pistés jusqu’au Chamois…
Lesage : – Allez savoir ! Ils avaient été tuyautés… »
Bonnet ignora la remarque. C’était lui qui avait prévenu Lebrac.
Paquotte : – Heureusement, madame Chancel veillait au grain : elle s’est employée à colmater les brèches dans le dispositif de sécurité ! »
La présence du Procureur dans les parages réconforta Bonnet.
Bonnet : – Avec les collègues en faction, on a de quoi tenir un siège !
Paquotte : – C’est pas tout, mais la belle enfant attend, et elle est plutôt tendue…
Bonnet : – Qu’est-ce que vous attendez pour la faire entrer ? A moins que vous ne gardiez sous le pied une de ces révélations dont vous avez le secret… »
Il n’eut pas le temps de toiser Paquotte. Lesage amenait la jeune femme. Il prit sur lui pour cacher son émoi. Un demi-siècle d’existence ne lui avait pas offert de contempler une telle splendeur. Qu’Alain Méribel ait profité de l'aubaine le remplit de jalousie.
Bonnet : – Installez-vous, mademoiselle…
Adriana : – Adriana Svetlana…
Bonnet : – Ne tremblez pas de la sorte, il ne vous arrivera rien. Je me porte garant de votre sécurité ! »
Elle rompit la glace en usant de son débit le plus saccadé pour exprimer le trouble qui l’agitait.
Adriana : – Alain est mort sous mes yeux, je me suis sauvée et…
Bonnet : – Doucement, doucement ! Nous n’avons même pas de quoi noter votre témoignage ! Un instant, je vous prie ! »
Il entraîna au pas de chasse Paquotte vers les escaliers.
Bonnet : – La bimbo, j’en fais mon affaire ! Pendant ce temps, foncez avec Lesage et ramenez-moi dare-dare Pelletier ! Comme ça, nous confronterons les deux versions !
Paquotte : – Pour une fois, nous sommes sur la même longueur d’ondes !
Bonnet : – C’est si rare que la convergence mérite d’être soulignée ! »

Garage des Tamaris, 15 heures 11.

Samia : – L’histoire que tu me relates dépasse l’entendement ! La police n’est pas la seule qui paierait cher pour découvrir tes renseignements ! Tu te rends compte que tu as recueilli le testament de l’homme qui possédait la clé du coffre ? Même le juge Balthazar est à votre botte ! La version de l’overdose-qui-arrange-tout-le-monde est discréditée… Tu ouvres des pistes sacrifiées sur l’autel de la partialité ! Tu te rends compte ?
Jeannot : – Les keufs, je m’en méfie comme de la peste !
Samia : – En tout cas, c’est pas moi qui te trahirai !
Abdel : – Tu peux la croire, Jeannot ! »
Malgré les assurances que lui prodiguait Abdel, Jeannot maintint sa version délibérément tronquée.
Jeannot : – J’ai dit ce que j’avais à dire !
Samia : – T’es certain de pas réserver d’autres trésors ? Faut comprendre que ça peut bouleverser la donne… »
Imperturbable, Jeannot s’entêta dans la dénégation, malgré la réprobation tacite qui emplit le regard d’Abdel. Celui-ci ne demandait qu’à être déchargé des secrets qui surchargeaient son sommeil. La perspective d’un combat qui le dépassait n’était pas pour le rassurer.
Abdel : – Bon, c’est pas tout, on fait quoi, maintenant ?
Jeannot : – Toi, comme d’hab’, tu flippes ! C’est ce qui te perdra, man !
Samia : – Ah non, vous n’allez pas remettre vos chamailleries, on dirait des gosses de quatre ans ! Vous croyez que j’ai le temps ? Je dois auditionner Jeannot…
Abdel : – Y’en a pour long ?
Jeannot : – Pourquoi ? T’as des courses à faire ?
Abdel : – Mon gosse se tourne les pouces à la crèche !
Samia : – Le temps que tu le déposes à la maison…
Jeannot : – Fonce, Abdel ! Ton gosse, ça craint : il va découvrir que son rep est un gros naze de barbouze !
Abdel : – Pour éviter de te supporter, je ferais mieux de rester avec lui… Au moins il est drôle !
Jeannot : – Parce que tu te crois indispensable en plus ? Tu doutes de rien, toi ! Tu te rends compte que tu sers à walou ? Sami, c’est de moi qu’elle a besoin, raclo ! Toi, entre-le toi bien dans le crâne, t’as moins de valeur qu’une pute ! »
Abdel ne protesta pas. Les railleries de Jeannot lui pesaient sur le système. Loin de deviner sa lassitude, Samia s’impatienta.
Samia : – Jeannot, c’est quand tu veux ! Vous oubliez que je suis en service commandé, moi !
Abdel : – Laisse ce miskine ! Il se rend même plus compte qu’il craint ! »
À peine son complice éloigné, Jeannot retrouva une discipline impressionnante.
Jeannot : – Au fait, tu comptes enregistrer la dépo sous mon nom ? Je tiens pas trop à laisser de traces…
Samia : – Aux RG, on a l’habitude des noms de code. Je te maquillerai ! Comme ça, personne te remontera…
Jeannot : – OK pour la combine…
Samia : – Allez, on s’y met ! C’est pas tout, on a pas toute la vie…

Le Beaufort, 15 heures 13.

Bien que sa colonie se soit autorisée du Réveillon pour festoyer avec la vigueur du diable, Pavlovitch n’avait pas la tête à s’immiscer dans les franches parties de rigolade qui monopolisaient l’attention des convives. Depuis la mort d’Alain, il ne se passait pas un instant sans que l’angoisse de la perquisition ne le saisisse au pied du lit. Certes, l’escouade de police dont il redoutait la venue inéluctable n’avait toujours pas pointé le bout de son nez. Certes, l’annonce officielle de l’overdose écartait de la plus inattendue des manières les sombres présages dont il anticipait l’imminence. Et si Adriana lui collait la mort sur le dos ? Au moment où Romuald était sur le point de revendre à Alain sa poudre spéciale ! En forcissant le trait, Adriana aurait beau jeu de l’accuser d’homicide…
La filiation qui le rattachait à la pègre russe ne contribuait pas à affermir sa position. Ce n’était pas Karpak qui se mouillerait pour le sortir des geôles françaises ! La capture d’Adriana avait dû le mettre en ébullition. Et son silence recelait plus de menaces qu’une franche intervention. Qu’attendait-il pour se prononcer ? Quel message avait-il passé à Adriana en catimini ? Pour l’instant, son mutisme obstiné n’était pas le meilleur indice de ses bonnes dispositions. Pavlovitch ignorait comment interpréter cette discrétion sibylline. Pour l’instant, ses intérêts lui commandaient de ne rien balancer, mais que se passerait-il si le vent tournait ? La parole d’Adriana aurait-elle le même poids que celle d’un mouchard ?
Pavlovitch avait beau se répéter qu’aucune charge ne pouvait être retenue contre lui, il aurait bravé Interpol et le pronostic hâtif de Bonnet sans hésiter si l’inquiétante absence de réaction de Karpak ne l’avait incité à la retenue. Dans le doute, il s’était abstenu de joindre son patron : comment lui annoncer que son associé français avait eu le mauvais goût de passer de vie à trépas et de jeter par la même occasion sa maîtresse en prison ? Devant la Bérézina, il y avait de quoi ne pas remonter le menton !
De toute manière, Karpak aurait très mal pris toute velléité de contact. Pavlovitch tenait là sa meilleure excuse pour expliquer sa disparition du théâtre des opérations. Il attendait des nouvelles pour se manifester. Tout simplement. Après tout, ne suivait-il pas la voie de la prudence ? Il n’avait pas l’intention de porter le chapeau tout seul ! S’il avait à répondre devant un parterre de juges et de policiers, il chargerait sans hésiter la seule Adriana ! Heureusement, la carte maîtresse de la partie se trouvait dans sa manche : son rôle quasi irremplaçable interdisait à Karpak son sacrifice sur l’autel de la sainte colère !
L'apparition en trombe d’Ivan Krazimitch, la brute qui avait tant effrayé Alain dans les toilettes du Chamois, interrompit ses ruminations.
Krazimitch : – Patron, ils l’ont attrapée…
Pavlovitch : – Que dis-tu ?
Krazimitch : – La police ! Elle est passée à la télévision… »
Pavlovitch n’eut pas besoin d’éclaircissements pour comprendre.
Pavlovitch : – Tu es certain de ne pas t’être trompé au moins ?
Krazimitch : – Moi ? Ce sont vos amis qui regardent la télé dans la salle de réception… »
Un quart d’heure plus tard, Pavlovitch tirait la tête des mauvais jours. Cette fois, l’affaire tournait au vinaigre ! La reddition d’Adriana n’enterrait pas seulement son projet de blanchiment. Désormais, elle lui imposait d’en référer ! Du sérieux rififi en perspective… Il soupesa les risques encourus. Coincé pour coincé, mieux valait encore affronter le danger avec sang-froid. La menace policière l’effrayait moins que la puissance aveugle de Karpak. Avec lui, le poids d’une trahison équivalait à un arrêt de mort.
A force de retourner le problème dans tous les sens, il finit par se rendre compte que sa marge de manœuvre n’était pas la plus précaire. A y regarder deux fois, en regard, celle d’Adriana se réduisait à la portion congrue. Elle ne pouvait se permettre de vendre la mèche sans risquer de graves représailles à sa famille. Jamais Karpak n’aurait toléré ce type d’impairs de la part de sa dame de pique. Nanti de la conviction qu’elle ne le dénoncerait pas, il se ressaisit. Il tenait l’idée qui le tirerait d’affaire ! Il releva la tête, sourit du petit air d’agneau fragile qu’il arborait quand il se sentait en position de force et rajusta le pli délavé de son jean dernier cri. Ivre de sa puissance retrouvée, il recouvra par la même occasion l’expression de sa jubilation narcissique.
« Ivan, approche, j’ai une mission à te confier… Une urgence comme tu les aimes ! »

Chez Freddie, Marseille, 15 heures 15.

Pardo sirotait un pastis dans le bar de son vieux complice quand la radio locale relaya la mort d’Alain. Il fut à deux doigts de lâcher son verre. Freddie, qu’il avait habitué à plus de correction, s’émut de son écart.
Freddie : – Qu’est-ce tu danses ? Tu tiens plus l'anisette ? »
Pardo eut un mauvais rire.
Pardo : – Quelle serait ta réaction si la pire catastrophe de ton existence te tombait sur la calebasse ? »
Il baissa la tête, n’attendant visiblement pas de réponse. Cette mort le laminait. Lui qui s’estimait déjà peu verni par la tournure des événements savait à quelles sombres répercussions s’attendre. Klaam s’en donnerait à cœur joie ! Cette disparition était aussi subite qu’inexplicable. Qu’était-il arrivé à Alain ?
Freddie : – Le plus sûr moyen de se remettre d’une catastrophe, c’est encore d’enquiller une bonne vieille belotte !
Pardo : – Hélas, mon Freddie, hélas ! Tu m’excuseras auprès de la fine équipe, mais la coinchée est d’ores et déjà fanée…
Freddie : – Va au diable ! Toi et tes magouilles, vous finirez en enfer !
Pardo : – J’ai assez d’emmerdes pour que tu n’en rajoutes pas une couche avec tes caprices de pitchoune enrhumé, tu veux ? »
Il n’y avait pas une seconde à perdre : en l’absence d’explication, la prudence élémentaire commandait de contacter Cardetti. Sous l’effet d’un étrange mimétisme, celui-ci sirotait son pastis rituel au Belvédère. Lui aussi manqua de s’étrangler sous l’énormité de la nouvelle. En ce moment, l’essentiel de son temps était consacré aux ultimes réglages de l’opération soudanaise. Dans son esprit, la rencontre avec Karpak n’intervenait qu’en arrière-plan, comme conséquence des accords passés avec le réseau Antonioli. Sur le coup, il jugea plus habile de ménager son interlocuteur. Qui sait ? Il aurait peut-être besoin de lui par la suite ! En attendant, il se défoula sur Klaam.
Cardetti : – La zouavesse va entendre causer du pays, c’est moi qui vous le dis ! Voilà où mènent leurs magouilles ! Je peux vous joindre où ? »
Pardo ne se berna pas d’illusions sur la suavité du propos. Le répit serait de courte durée ! L’office peu enviable de fusible lui était immanquablement promis à un moment ou à un autre.
Pardo : – Chez Freddie !
Cardetti : – Vous savez au moins de quoi Alain est dessoudé ?
Pardo : – La radio ne l’a pas précisé ! Je tombe des nues ! Tout comme vous ! »
Devant sa bonne foi, Cardetti se rua sur son autre combiné. Il avait la voix acide et contrariée.
Klaam : – Vous tombez au plus mal : je suis au volant…
Cardetti : – Eh bien, garez-vous ! Il ne manquerait plus que vous nous fassiez un carambolage !
Klaam : – Voilà qui est fait ! Quel honneur me vaut votre appel ?
Cardetti : – Vous n’écoutez pas la radio au volant ? Vous auriez appris en direct qu’Alain Méribel est mort…
Klaam : – Malédiction ! Comment a-t-il pu mourir ?
Cardetti : – Est-ce qu’on décide de son trépas comme de son apéro ? Vous écouterez les nouvelles ! À cette heure, les antennes caquettent à n’en plus finir autour de cette disparition… Avez-vous une idée de ce qui a pu se tramer ?
Klaam : – Pas le moins du monde… Demandez ce qu’en pense votre collaborateur-émérite-le-footballeur ! N’est-il pas à l’initiative du charivari qui nous vaut les honneurs de la presse ?
Cardetti : – Roland ? Dois-je vous rappeler que c’est votre volte-face qui l’a chargé du dossier ? Il ne s’agirait pas de lui faire porter le chapeau maintenant que les faits contredisent vos prévisions ! Comment comptez-vous nous sortir de ce guêpier ?
Klaam : – Pour commencer, il s’agit de garder son calme ! La mort d’Alain nous prive certes d’un blanchisseur ; elle n’augure pas d’un péril majeur, que je sache ! Retenir le nouveau candidat ne constituera pas un obstacle !
Cardetti : – Inutile de vous préciser que je vous charge de mettre la main sur le successeur…
Klaam : – Gardons à l’esprit que l’affaire qui nous attend mérite l’intégralité de notre attention… Nous ne sortirons pas de cette crise en rejetant la faute les uns sur les autres !
Cardetti : – Qu’est-ce que vous me chantez ? Bon sang de bonnes femmes ! Toutes les mêmes !
Klaam : – Monsieur Cardetti, vous vous égarez ! Le mieux pour commencer est de prévenir le Colonel ! Une fois que j’aurai fait le point avec lui, nous aviserons de la suite à donner. D’ici là, j’espère que vous aurez recouvré votre savoir-vivre… »
Cardetti était trop pragmatique pour se désoler. La perte du blanchisseur constituait une peccadille en regard des promesses mirobolantes que lui réservait le réseau. Comme à chaque fois qu’un revers se présentait, il n’était pas loin de se réjouir, fort du principe selon lequel les échecs annonçaient les succès. La crainte des représailles maintiendrait Pardo sagement à sa botte ! S’il savait ! Le drôle pouvait toujours attendre ! Son châtiment n’était pas près d’arriver ! Certain de la vanité de la vengeance, il comptait sur le bon Roland pour sous-traiter les putes. L’annexe en ébullition de son cerveau lui réservait un projet des plus gratifiants : il l’adouberait comme son homme-lige pour l’acheminement des prostituées vers l’Europe.
Pendant ce temps, Klaam avait alerté Chanfilly. Une malédiction rance planait sur l’affaire : avec Balthazar dans les parages, toujours à l’affût comme un mauvais renard enragé, la mort d’Alain annonçait le pire ! Dans son esprit habitué aux coups tordus, cette disparition recelait un parfum de suspicion. Qui avait eu intérêt à supprimer Alain ? Qui tirait les ficelles d’une déstabilisation ? Un réseau concurrent, des barbouzes, des politiques ? Klaam éluda. Elle se défiait de son imagination comme d’un trésor dont la fertilité n’était pas sans risquer les débordements paranoïaques. Elle trouva Chanfilly dans les meilleures dispositions. Son humeur radieuse semblait ne pas l’avoir quitté depuis Bâle.
Chanfilly : – Je sors d’une réunion à la Loge ! Ah, les mondanités ! Ces frivolités ne sont plus de mon âge ! Malheureusement, mes fonctions me contraignent à entretenir mes relations…
Klaam : – Désolée de briser votre humeur solaire…
Chanfilly : – Laissez-moi deviner… Alain nous lâche ? Si c’est le cas, ce n’est pas l’Apocalypse ! Que je sache, il n’occupait pas une place prépondérante dans notre système…
Klaam : – Son corps a été retrouvé cette nuit !
Chanfilly : – Misère de misère ! Qui l’a liquidé ?
Klaam : – A l’heure qu’il est, toute réponse serait prématurée ! Aucun élément ne permet de conclure à un homicide…
Chanfilly : – Allons, allons, ce n’est pas à un vieux renard qu’on apprendra à faire des grimaces ! Il n’y a pas une seconde à perdre : il faut prévenir Cardetti d’urgence avant que Pardo s’en charge !
Klaam : – Je crains qu’il ne soit trop tard ! Je tiens la nouvelle de sa propre bouche…
Chanfilly : – Miséricorde… Comment réagit-il ?
Klaam : – Comme un vulgaire macho…
Chanfilly : – J’imagine la scène… Cet énergumène risque de nous attirer les foudres de la police ! Hélas, nous avons le plus grand besoin de ses services et il le sait…
Klaam : – Malgré tous mes efforts, j’ai essayé d’incriminer Pardo. Rien n’y a fait : à ses yeux, nous sommes seuls fautifs…
Chanfilly : – Vous l’avez justement souligné, nous ne dépendons pas d’Alain pour nous adjoindre les services d’un nouveau blanchisseur ! N’est-ce pas ce que réclame l’ostrogoth, après tout ? S’il obtient des garanties, il se montrera apaisé ! Quant à cette affaire, elle ne nous concerne pas directement !
Klaam : – Préconisez-vous que je me mette en quête d’un nouveau blanchisseur ?
Chanfilly : – Il est urgent d’attendre… Je vais commencer par faire jouer mes relations pour accéder au dossier. Dans tous les cas, l’habileté commande de laisser l’initiative à celui qui attend d’être payé. Nos objectifs sont ailleurs ! Les prochaines heures risquent d’être agitées, surtout si Cardetti décide de nous refiler la patate chaude…
Klaam : – Cette éventualité m’inquiète modérément ! Cette fois, Cardetti ne fera appel à mes soins qu’avec l’assurance d’un service fiable…
Chanfilly : – Heureusement que vous avez suivi in extremis votre inspiration ! A présent, l’échec de Pardo fragilise les positions de Cardetti ! Même en cas de bluff, des commanditaires du calibre de Karpak l’acculent à ses engagements…
Klaam : – Il ne se défilera pas ! Il a compris où se situaient ses intérêts ! Si nous gérons la crise à notre avantage, elle se dénouera sans encombres !
Chanfilly : – Puissiez-vous dire vrai ! Avec l’ombre de Balthazar qui rôde, je redoute que la police mette son nez dans nos histoires – même lointaines !
Klaam : – Justement, soupçonneriez-vous Pavlovitch du coup ? Pour Eichmann, sa situation le disculpe !
Chanfilly : – Encore qu’on ignore qui roule pour qui… Rien ne nous interdit de penser qu’Eichmann possédait des intérêts qui l’ont contraint à supprimer Alain…
Klaam : – Contrairement à Pavlovitch, cette hypothèse n’est pas la plus probable…
Chanfilly : – Je ne partage pas votre avis ! Au niveau où se situent les tractations, Pavlovitch ne saurait être tenu informé…
Klaam : – Dans le cas contraire, l’hypothèse serait séduisante : Pavlovitch apprend qu’Alain le double avec Pardo, que Pardo travaille pour Cardetti et que Cardetti traite avec Karpak… De fureur, il supprime Alain et…
Chanfilly : – Le raisonnement est trop tortueux pour renfermer une once de vérité ! L’idéale diversion serait d’informer Cardetti de l’existence de Pavlovitch sans préciser pour qui il roule… »
Le Colonel se frotta les mains.
Klaam : – Parfait, parfait ! Nous le tenons comme un rat !
Chanfilly : – Ainsi il aura toutes les raisons de reprocher à Pardo sa négligence !
Klaam : – Moi qui cherchais le moyen de mouiller ce Pardo de malheur auprès de Cardetti ! Les événements me procurent une occasion inespérée !
Chanfilly : – Il serait opportun de ne pas en rester là…
Klaam : – Vous remettez en cause le versement des dix millions ?
Chanfilly : – A moins de laisser planer la menace d’une suspension ! Histoire de fragiliser Cardetti… »
Klaam raccrocha, ravie du mauvais tour que le Colonel réservait à Pardo.

Garage des Tamaris, 15 heures 32.

Samia coupa son dictaphone portable. La confession de Jeannot l’avait secouée. Se doutait-il que son témoignage éclairait les pans obscurs de la situation ? Plus qu’un témoin, Abdel lui avait apporté sur un plateau l’acteur providentiel ! Elle le tenait, son chaînon manquant – le mystère qui nimbait la mort d’Alain ! Les clichés étaient l’œuvre d’Eichmann ! Comment le milliardaire s’était-il laissé impliquer dans cette histoire sordide ? Ce calculateur maladif oubliait-il que ses intérêts lui commandaient de se tenir à l’écart ? Quant à la présence d’Adriana sur les lieux du drame, elle corroborait le pressentiment qui animait Samia depuis sa découverte de la jet set décadente : Pavlovitch était dans le coup !
Dans tous les cas, elle triomphait : non contente de décrocher la martingale, elle la tenait, sa promotion ! Elle qui brûlait de changer de peau, son détour par sa ville natale lui pesait moins. La réussite professionnelle l’avait délivrée de l’échec. La promesse d’une nomination parisienne comblait ses vœux au-delà de toute attente. Ceux d’Abdel étaient barrés par le conformisme. Sa délivrance lui permettait de ne pas s’appesantir sur les regrets qui n’avaient cessé de l’assaillir depuis sa démission du RM. Elle avait dû lutter contre sa petite voix intérieure, qui lui soufflait qu’elle avait perdu son temps à Clairlieu. Il est vrai qu’avec le temps, elle se sentait éreintée et lasse – très lasse. Que n’avait-elle prêté attention à l’avertissement de Chanfilly au moment de sa démission ! À présent, elle mesurait la dimension prophétique de cet avertissement. Elle s’en sortirait avec les honneurs !
Samia : – Ce témoignage fera mal ! Très mal, même ! Grâce à toi, la dette d’Alain nous promet le scandale ! La piste Pardo mène au milieu corse. Celui d’Ajaccio, plus exactement ! Des bandes très structurées, difficiles à remonter, qui opèrent sur la Côte. Je lance dès ce soir la procédure d’urgence afin d’obtenir un complément d’informations. Aucun souci : la DCRG se situe à la pointe contre le blanchiment. Il me suffira de prononcer le nom de Karpak pour obtenir tous les crédits. Grâce à ton intervention, les projets de Chancel et de Lenoir sont gâchés ! Eux qui comptaient enterrer l’affaire en seront pour leurs frais…
Jeannot : – Ca m’étonnerait que le coup vienne de Pardo ! Il était où, l’intérêt d’abattre son pigeon ?
Samia : – Mon intime conviction penche du côté du crime crapuleux !
Jeannot : – De Pavlovitch, donc…
Samia : – C’est le plus probable… Il a dû se sentir trahi…
Jeannot : – Alain lui avait peut-être caché Pardo…
Samia : – Il est possible aussi que certaines pièces nous fassent défaut… Par exemple, le rôle d’Eichmann : qu’est-il venu faire dans cette galère ?
Jeannot : – Là, tu poses une colle !
Samia : – Un type de ce calibre n’avance pas sans pousser ses pions ! Si ça se trouve, cette piste nous permettrait de remonter jusqu’à Alain…
Jeannot: – C’est ton job, hein !
Samia : – En tout cas, chapeau ! Pavlovitch, Eichmann, Pardo… T’as frappé un grand coup !
Jeannot : – Tant qu’on s’attaque aux profiteurs, ça me cause aucun remords ! Moi, je suis venu pour venger Alain contre le système !
Samia : – Tu fais plus que tenir tes objectifs ! Avec tes clés, je suis assurée de mettre la main sur les vrais responsables de la mort d’Alain ! Crois-moi, si je parviens à empêcher la proc d’enterrer le dossier, je saurai à qui je le dois… »
La détermination qui se lisait dans son regard accentua le malaise de Jeannot. En taisant le meilleur de ses informations, il la plaçait sciemment sur le grill. Ce n’était pas gaieté de cœur. Avec le temps, il se sentait en phase avec Samia. Elle au moins ne se défilait pas ! Tout le monde n’aurait pu en dire autant ! Abdel ne se révélait pas à la hauteur des événements, paralysé par la soif de tranquillité. Malgré tout, une ultime pudeur retenait Jeannot de se livrer, comme si le mystère et l’ombre préservaient de leur puissance occulte sa rage de vérité.
Samia : – Le pseudonyme est la plus sûre garantie de ton anonymat. Tu pourrais t’appeler… Voyons…
Jeannot : – Bob ? »
Elle sourit, amusée.
Samia : – Pourquoi pas Marley, tant qu’on y est ? Non, Bob, on remonterait jusqu’à toi… Je verrais plutôt quelque chose comme : « le Mondain ». C’est ironique et ça donnera vraiment le change !
Jeannot : – Pourquoi ? T’insinues que je prends la pose ?
Samia : – Dans ma bouche, c’était plutôt un compliment…
Abdel : – Une fois de plus, les condés nous font la misère ! »
Samia et Jeannot sursautèrent. L’apparition d’Abdel était passée inaperçue.
Jeannot : – T’as le chic pour les entrées toniques !
Abdel : – Pourquoi ? Vous avez les jetons ? Seuls ceux qui ont quelque chose sur la conscience flippent !
Samia : – Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu la joues parano ?
Abdel : – C’est bon, pas besoin de s’enflammer, je plaisantais !
Jeannot : – Bon, c’est pas tout, mais moi, j’ai fait mon taf ! Je vous laisse à vos scènes de ménage !
Samia : – Maintenant, la machine des RG prend le relais ! Le mieux est de t’effacer en douceur ! Moi, mes fonctions me protègent. Toi, t’agis en solo… Tu sais, les informateurs qui ne préservent pas leur anonymat n’ont jamais la belle vie… Le plus sûr moyen de se conserver, c’est encore de ne pas laisser de traces !
Jeannot : – Autrement dit, c’est la dernière fois qu’on se croise… »
Samia se tut, absorbée par sa nouvelle vie. Abdel jeta un œil inquiet, comme si une intuition supérieure lui soufflait qu’il subirait, au nom des intérêts supérieurs de l’enquête, le même ostracisme. Quant à Jeannot, il dévisagea Samia avec une nostalgie anachronique. Savoir qu’elle s’effaçait du solde de ses jours le remplit de désolation. Il aurait été incapable d’expliquer son marasme.
Le Chamois, 15 heures 35.

Bonnet : – Que faisiez-vous en France ?
Adriana : – Monsieur Pavlovitch m’a embauchée en tant que traductrice diplômée de l’Ecole de Saint-Pétersbourg… »
Elle se rangea derrière son diplôme universitaire comme les ors de son blason illustre.
Bonnet : – Votre français témoigne de vos titres !
Adriana : – Dès ma première rencontre avec Alain, je suis tombée sous le charme de son charisme si particulier… »
Bonnet, frémissant de bon ressentiment, eut toutes les peines du monde à taire sa désapprobation. Emporté par son irritation, la stratégie que poursuivait Adriana lui passa sous le nez. Pour la jeune femme, la priorité consistait à ménager un levier de pression sur Karpak. En dévoilant la vérité, elle se fût grillée. Elle préférait apparaître comme une paumée. On pardonnait tout aux naïfs, pourvu qu’ils incarnassent la candeur et l’innocence.
Bonnet : – Vous n’acquerrez ma confiance qu’en m’apprenant les circonstances exactes de votre rencontre avec Alain…
Adriana : – Monsieur Pavlovitch m’avait chargée de finaliser les accords avec Alain…
Bonnet : – Pourriez-vous vous montrer plus explicite ? »
Elle sembla sincère et surprise.
Adriana : – Comment ? Vous n’êtes pas au courant ? Toutes les pièces sont consignées chez maître Kieffer ! »
Persuadé de tenir dans sa poche la Kazakhe, Bonnet nota soigneusement l’identité du notaire.
Bonnet : – Nous recouperons sous peu ! S’agissait-il bien des enchères de la Mairie ?
Adriana : – Absolument ! Monsieur Pavlovitch souhaitait investir dans le haut de gamme. La proposition d’Alain l’a tout de suite comblé !
Bonnet : – Comment s’est produite leur rencontre ?
Adriana : – Au Chamois ! Monsieur Pelletier s’était chargé des présentations ! Les Russes aiment la fête… Monsieur Pavlovitch était le meilleur client du Chamois ! »
Bonnet sourit d’aise. La candeur qui se lisait sur le visage d’Adriana avait plus de valeur que mille protestations de sincérité ! La jeune femme ne pouvait qu’exprimer la vérité ! Et puis, sa déposition recoupait les assertions de Pelletier.
Bonnet : – Le contrat était licite ?
Adriana : – Vérifiez les doubles…
Bonnet : – Ah oui, et comment ?
Adriana : – Adressez-vous à monsieur Pelletier… »
Bonnet ne se fit pas prier pour valider le conseil. Sans le savoir, Adriana confirmait le témoignage de l’ancien bras droit ! Le commissaire se cala contre son dossier de fortune. L’enquête était quasi bouclée. Restait à avertir Chancel, et l’affaire serait dans le sac. A lui les honneurs, le poste de divisionnaire et les châteaux en Espagne ! Comblé, il aurait sorti sa pipe s’il avait été fumeur. Lesage l’interrompit.
Bonnet : – Qu’y a-t-il, encore ? »
Furieux de cette goutte d’eau qui faisait déborder le vase, il interpréta l’interruption comme une atteinte à la hiérarchie.
Bonnet : – Mademoiselle, un instant je vous prie… »
Ils gagnèrent les escaliers.
Bonnet : – J’espère que vous avez une bonne raison pour m’appeler ! Au moment où elle était sur le point d’avouer !
Lesage : – Le Procureur m’a dépêché…
Bonnet : – Le Procureur ? Vous auriez dû m’avertir de suite au lieu de me faire perdre mon temps avec votre stupide manie des diversions ! »
Plantant un Lesage interdit de tant d’inconséquence, il s’ébroua avec l’ardeur d’un mouton aveuglé par son zèle et grimpa quatre à quatre les escaliers. La silhouette du procureur lui permit de retrouver dans la seconde sa gourme obséquieuse.
Bonnet : – Vous m’avez fait appeler ?
Chancel : – Notre Pelletier national est dans tous ses états… Quand il a appris qu’Adriana était entendue en même temps que lui, il a réagi avec une fébrilité inquiétante ! Du coup, l’inspecteur Paquotte revient à l’assaut toutes les cinq minutes pour réclamer son contre-interrogatoire. Il répète à n’en plus finir que si on le laisse faire, Pelletier crachera le morceau sur les véritables relations qui unissaient Alain à Pavlovitch… A force de subir le fardeau de sa monomanie, je suis plus qu’effarée de ses histoires de comptes secrets et de perquisition chez Pavlovitch !
Bonnet : – Que vous disais-je ? Ce garçon souffre d’idées fixes ! C’est un cas psychiatrique d’autant plus retors que la médecine méconnaît ces délires graves. C’est plus fort que lui : sa nouvelle idée fixe ? Pelletier serait responsable de la mort d’Alain !
Chancel : – En tout cas, sa détermination est impressionnante ! Il est persuadé que c’est le moment ou jamais d’accoucher Pelletier de ses secrets ! »
Bonnet ne put se retenir de parader sur le dos de Paquotte.
Bonnet : – Laissez mariner cet imbécile dans sa bêtise crasse ! Quand il apprendra qu’Adriana vient corroborer tous les dires de Pelletier… »
Trop heureuse que le réel s’ajuste à ses attentes, Chancel se détendit.
Chancel : – Sans le savoir, cette donzelle nous enlève une sacrée épine du pied ! Imaginez que son témoignage ait contredit la déposition de Pelletier… Nous étions bons pour repartir de zéro !
Bonnet : – Alors que nous sommes sur le point de boucler l’enquête ! Ah, la bêtise ! La bêtise, vous dis-je ! Bien que je m’escrime à lui rabacher à longueur de journée que le zèle nuit à l’efficacité, cette satanée caboche a les idées dures ! C’en est impressionnant ! Rendez-vous compte ? Ne prétendait-il pas tout à l’heure contre toute raison assigner Pavlovitch à résidence ? De quoi aurait-on l’air, à l’heure actuelle, si on l’avait écouté ? J’ai beau mesurer le grotesque dont il a toujours fait preuve, en ces circonstances, il dépasse toutes les bornes !
Chancel : – Je vois le genre… L’empêcheur de tourner en rond ! Toujours à fouiner là où ça ne le regarde pas ! Prêt à tous les stratagèmes pour se faire remarquer…
Bonnet : – Vous avez cerné l’énergumène…
Chancel : – Eh bien, nous veillerons à ce que cet escogriffe ne casse plus les pieds à qui que ce soit ! Je l’expédie d’urgence aux chevets de Betty et Luc pour l’éloigner de nos petites affaires !
Bonnet : – Exactement ce dont il avait besoin pour se sentir indispensable tout en ne servant à rien ! Ah, madame le Procureur, sans vos lumières, l’avancée de l’enquête se trouverait ruinée d’entrée !
Chancel : – Maintenant que nous disposons des coudées franches, finissons-en avec Adriana ! »
Bonnet ne se fit pas prier pour obtempérer. Chaque nouvel entretien avec le procureur lui arrachait des torrents d’aise. Il retrouva la jeune femme avec l’assurance du devoir accompli. Cerise sur le gâteau, sa victoire décisive sur Paquotte l’avait débarrassé de son plus sérieux obstacle.
Bonnet : – Mademoiselle Svetlana, toutes mes félicitations : votre témoignage recoupe celui de monsieur Pelletier… »
Au ton enjoué, Adriana crut un instant que le commissaire se moquait d’elle ou prêchait le faux pour obtenir le vrai. Elle finit par réaliser que son sérieux prolongé ne correspondait à aucune ruse. Convaincue, elle demeura stupéfaite. La correspondance tenait du miracle ! Comment deux versions mensongères se recoupaient-elles sans concertation ? Pragmatique, elle s’avisa de profiter de l’état de fait. Pour une fois qu’un oukase l’accommodait !
Adriana : – J’ai dit la vérité !
Bonnet : – Je n’en ai jamais douté une seconde ! Parole de commissaire, mon flair ne me trompe jamais ! Finissons-en : le plus tôt sera le mieux, pour vous comme pour moi ! Vous admettez vos rapports intimes avec Alain ? »
Bonnet lui soumit la question comme s’il s’agissait d’une évidence. Jamais Adriana n’aurait parié sur celui qu’elle avait identifié comme son principal ennemi. Tirée des griffes de l’omission, elle employa ses talents de comédienne à se pâmer.
Adriana : – Comment prévoir l’horreur du drame ? Quand il est tombé, j’ai paniqué… Je… J’ai pris la fuite ! »
De crainte que le souvenir morbide ne déchaîne chez la jeune femme des convulsions rétrospectives, Bonnet s’appliqua à conserver le contrôle de l’interrogatoire.
Bonnet : – Reprenons par le commencement… Il me faut plus de précisions pour boucler votre déposition ! »
Pour la galerie, elle se retint ostensiblement de pleurer.
Adriana : – Alain m’a rejointe dans son bureau au petit matin…
Bonnet : – Jamais d’hôtels ?
Adriana : – Croyez-vous que nous en ayons eu le temps ?
Bonnet : – Quel était votre rapport à la cocaïne ? »
Bonnet se cala dans son siège. La conclusion de son enquête se jouait sur cette question.
Adriana : – Une mauvaise habitude prise sur les podiums de Saint-Pétersbourg…
Bonnet : – Je ne vous suis plus ! N’avez-vous pas certifié être la traductrice de Pavlovitch ? Il faudrait savoir !
Adriana : – J’ai gagné ma vie pendant mes études comme mannequin : je ne viens pas d’un milieu aisé, vous savez…
Bonnet : – Où vous procuriez-vous la cocaïne ?
Adriana : – Le milieu de la nuit en regorge !
Bonnet : – C’est vague comme réponse, ça ! Entre nous, sans tabou, qui fournissait la poudre sur Clairlieu ? Il faut bien un intermédiaire ! Vous ne me ferez pas gober qu’elle tombait du Ciel comme une manne providentielle !
Adriana : – C’était Alain… Après…
Bonnet : – Alain ? »
Ainsi donc, Alain Méribel était trafiquant de drogue à ses heures perdues ? Cette réponse improbable arrangea les desseins du commissaire. Il était plus pratique d’imaginer ce scénario. Du moment que la thèse épousait ses aspirations… Il se cala sur le canapé, soudain à son aise. Un modèle d’interrogatoire s’offrait à lui !
Bonnet : – Et Pavlovitch ? Il n’occupait aucun rôle dans la transaction ?
Adriana : – Vous voulez rire ? Monsieur Pavlovitch m’aurait renvoyée sur le champ s’il avait appris ma consommation de stupéfiants ! En Russie, on boit à mourir – on ne se drogue pas ! »
Ne rien balancer correspondait à l’usage qu’elle s’était fixé en entrant dans la carrière. C’était la règle à respecter si on voulait durer. N’était-ce pas encore, en ce moment même, son meilleur viatique pour amorcer sa rédemption occidentale ? Elle n’avait pas encore abandonné tout espoir de parvenir à un compromis avec Karpak !

Le Belvédère, Belleville, 15 heures 45.

Cardetti n’attendit pas Klaam pour chauffer Pardo à blanc. En misant sur les deux tableaux, il conservait la main haute sur le jeu. Pardo était plus facile à impressionner que cette garce de Klaam, que rien n'affectait. Il était décidé à leur réclamer de concert l’enrôlement d’un nouveau blanchisseur. L’appel de Klaam le prit de court. Il s’attendait à ce qu’elle joue la montre. Quelle solution de rechange avait-elle à proposer ? Il ne nourrissait pas d’inquiétudes outre mesure. Son rôle indispensable dans la restructuration du réseau Antonioli garantissait le versement des dix millions. L’inverse eût équivalu à une catastrophe.
Cardetti : – Votre rapidité me confond !
Klaam : – Puisse votre muflerie vous confondre avec la même insistance…
Cardetti : – Je m’excuserai de mon humeur à condition que vous exauciez mon vœu…
Klaam : – Tiens ? Pardo n’est plus chargé des missions périlleuses ?
Cardetti : – Deux alternatives valent mieux qu’une ! Ce n’est pas vous qui me contredirez, puisque cette méthode constitue une constante dans votre stratégie, du moins si je juge par le dossier angolais…
Klaam : – Une rumeur qu’on m’a rapportée devrait vous intéresser au premier chef !
Cardetti : – Si vous comptez m’enrôler dans vos œuvres de basse police…
Klaam : – L’associé d’Alain est à la tête de la plus grande discothèque de Saint-Pétersbourg – d’où son surnom d’Empereur des discothèques…
Cardetti : – Pavlovitch ?
Klaam : – Touché ! Cette nouvelle donne conditionne un infléchissement certain de notre approche…
Cardetti : – Que voulez-vous insinuer ?
Klaam : – C’est simple : votre collaborateur a commis une faute grave en ne mentionnant pas les accords entre Alain et Pavlovitch !
Cardetti : – Comme s’il en avait eu vent !
Klaam : – Ai-je prétendu que la faute était intentionnelle ?
Cardetti : – Dans ce cas, où se trouve le problème ? »
L’irritation qui affleurait dans la voix de Cardetti était palpable. L’arrêt émis à l’encontre de Pardo l’attaquait dans ses propres choix.
Klaam : – Votre collaborateur s’est montré d’une grande légèreté en retenant un blanchisseur trouble, pour ne pas dire sulfureux ! Si une enquête nous frappait de plein fouet, nous saurions qui remercier… Ce genre de complications ne saurait gripper notre circuit ! Nous ne sommes pas des amateurs !
Cardetti : – C’est à la suite de votre requête expresse que Roland est revenu dans la partie ! Vous aviez vous-même exigé qu’il se retire sans réserve…
Klaam : – Je ne travaille qu’avec des personnes compétentes !
Cardetti : – Ce qui est dû est dû !
Klaam : – Qui vous parle de dénoncer nos accords ?
Cardetti : – A bon entendeur… »
Klaam avait beau se dédouaner du péché, d’évidence, elle prenait un malin plaisir à faire monter la pression. Furieux de son jeu retors, Cardetti se retint de lui signifier son fait. Il l’aurait étranglée s’il l’avait tenue sous la main. Lâche échappatoire ! On ne garrottait pas sans sérieuses représailles l’émissaire personnel de Chanfilly ! Pour l’instant, il jugea urgent de calmer le jeu. Il n’était jamais judicieux de braquer les associés. Surtout qu’il avait toujours besoin de Pardo pour ses basses œuvres…
Sitôt terminé avec Klaam, il s’empressa de se rappeler à son bon souvenir. En reconnaissant la voix de son tortueux protecteur, l’ancien footballeur manqua de tomber à la renverse. Cardetti le tirait d’une furibarde coinchée dont le bar de Freddie avait plus qu’aucun autre le secret. Sans le montrer, Pardo s’alarma. A en juger par la célérité avec laquelle le Patron le sollicitait, il y avait anguille sous roche. Son ton mielleux ne contribua pas à le rasséréner. Habitué des intonations rauques, leur escamotage annonçait chez Cardetti la fourberie.
Cardetti : – Je viens aux nouvelles, mon cher Roland, histoire de gagner du temps : quelle explication voyez-vous à cette mort ?
Pardo : – Jamais il n’avait mentionné quoi que ce soit d’étrange ou de compromettant…
Cardetti : – Inutile de préciser que Klaam vous rend responsable de tous nos malheurs… »
Pardo faillit s’étrangler.
Pardo : – Cette gourde s’enfonce le doigt jusqu’à l’omoplate ! Et je reste poli ! Vous savez mieux que moi que je n’ai fait que rendre service et que j’ai toujours tenu mes… »
Il s’arrêta. Au moment où il s’apprêtait à jurer sur ses grands dieux de sa déontologie, la cocaïnomanie lui revint à l’esprit ! Heureusement, Cardetti, obnubilé par ses propres fixations, ne trouva pas suspect ce blanc inopiné.
Cardetti : – Comme vous le savez, je n’ai pas pour habitude de lâcher les miens dans la tourmente ! »
Pardo n’était pas né de la dernière pluie. Cette protestation de fidélité résonnait comme une menace. Il avait appris à jauger des engagements du Patron selon le critère de l’inversion intégrale : toute promesse annonçait l’hallali ! Cardetti, avec sa promptitude coutumière, ne lui laissa pas le temps de se faire du mouron.
Cardetti : – Je comptais charger Klaam de la blanchisserie, si vous me passez l’expression ! Mais j’apprends qu’Alain n’était pas qu’un pigeon… »
Pardo blêmit. Par quel démon avait-il eu vent de cette maudite cocaïnomanie ? Malédiction ! Il vérifiait, à son corps défendant, que tôt ou tard, les secrets finissaient par se savoir, même les mieux enfouis ! Même rattrapé par la réalité, la prudence commandait de jouer la carte de l’ignorance. Il prit sa voix la plus assurée pour répondre.
Pardo : – Que voulez-vous dire ?
Cardetti : – Aux dernières nouvelles, votre Alain était loin d’approcher de la sainteté ! Il avait signé un contrat avec Pavlovitchoff je crois, un gus à la tête d’une discothèque du côté de Saint-Pétersbourg… »
Pardo n’eut pas le temps de reprendre son souffle : l’effet d’annonce était encore pire que celui escompté !
Pardo : – Incroyable ! »
La surprise était si désagréable qu’il ne trouva rien à ajouter à sa réaction feinte.
Cardetti : – Je ne prétends pas que vous me l’ayez caché, hein ? Mais, au minimum, il vous a roulé dans la farine ! Nous nageons dans de beaux draps ! Klaam en profite pour rogner sur les dix millions !
Pardo : – C’est un montage ! Alain n’aurait pas joué la comédie ! C’est impensable !
Cardetti : – Je crains fort qu’il ne se soit pas contenté du rôle de benêt gobant tous les bobards… Sa double vie atteste de sa duplicité consternante ! »
Pardo, incapable d’affronter le réel, ne put que lancer une protestation désespérée.
Pardo : – Il devait dix millions !
Cardetti : – Heureusement que l’on parle d’une dette fictive ! Sinon, vous vous seriez retrouvé avec des complications corsées sur les bras ! »
Pardo comprit que le benêt n’était autre que lui-même. Vaguement penaud, il jugea prudent de faire amende honorable.
Pardo : – Si je comprends, je suis bon pour les corvées… »
Cardetti tint à dédramatiser.
Cardetti : – A condition que vous n’en perdiez pas votre humour, hein ? La tâche n’est pas de tout repos, mais votre énergie surmontera l’anicroche… Je vous réserve certaines priorités autrement plus gratifiantes que le profilage d’un pigeon !
Pardo : – La confiance que vous me témoignez après ce regrettable déboire me va droit au cœur !
Cardetti : – C’est bien naturel, Roland ! Auriez-vous oublié nos origines ajacciennes ? »
En raccrochant, Pardo en menait moins large que jamais. Il se sentait morveux. L’insolence avec laquelle Alain l’avait dupé lui restait en travers de la gorge. Passer pour un bleu à cause d’un manche était le genre de comble dont il se serait bien passé ! Il incarnait l’arroseur arrosé, en somme, avec toute sa dimension de mortification ! Une belle leçon, qu’il n’était pas près d’oublier ! De colère, il rentra sa bedaine proéminente et bomba son large torse. On aurait dit un taureau traquant dans l’arène le torero et suintant l’animosité rentrée.
« Je vais te me le bouffer, moi, le Luc ! »
Résolu à ne pas laisser l’affront impuni, toutes les bravades lui étaient bonnes pour laver son honneur – y compris les plus inconsidérées.

Le Chamois, 15 heures 46.

Bonnet exultait : l’interrogatoire touchait à sa fin. Avant d’en finir, il voulut s’assurer qu’Adriana ne l’avait pas embobiné. Alain dans le rôle du dealer, il avait besoin de se pincer pour y croire. Il ne tenait pas à être taxé de négligence ou de naïveté.
Bonnet : – Vous me dites qu’Alain vous fournissait la cocaïne… A mon tour de vous retourner la question : qui fournissait la cocaïne à Alain ? »
Adriana secoua la tête en guise de dénégation.
Adriana : – Malheureusement, je ne suis pas en mesure de vous renseigner… Je ne posais jamais de questions… Ce n’était pas mon rôle. Vous comprenez, j’étais seulement la traductrice mandatée par monsieur Pavlovitch !
Bonnet : – Si certains noms vous intimident, soyez assurée que je m’engage à vous couvrir intégralement !
Adriana : – Alain n’abordait jamais ce sujet… »
Bonnet émit un regard convaincu. La version de la gourde ignorante et irresponsable, pour tout dire paumée, tenait la route, tout comme la discrétion dont s’entourait Alain pour s’acquitter de ses basses œuvres. Après tout, à y bien regarder, le cas d’un patron de boîte/dealer de cocaïne n’était pas si extravagant – la jurisprudence ne manquait pas. Il n’eut pas le temps de pousser plus avant l’interrogatoire.
« Commissaire ! »
Sous la contrariété, il fronça les sourcils : même s’il avait reconnu le timbre de Chancel, il n’en pouvait plus de s’interrompre à chaque fois qu’il approchait du but.
Bonnet : – Un instant je vous prie…

Bureaux de Luc Méribel, 15 heures 56.

Crétier se gratta le menton. Son maintien austère, presque autoritaire, était rehaussé par la raideur de son costume impeccable et ses lunettes carrées comme son menton. La mort d’Alain l’avait irradié de bonheur. L’heureux dénouement signait la victoire définitive du Groupe sur son concurrent rémanent. Cette insensibilité était au fondement de sa puissance de travail. Elle triomphait au moment où se préparait la double rencontre capitale : rien moins que convaincre Lenoir et Luc de la légitimité de la réunification. L’événement était historique. Personne n’avait oublié la guerre fratricide que s’étaient livrée les deux frères.
Le plan avait reçu les chaudes approbations de Helena. Pendant qu’elle s’acquittait de convaincre son mari, Crétier avait rendez-vous avec le maire. En toute quiétude. La rencontre ne serait qu’une formalité. La Mairie n’appelait-elle pas de ses vœux un accord rapide et définitif ?
Crétier : – Betty ne sera pas coriace à amadouer… Le pouvoir et l’argent ne l’intéressent pas ! Avec une compensation décente, elle ne s’accrochera pas !
Helena : – C’est sans compter sur la paranoïa qui s’est emparée des esprits ! La visite que j’ai rendue hier aux Urgences fut édifiante. Mon mari tient avec Betty de véritables messes noires, où il n’est question que de venger l’honneur d’Alain ! À force de se triturer les méninges, ils se sont persuadés qu’Alain a été assassiné et que l’enquête complote en faveur du Groupe…
Crétier : – Luc n’est pas informé de la tenue de la conférence ?
Helena : – Les médecins l’ont interdit de télévision… Ni lui, ni Betty ne sont au courant… Ce silence nous dessert ! Notre position est intenable : rendez-vous compte que nous nous battons contre les lubies de notre propre Président pour imposer la stratégie dont l’évidence saute pourtant aux yeux ? J’ignore quand Luc achèvera son travail de deuil, mais il est grand temps qu’il cesse de réécrire l’histoire… Quand se résoudra-t-il à admettre que la thèse de l’assassinat résulte d’une ineptie pour cerveaux friands de complots croustillants ?
Crétier : – Le pire serait de passer pour des détrousseurs de veuve et d’orphelins, surtout par ces temps d’agitation confusionnelle qui secouent la ville ! Je propose de couper l’herbe sous le pied de nos détracteurs en nous dédouanant par avance de toute intention de vilaine nature…
Helena : – C’est peut-être l’occasion ou jamais de ramener Luc à ses priorités… Rendez-vous compte ? Le Groupe est devenu le cadet de ses soucis ! Lui qui autrefois ne vivait que pour incarner l’héritage Méribel se montre à présent totalement indifférent aux questions stratégiques…
Crétier : – Helena, permettez-moi de vous interpeller avec une franchise peut-être brutale : de par votre position, la responsabilité vous incombe de reprendre le flambeau moral, le temps que Luc se remette de son deuil. Il ne faudrait pas que le Groupe pâtisse des tergiversations de son timonier ! Profitez de la visite pour l’encourager au repos ! Qu’il prépare en toute sérénité l’enterrement d’Alain. Nous suppléerons à son absence !
Helena : – En insistant sur l’avenir de la veuve et des orphelins, cela passera… La sollicitude très récente qu’il manifeste pour Betty, lui qui autrefois ne pouvait l’encadrer, est désarmante… Ce revirement est d’un saugrenu ! Quand je me rappelle avec quelle haine il vouait aux gémonies son frère, ce renversement ne laisse pas de désarmer ! J’ai parfois l’impression de jouer l’épouvantail à qui Luc reproche son insensibilité… Heureusement que le maire est entièrement acquis à notre cause !
Crétier : – Vous me permettrez d’exprimer davantage de circonspection. Rappelez-moi sa réaction en découvrant la félonie ourdie par Alain ? Comme tous les politiciens, la bonne marche de ses intérêts le guide…
Helena : – Je ne comprends pas quels principes l’opposent à notre reprise !
Crétier : – Il convient de présenter l’offre la mieux ficelée ! Luc demeure l’interlocuteur incontournable ! Le maire se pliera à ses volontés ! D’autant qu’il a à se racheter de son jeu duplice avec le Procureur…
Helena : – Je veux bien compatir aux malheurs qui accablent Betty, mais il est hors de question que cette mijaurée pollue de son incompétence l’atmosphère des conseils d’administration !
Crétier : – Pour remédier à la conjoncture désagréable qui s’est emparée des esprits, jusqu’à augurer du pire, il serait temps de clarifier notre position… Cette mise au point éviterait bien des malentendus… L’absence de décision est le grand drame actuel !
Helena : – Je me rends de ce pas au CHU soumettre le projet à Luc ! Je le ramènerai à la raison ! Vaille que vaille ! Et qu’il le veuille ou non ! »

Le Chamois, 16 heures 04.

Bonnet : – J’apprends que le décès serait consécutif à un égarement érotique… »
Il ne put réprimer un tic de dérision.
« Quelle fut votre réaction ? Ce ne doit pas être évident de passer du Septième Ciel à l’Enfer !
Adriana : – Comme vous êtes lucide ! Effectivement, j’ai cru sombrer dans la folie ! J’ai… comme perdu la tête… »
A mesure que la scène lui revenait en pleine gueule, elle n’eut aucun mal à se calquer sur la crise de nerfs éventée. Contenant ses spasmes avec pudeur, elle prétexta la détresse et le souvenir pour se recroqueviller sur sa mémoire douloureuse.
Bonnet : – Alain s’est-il laissé aller à d’autres confidences ? Je ne sais, moi… Sur sa femme ou son frère Luc en particulier ?
Adriana : – A vrai dire, il n’en parlait jamais… »
D’autant plus confuse du triste visage de séductrice qu’elle présentait, elle chercha matière à réconfort.
Bonnet : – Fort bien, fort bien, mademoiselle ! Escomptez-vous la télévision dans votre cellule ? »
Le visage d’Adriana s’allongea.
Adriana : – Puis-je m’enquérir de la raison de cette question ?
Bonnet : – Vous ne comprenez pas ? La manière avec laquelle vous coopérez est appréciée en haut lieu ! Si on ajoute que les charges retenues contre vous ne pèsent pas d’une ardeur excessive… »
Sous le coup de l’heureuse nouvelle, elle se retint de lui sauter dans les bras.
Adriana : – Vous me voyez libérée d’un poids ! Je craignais la prison pour le restant de mes jours !
Bonnet : – Qu’alliez-vous chercher ? Naturellement, je ne peux en l’état vous garantir le verdict du procès, mais apprenez que je me situe résolument du côté de la défense ! La vôtre, bien entendu ! Si la confidence vous tranquillise, la Justice appréciera à sa juste valeur votre coopération ! »
Le sourire de reconnaissance dont elle le gratifia l’embrasa malgré lui. Il dut se ressaisir pour ne pas cafouiller sa manœuvre préférée : laisser croire que l’interrogatoire touchait à sa fin pour mieux asséner la déstabilisation finale. Cet artifice grossier faisait ses délices renouvelés. Effectivement, Adriana attendait la clôture de l’interrogatoire avec l’impatience d’une première communiante.
« Une dernière question, mademoiselle Svetlana ! »
Décontenancée, elle se rassit.
Bonnet : – Avez-vous eu vent de ces clichés dont tout le monde parle ? »
Il lui plaqua les photos sous le nez avec mansuétude. Leur découverte lui brouilla l’entendement. Elle suffoqua. Le déroulement paisible de l'enquête n’était qu’un leurre ! L’effondrement intervenait en fin d’épisode ! Quelle naïveté ! Quel paparazzi maudit l’avait photographiée à son insu ? Quel barbouze avait dépêché à ses basques le mandataire de ces clichés emplis de vérité empoisonnée ? Le commissaire l’avait-il piégée sous des assauts d’obséquiosité ? Sa sincérité bafouée s’offusqua de cette manœuvre retorse.
Adriana : – Je ne suis pas au courant ! »
Ce fut tout ce qu’elle trouva à rétorquer. Dans l’angoisse de sa chute, des gouttes de sueur perlèrent à son front.
Bonnet : – Remettez-vous, vous paraissez au bord du gouffre, mademoiselle ! »
Adriana distingua la voix paternaliste du commissaire perdue dans l’écho de brumes étouffées. Pour toute réponse, elle se réfugia dans un silence apeuré.
« Je ne sais pas, je ne sais pas... »

CHU de Clairlieu, 16 heures 06.

Betty éteignit la télévision et passa le peignoir opale dont l’avaient gratifiée les infirmières. Il lui évoquait le restant d’espoir que lui autorisait sa situation. Quand elle avait fait le tour de ses tourments, le décès d’Alain, elle trouvait à peine le cœur de se cramponner à ses enfants. « La roue tourne », répétait-elle alors avec fatalisme. A d’autres moments, son désespoir se nourrissait de l’absence de ce mari parti sans rémission. Pour échapper à l’une de ces phases de torpeur prostrée qui l’assaillaient comme la fin du monde et des temps conjugués, le poste lui servait de divertissement. L’effroyable grisaille de la chambre d’hôpital n’était pas faite pour remonter le moral. Le verdict de l’autopsie tomba avec la sécheresse du couperet.
Overdose… Elle se répéta machinalement le terme, passant de l’abattement à l’hébétude avec une absence de conscience qui la prémunit de l’implosion. Overdose… Dans son trouble, elle n’avait pas intégré la mention de la jeune femme aux côtés d’Alain – pas plus que l’offre de Bonnet pour sa capture. Overdose… Sonnée comme un boxeur que l’on déclare vaincu par arrêt de l’arbitre, elle se tourna dans un réflexe de survie vers son unique planche de salut : la chambre de Luc.
Son entrée à l’hôpital avait changé leurs relations. Mieux qu’elle ne pouvait l’espérer. Le désespoir avec lequel il défendait la mémoire d’Alain ressortissait de l’utopie. Au lieu d’en profiter pour le jeter aux oubliettes de la petite histoire, il s’était emparé corps et bien de sa défense. Son dévouement subit en avait fait le confident de choc sans lequel elle n’aurait pas encaissé le coup. Overdose… La réaction d’Alain conditionnerait la suite de ses jours. Elle était trop désarçonnée pour réfléchir par elle-même. C’était un effort auquel elle n’était pas habituée. Overdose… Se pouvait-il que l’on attribue quelque crédit à cette cocaïnomanie invraisemblable et surgie de nulle part ? Si Alain était effectivement mort d’une overdose, sa culpabilité bouleversait la donne ! La thèse de l’assassinat et du complot s’évaporait ! Overdose…
Elle trouva Luc affalé sur son lit, à mille lieues des péripéties qui bientôt chambouleraient son quotidien. Il était occupé à feuilleter Moby Dick. Luc le nez dans ses classiques, la vision était surréaliste.
Betty : – La télévision !
Luc : – Pardon ?
Betty : – La conférence de presse !
Luc : – Au cas où tu l’aurais oublié, les médecins m’ont interdit la moindre émission. L’information risque de me peser sur le système… J’ai cédé sous l’insistance de Helena… Remarque, pourquoi m’en plaindrais-je ? La médiocrité des programmes vous détraquerait le plus résistant des organismes ! »
Luc balaya l’air d’un revers de main définitif.
Betty : – Une ruse pour étouffer la vérité !
Luc : – Bien que je ne sois pas le dernier à voir des complots dans les moindres recoins, je crains que tu pousses le bouchon un peu loin !
Betty : – Bonnet a tenu une conférence de presse…
Luc : – Je pressentais qu’ils nous manigançaient des vertes et des pas mûres…
Betty : – Selon l’autopsie, Alain est décédé d’une overdose… »
Luc se redressa, fouetté par l’annonce.
Luc : – Es-tu certaine de n’avoir commis aucune méprise ?
Betty : – La conférence de presse était retransmise par France-Savoie !
Luc : – C’est impensable ! Comment osent-ils agir avec cette insolence ? »
Jamais Betty, qui avait fait son possible pour impliquer Luc, n’aurait imaginé les effets de son intervention. Il était remonté comme un pendule enragé : la figure livide, pour tout dire inquiétante – une tension striait ses mâchoires de plomb.
Betty : – Tout va bien ?
Luc : – Comment veux-tu que tout baigne ? On m’inflige le coup de grâce !
Betty : – Le commissaire Bonnet avait intérêt à…
Luc : – Un coup de poignard…
Betty : – Une trahison !
Luc : – Un assassinat politique !
Betty : – Une mascarade…
Luc : – Il faudra me marcher sur le corps ! »
Dévasté par l’indignation, il se redressa de toute sa stature d’hidalgo bafoué et fit mine de partir.
Betty : – Tu me fais peur ! Où te diriges-tu ?
Luc : – Ne t’inquiète pas, je tiendrai le coup quoi qu’il arrive ! »
Il se dirigea d’un pas chevaleresque vers la porte.
Betty : – Tu pars ?
Luc : – Rejoindre le devoir là où il m’appelle ! Il n’est pas dit que je laisserai la mémoire de ton mari foulée aux pieds de cloportes infâmes et infects !
Betty : – Mais… les médecins ne t’ont pas autorisé à sortir !
Luc : – La mort d’Alain déborde les diagnostics ! Je n’ai que faire de l’avis des toubibs ! »
Betty s’inclina, craignant que le départ de Luc ne lui retombe sur les épaules. Incapable de s’opposer à une volonté hors d’atteinte, elle se garda de le dissuader. Luc aurait perdu la vie plutôt que de changer d’avis. Avant de partir, il prit la peine de se retourner, protecteur.
Luc : – Regagne ta chambre ! Quand les médecins te soumettront à la question, n’hésite pas : confie-leur la terrible vérité ! Quoi qu’il m’en coûte, j’assume l’intégralité de mes actes… Quant à moi, je m’en vais réparer l’injustice qui souille la mémoire d’Alain. Je le clame plus haut et fort que jamais : mon frère n’est pas mort d’une overdose ! Il a été assassiné ! »
La perspective du scandale alarma Betty. Elle attendait une réaction plus feutrée d’un homme qu’elle jugeait pondéré. Elle le découvrait à bout de nerfs, prêt à commettre tous les désordres et les égarements.

Le Chamois, 16 heures 26.

Chancel : – Le témoignage d’Adriana disculpe Pavlovitch des accusations de proxénétisme… Que souhaiter de mieux pour la crédibilité de notre conférence ? Adriana a eu la bonne idée de se rendre rapidement et de confirmer le bien-fondé de nos analyses…
Bonnet : – L’impression qu’elle laisse est celle d’une femme fatale égarée par sa beauté, une playmate dans l’acception la plus minable du terme ! Alain a lâchement profité d’elle en l’impressionnant par son entregent et son argent…
Chancel : – Nous ne sommes pas mandatés pour jouer les moralisateurs de la fable, commissaire ! La question en suspens qui mérite d’être éclaircie porte sur cette maudite poudre. Sa provenance mystérieuse ne risque-t-elle pas de nous placer en porte-à-faux par rapport au zèle d’un juge ?
Bonnet : – Adriana a bien insisté : c’est Alain Méribel qui régalait (selon moi, pour mieux la séduire…) ! Cette hypothèse est parfaitement recevable : n’était-il pas lui aussi cocaïnomane ?
Chancel : – L’enquête ne requiert aucune investigation supplémentaire à partir du moment où Alain est mort d’overdose ! Peu nous importe qu’Adriana soit call-girl, femme entretenue ou interprète !
Bonnet : – Je ne saurais trop approuver vos conclusions !
Chancel : – Ne nous berçons pas d’illusions. Un des premiers gestes de Luc sera d’exiger une enquête ! Le moins qu’on puisse dire est que nos conclusions ne vont pas dans le sens de ses attentes ! Qui aurait prédit que notre partenaire présumé serait le bras vengeur de la résistance ? »
Bonnet redoutait seulement que ces complications le privent de sa promotion. Dans l’hypothèse où le Procureur oubliait sa parole, il ne disposait d’aucun recours pour circonvenir l’oukase.
Bonnet : – Ne risque-t-il pas de dénoncer nos priorités ?
Chancel : – Pas si nous demeurons inattaquables ! Or c’est le cas ! La question que je redoute tient à l’origine des clichés. Je me serais bien passée de ce talon d’Achille… Qui les a pris ? Qui les a envoyés ? Si nous n’apportons pas une réponse convaincante à ces questions simples, Luc s’en emparera comme preuves de nos invraisemblances ! Il aura ensuite beau jeu d’exiger des prolongements à n’en plus finir… »
Bonnet avala péniblement sa salive. N’importe quelle réponse lui aurait convenu – pourvu qu’elle satisfasse ses plans de carrière.
Bonnet : – Je suis persuadé qu’ils correspondent à des jeux érotiques d’adolescents attardés ! Alain Méribel, comme tous les nantis de la jet set, n’était qu’un frustré qui se distrayait de sa mélancolie de blasé avec les récréations qu’il trouvait sur son chemin… C’est bien connu, quand on suit la pente dévorante de ses passions, il vous en faut toujours plus pour tenir la rampe ! Il était prêt à tout pour combler son vide existentiel ! »
Chancel émit une moue boudeuse. Les spéculations de Bonnet reposaient sur des suppositions, non des preuves.
Chancel : – Voilà au moins une question qui mérite d’être tirée au clair ! Je ne transmettrai les conclusions au Parquet que quand toute la lumière aura été ordonnée sur cette broutille qui révèle un point crucial…
Bonnet : – Adriana apportera toute la lumière à cette question !
Chancel : – Je ne puis que souhaiter la concrétisation de vos assurances ! La célérité avec laquelle vous avez bouclé l’instruction confirme l’efficacité de vos méthodes ! »
Galvanisé, Bonnet ne put se retenir de fanfaronner.
Bonnet : – L’enquête sera clôturée dès ce soir ! Je m’en porte garant !
Chancel : – Dans ce cas, n’hésitez pas à relâcher ce pauvre Pelletier, histoire que son interrogatoire ne tourne pas au calvaire ! Je ne voudrais pas d’un nouveau macchabée dans une ville étrangère au scandale ! »

Siège du RM, Paris, 16 heures 33.

Le répondeur ! La peste ! Chanfilly manifesta d’autant plus de dépit qu’il ne lui était pas loisible de tergiverser avant de joindre sa fidèle collaboratrice. N’ayant d’autre choix que de se plier aux règles du réel, il se résolut à laisser un message, malgré le rejet qui l’envahissait à chaque fois qu’il affrontait la sonnerie métallique précédant l’enregistrement.
Chanfilly : – Rosa ?... Vous ne répondez pas… Dès que vous trouverez ce message – c’est-à-dire le plus tôt possible…
Klaam : – Tranquillisez-vous, Colonel, pour vous, je suis toujours disponible ! »
Ragaillardie par cette revanche bienvenue de la vie sur les glaces de la technique, la voix du Colonel retrouva des couleurs et de la portée.
Chanfilly : – Eh bien, dans ce cas, rappliquez par le premier vol ! Jamais la patate n’a été aussi bouillante !
Klaam : – Votre alarmisme n’est pas du meilleur goût ! On jurerait que la catastrophe qui se profile n’est rien de moins que celle du nouveau millénaire…
Chanfilly : – Nous ne sommes pas loin de friser l’apocalypse ! Il est hors de question que je laisse ces nervis m’abattre comme un vulgaire gibier de potence ! Je montrerai à nos contempteurs de quel bois se chauffe le patron du RM ! N’est-ce pas dans les épreuves que l’on jauge les vrais hommes ?
Klaam : – Je vous remercie de m’exclure de votre liste choisie…
Chanfilly : – Qu’allez-vous chercher ? Je faisais référence à la personne – sans distinction de sexe ni de race ! Je juge sur la valeur – pas sur les préjugés du commun ! Vous goûtez mes méthodes mieux que quiconque ! Je parie plus que jamais sur vos qualités de charisme, de sang-froid et de lucidité !
Klaam : – Prenez garde, Colonel ! Il ne s’agirait pas que votre florilège de compliments sape ma détermination avant même sa mise en marche !
Chanfilly : – Trêve de bavardages ! Le temps nous est compté ! Rendez-vous au Poséidon ! Vous vous souvenez du secteur, n’est-ce pas ?
Klaam : – Le lupanar des intellos ?
Chanfilly : – Vous y êtes ! L’endroit idéal pour effectuer les conciliabules en toute discrétion ! Ces gens-là ne se souviendraient pas avoir croisé dans leurs couloirs un éléphant rose ! »

Mairie de Clairlieu, 16 heures 33.

Lenoir se frotta les mains avant de servir le café. Cette pantomime exprimait chez lui le sentiment du devoir accompli. Travailler avec Crétier était un plaisir décuplé par l’habitude. Le bras droit de Luc incarnait sur la place le travail bien fait. Sa visite annonçait aussi un soupçon de répit dans une actualité saturée de tapages.
Lenoir : – Installez-vous…
Crétier : – Je ne m’attarderai pas ! Ce ne sont pas les dossiers qui manquent en ce moment…
Lenoir : – Le temps qu’il vous plaira sera le mien ! Vous êtes toujours bienvenu dans ces murs, vous le savez comme moi !
Crétier : – Je viens régulariser l’après-Alain, si cette terminologie ne recèle pas une résonance trop macabre… »
Lenoir, qui pensait le contraire, se garda bien de contredire son interlocuteur.
Lenoir : – De grâce, n’abusons pas de la langue de bois : comme le disait souvent mon père, les hommes passent – les institutions demeurent !
Crétier : – Comme je partage votre opinion ! C’est pourquoi, au nom du Groupe, je vous soumets notre proposition d’accord amiable pour la reprise des actifs d’Alain. Nous l’avons élaborée avec le souci constant de concilier les intérêts de tous, en particulier ceux de Betty Méribel. Notre priorité consiste à allouer aux héritiers une pension généreuse, qui permettra à la veuve d’assurer l’avenir de ses enfants !
Lenoir : – Cette attention vous honore ! Surtout si les rumeurs pointant les liaisons dangereuses d’Alain avec des poules peu recommandables sont fondées… Vous connaissez comme moi les arcanes des paillettes ! Un point m’échappe cependant : escomptez-vous les acquérir ou les laisser en usufruit à la veuve ?
Crétier : – Pour prévenir toute polémique, nous en laissons l’appréciation à un expert indépendant, qui fixera le montant de la transaction ! C’est encore le plus sûr moyen de déjouer les litiges ! Il s’agit d’en finir avec l’affrontement qui déchire les deux parties depuis trop longtemps !
Lenoir : – La veuve est-elle en phase avec cette proposition ?
Crétier : – C’est précisément ce point que nous tenions à examiner au préalable avec vous…
Lenoir : – Je vois… Vous attendez mon feu vert, hein ?
Crétier : – Nous n’agirions pas sans votre consentement…
Lenoir : – Que l’on se mette bien d’accord : il s’agit d’une affaire privée qui, officiellement, ne concerne en rien les positions de la Mairie. Il se trouve au surplus, le hasard faisant bien les choses, que votre proposition épouse les intérêts du Grand-Clairlieu !
Crétier : – Vous n’imaginez pas le plaisir de travailler sur la même longueur d’ondes !
Lenoir : – Soit dit en passant, l’overdose comble vos attentes à un point inespéré ! Désormais, votre plan de reprise ne se heurtera plus à la suspicion de l’homicide ! Force est de constater que les turpitudes d’Alain servent nos desseins. Vous n’êtes pas sans le savoir, son manque de professionnalisme m’a toujours déplu… Luc n’y était guère plus favorable, à ce qu’il me souvient ! »
Crétier avala sa salive. Le maire n’avait pas seulement la mémoire courte ; il n’était pas au parfum des atermoiements qui avaient fait de Luc un patron enclin aux lamentations et oublieux des règlements de comptes d’antan.
Lenoir s’apprêtait à servir le café quand Helena fit irruption dans le bureau.
Helena : – Catastrophe !
Crétier : – Que dites-vous ? Que se passe-t-il ? »
L’heure était grave : même Helena avait perdu sa morgue. Elle vociféra sans retenue, oublieuse de son rang.
Helena : – Il a disparu ! Il est introuvable ! »
Lenoir n’eut pas besoin d’un dessin pour deviner l’identité du Grand Absent.
Lenoir : – Mon Dieu ! Est-il possible ? Comme si toutes ces affaires ne suffisaient pas ! Il ne manquait plus que cette volatilisation ! Savez-vous ce qui lui est arrivé ?
Helena : – L’ensemble des Urgences est mobilisé. La police a été avertie. Apparemment, il serait sorti sans prévenir !
Lenoir : – Au moins, il n’a pas été enlevé ! C’est déjà ça… »
Pour sauver la face, Helena se vit contrainte d’organiser la défense de son mari, toute rage rentrée.
Luc : – Si vous le dites… »
L’apparition de Luc, digne d’un sorcier omniscient et tout-puissant, médusa l’assemblée. Un maigre répit s’instaura. Ce fut Helena qui trouva les ressources en indignation pour rompre l’isolement. L’incompréhension résonnait comme une tragi-comédie.
Helena : – Luc ? Tout le monde te cherche ! Où étais-tu passé ?
Luc : – Il faut croire que mes raisons de fausser compagnie aux médecins qui veillent à mon chevet ne sont pas toutes sans pertinence…
Helena : – Pourquoi avoir quitté le service sans avertir qui que ce soit ? Le professeur Sailant ne t’a-t-il pas recommandé le repos complet ? »
Luc se redressa avec emphase.
Luc : – Les médecins ! De quel pouvoir ces charlatans se réclameraient-ils de la science pour s’ériger contre les valeurs qui transcendent leurs prescriptions ?
Lenoir : – Monsieur Méribel, vous êtes fiévreux, reprenez votre calme, de grâce…
Luc : – Je crains que vous m’ayez mal compris : je ne suis pas venu partager le café de la conciliation… »
Son teint diaphane scintillait de la pureté de l’illuminé. Helena ne fut pas la seule à craindre qu’il ne commette l’irréparable au nom de la bonne cause. Crétier et Lenoir redoutaient qu’on en vienne aux insultes.
Helena : – Tu es très fatigué, chéri…
Luc : – Il n’est que temps de me relater par le menu la conférence qui a agité le Tout-Clairlieu sans qu’on m’en tienne averti… Elle n’était pourtant pas si anodine, à en juger par l’état de choc qui s’est emparé de Betty tout à l’heure !
Helena : – Ne t’a-t-on pas formellement interdit la télévision ?
Luc : – Avec raison : il arrive que le contenu ne déverse pas qu’un tissu d’âneries inoffensives…
Helena : – Je t’en prie, tu t’égares !
Luc : – Moi ? Moins que jamais ! Monsieur Lenoir nous renseignera fort utilement sur la stratégie officielle, puisque, dans cette vallée, rien ne se fait sans le consentement de Monsieur le Maire…
Lenoir : – Si vous m’imputez une supposée ingérence, je rappellerai la séparation institutionnelle qui régit le politique et le judiciaire, règle intangible à laquelle je me suis toujours tenu avec scrupule…
Luc : – Allons, allons, pas de ça entre nous, Florian ! Vous seriez-vous abstenu de lever le petit doigt pour protéger les Méribel de l’incursion d’indésirables sur vos terres ? N’auriez-vous pas encouragé cette chère Chancel à mener une instruction bâclée où mon frère se retrouve accusé de cocaïnomanie pour mieux classer l’affaire avec prestance ? Cette overdose constitue une tache indélébile apposée sur le nom de ma famille !
Lenoir : – Je doute que le commissaire Bonnet se soit aventuré à fausser les résultats d’une autopsie… Sans compter qu’il aurait fallu soudoyer le légiste, ce qui n’est pas une mince affaire, ni une accusation négligeable !
Helena : – Luc, le chagrin t'abuse ! Il n’est que temps de consentir à la vérité, si cruelle soit-elle !
Luc : – La vérité ? Alain a été assassiné !
Lenoir : – Permettez-moi de m’en étonner ! Qui aurait eu intérêt à commettre cet acte odieux ? J’imagine que vous ne porteriez pas d’aussi graves charges sans disposer d’éléments tangibles…
Luc : – Pavlovitch est à l’origine de cette mort ! Maquiller un meurtre en accident ne relève pas du prodige ! Il suffit d’un peu de finesse et d’ambition !
Lenoir : – Vous ne m’imputez tout de même la mort tragique de votre frère ? Sachez que je serais le premier à la déplorer et à en tirer toutes les…
Luc : – Je vous reproche d’enterrer l’affaire !
Helena : – Luc, tu n’y penses pas ! Porter de telles accusations envers monsieur Lenoir ! Pour ma part, l’overdose ne fait aucun doute ! Je serais la première à m’élever contre un verdict injuste ! C’est parce que la vérité est tragique qu’il te faut en accepter la teneur douloureuse, sans chercher de boucs-émissaires parmi ceux qui t’estiment et apprécient ton travail…
Crétier : – J’approuve ces paroles sages et je rappelle à cette occasion que l’overdose est désormais caractérisée scientifiquement par l’expert mandaté… »
Se voyant lâché de tous, et en particulier des faits, Luc explosa. Lui qui ne supportait pas la contradiction avait mis dans la balance toute son autorité au service de la défense de son frère. En vain pour le moment.
Luc : – Jamais mon frère n’a ingurgité le moindre gramme de cocaïne ! On l’a suicidé ! La mafia russe se cache derrière ce règlement de comptes – les intérêts politiques ont fait le reste !
Lenoir : – Je m’étais laissé dire que cette politique suivait la pente de vos intérêts…
Luc : – Eh bien, ce n’est pas du tout le cas ! Je ne peux accepter que l’on outrage la mémoire de mon pauvre frère !
Lenoir : – Votre femme et monsieur Crétier me confiaient votre initiative de racheter les parts de l’Arc en échange d’une rente substantielle… »
Luc se raidit, interdit.
Luc : – Helena ?
Helena : – Je croyais que tu… »
Livide, Crétier intervint pour éviter à Luc de franchir la ligne jaune.
« Monsieur le Maire, il serait fâcheux que des initiatives maladroites reçoivent une interprétation hâtive… Je tiens à remettre en perspective notre action : notre objectif consistait à proposer à Betty une rente dans son intérêt. Cette transaction lui aurait garanti un avenir à l’abri des soucis…
Luc : – Monsieur Crétier ! Le souci que vous accordez à Betty témoignerait d’une générosité bouleversante si le principal protagoniste de l’affaire avait été tenu au courant de l’opération… En l’occurrence, le patron du Groupe Luc Méribel, c’est MOI ! J’exige en conséquence que Betty conserve TOUTES ses parts dans la nouvelle holding ! Il n’est pas question que la trace d’Alain Méribel disparaisse du théâtre douteux de VOS opérations, vous m’entendez ? Puisque les vainqueurs écrivent l’Histoire, je me propose de rappeler ma façon de penser à l’exécuteur officiel des ordres de Chancel ! Qu’un commissaire avorton, un jean-foutre, séditieux, lâche, cloporte carriériste porte atteinte à notre famille m’est insupportable…
Helena : – Luc, par pitié, il n’est que temps de tempérer tes propos !
Luc : – Rassure-toi, ma chérie, je n’avais pas l’intention de causer l’esclandre dans un verre d’eau ! Je tenais seulement à porter mon opinion intime à la connaissance de monsieur Lenoir… »
Voyant que Luc baissait de ton, Lenoir contre-attaqua.
Lenoir : – Allons, qui se prêterait à ce genre de manipulations ?
Luc : – Bonne question ! Je ne dispose pas plus que vous d’éléments probants, mais mon énergie et ma fortune suppléent le peu d’empressement des enquêteurs…
Crétier : – Monsieur Méribel, de grâce, je ne puis que vous suggérer la plus grande retenue… »
Luc ricana avec agitation.
Luc : – Mon Dieu, où avais-je la tête ? Comme vous avez raison ! Mille fois raison ! Je m’emporte, je m’emporte, et je vous fais perdre votre temps ! Comme je suis d’un caractère très conciliant, je regagne de ce pas ma chambre d’hôpital… Permettez-moi auparavant de vous souhaiter une excellente soirée… »
Après son envol, le maire regarda Helena et Crétier d’un air dubitatif.
Helena : – Il importe de resituer le contexte ! Mon mari souffre d’épuisement nerveux ! La mort de son frère lui a fait perdre tout discernement !
Lenoir : – Il ne faudrait pas qu’il s’abîme dans la paranoïa !
Crétier : – Le retour à la normale est, j’en suis persuadé, imminent ! L’enterrement l’aidera à mieux digérer l’hypothèse rocambolesque de l’erreur judiciaire !
Lenoir : – Puissiez-vous dire vrai ! Il est primordial pour les pouvoirs publics de traiter des affaires avec des partenaires fiables ! Ce n’est pas le cas de Luc pour l’instant…
Helena : – Nous assurerons la transition, le temps que mon mari se remette de ses émotions… »
Helena ne riait plus du tout. Ses rêves d’hégémonie, même posthumes, étaient battus en brèche par le plus farouche adversaire du vivant d’Alain ! Qui aurait parié, la veille du Réveillon, que l’affaire capoterait par la faute de Luc en personne ? Par son renversement, le cours des choses acquérait une saveur amère : il illustrait l’incertitude absolue, y compris la plus improbable.

Le Chamois, 16 heures 40.

Pelletier releva la tête en distinguant à travers les escaliers, ombre chinoise percluse de contorsions, la silhouette fatidique de Chancel. Son pressentiment ne faisait aucun doute : le Procureur se déplaçait pour lui faire mordre poussière. Dans quelques heures, il ressortirait de son ancien antre lesté de sa réputation. Tout un symbole : ce Chamois qu’il avait façonné le trahissait au pire moment ! Persuadé que le silence était préférable aux aveux, le spectacle du destin qui l’attendait retint son attention exclusive. D’ici quelques jours, les cancans du Tout-Clairlieu le lacéreraient de leurs lazzis mesquins. Un maigre répit – le temps que les enquêteurs découvrent les alliances ourdies ! Quelle folie d’avoir mordu à l’ambition dévoyée ! Son imprudence le réduisait à la portion congrue du manipulateur de seconde zone. Une fois accusé de la mort de son patron, il n’aurait d’autre choix que de changer de ville ! Ce n’était certainement pas Luc qui contribuerait à racheter sa mauvaise réputation !
Chancel : – Vous pouvez disposer, monsieur Pelletier ! Votre témoignage recoupe en tous points, de manière plus irréfutable qu’un aveu, celui de mademoiselle Svetlana… »
D’abord incrédule, Pelletier obtempéra sans chercher d’explications. Il évita de se pincer. N’était-il pas le jouet d’une hallucination maligne lui donnant à entendre les propos qu’il appelait de ses vœux ? Comment ce coup de théâtre était-il explicable ? Le prodige par lequel il échappait aux poursuites le dépassait. Blanchi contre l’évidence, il se retrouva dans la peau du miraculé démuni. Bafouillant quelques remerciements hâtifs, il déguerpit sans demander son reste. Il recouvrait la liberté au moment où l’épreuve, la prison, lui apparaissait comme une perspective incontournable ! Gêné de cette latitude inespérée, il se retrouva en haut des marches de la discothèque, lesté des tenaces aigreurs qu’augurait son horizon.
Ce lieu jadis si familier dégageait une saveur étrangère. Le passé caduc ouvrait un abîme de contrition contre lequel il ne trouva rien de mieux que les mânes réconfortantes de son foyer. Dehors, une bonne surprise l’attendait. Pour son plus grand soulagement, les journalistes s’étaient dispersés. Ces charognards, avatars de la peste brune et du choléra réunis, auraient attendu sa sortie pour le dépecer de leurs griffes acérées ! Il partit d’un pas leste, impatient de retrouver le confort de son épouse et du salon japonais ! Le confort domestique représentait encore le meilleur remède pour reconquérir les délices du quotidien.
« Je sais ce que je vais me payer : le tandoori de l’inégalable Mahdi me rappellera le cher vieux temps… Après toutes mes épreuves, je ne l’aurai pas volé, ce petit plaisir ! »
Il n’eut pas le temps d’approfondir les délices gustatifs qui s’offraient à ses papilles dilatées. Une foudre sèche le cueillit sans crier gare. Stupéfait et incrédule, sans avoir compris, il s’écroula de son long, feuille fauchée par une bourrasque. La patrouille en faction eut beau intervenir dans la minute, il était trop tard : Pelletier n’était déjà plus.
« Il est mort !
– Putain, ils venaient d’où, les tirs ?
– Cherche pas, le coup est signé ! C’est un pro ! Ca doit être un contrat ou quelque chose comme ça…
– On fait quoi ?
– T’as plus qu’à prévenir la Proc ! Je m’occupe du périmètre de sécurité !
– Ca va douiller, c’est moi qui te le dis ! »

La Bonne Mère, Marseille, 19 heures 03.

Pardo avait pris l’habitude d’expédier les affaires courantes, entre deux croûtons de rouille, dans l’arrière-cuisine du restaurant à bouillabaisse de Marseille où son couvert était servi à toute heure. Il faut préciser que le patron appartenait à la fine équipe qui s’escrimait en belottes autour des pastis serrés de l’ami Freddie. Pardo avait retrouvé la tête des bons soirs. Après le spleen traîné, une parade l’avait retapé illico. La galère dont on l’accablait n’était plus qu’un vilain souvenir ! D’un naturel bravache, aucun repentir ne l’avait titillé au moment d’opter pour la témérité : en devançant les attentes de Cardetti, il échappait à sa perfidie. Il était prêt à tout pour forcer les turbulences qui assombrissaient son quotidien.
Dans son esprit, virilité et violence rimaient avec puissance. Ce n’était pas un énarque qui changerait le cours de ses décisions ! Le mépris qu’il vouait à ces grosses têtes pourries par l’ambition le confortait dans son principe : le chantage venait à bout de tous les courages. Luc n’était pas meilleur que les autres, il se coucherait devant sa détermination ! Son nouveau blanchisseur ne serait autre que le frère du défunt, parole de Roland !
Pour blinder son affaire, il avait convié son équipe attitrée, des têtes brûlées d’Ajaccio, son clan resserré. On n’échappait pas à la famille. Jo, un grand costaud aux cheveux aussi courts que les idées, ne sortait jamais sans son ombre, René, petit trapu dont les grandes oreilles encadraient le faciès élimé. Depuis quelques minutes, les deux compères s’observaient en chiens de faïence en attendant que Pardo leur annonce la raison de leur convocation.
Pardo : – Messieurs, je ne vous ai pas seulement conviés pour déguster la bouillabaisse du patron…
Jo : – Tu crois que nous ne nous en doutions pas ?
Pardo : – Je suis tout ouïe au spectacle de tes talents de visionnaire…
René : – Pas la peine d’être prophète pour comprendre qu’il s’agit d’un contrat, Roland ! Tu te moques de nous ou tu nous prends pour des buses, hé ?
Pardo : – Tu m’en fais un beau, de rapace ! Je vous préviens, l’affaire est corsée ! La station chic des sports d’hiver, ça vous dit quelque chose ?
Jo : – Peuchère, René, Roland nous prend pour des jobards ! Toutes les stars partent faire bronzette en haut du massif ! Comment on en aurait pas entendu parler ?
René : – On va s’en payer des sacrées tranches, avec les pépés qui garnissent les tire-fesses… »
Sa calvitie ingrate et ses dents avariées par les roulées désavouaient d’avance ses attentes de conquêtes.
Pardo : – Trêve de délire, les gars ! Navré pour vos fantasmes de conquêtes, mais je ne vous envoie pas à la montagne pour vous bronzer le faciès ! C’est pour le boulot, hein... C’est clair ? »
Les deux compères considérèrent avec circonspection les rondelles de pain aillées que l’on apporta. Elles annonçaient les effluves relevés de la bouillabaisse.
Pardo : – Si je mentionne les frères Méribel, ça vous dit quelque chose ?
Jo : – Les frères Méribel ? Ca serait pas des skieurs de fond ?
Pardo : – Qu’est-ce que tu fabules, couillon ? Pourquoi j’irais mettre un contrat sur la tronche d’un skieur ? Tu te ratatines de la pastèque, peuchère ! »
René s’esclaffa bruyamment devant la méprise de son acolyte.
Pardo : – Il serait de bon ton que tu tempères l’anis, le temps que ton ciboulot infecté retrouve son fonctionnement ! René, ouvre tes oreilles pour deux, ça fera pas de mal ! Alain Méribel était le patron du Chamois, la discothèque la plus select de Clairlieu. Il travaillait en sous-main pour le Patron…»
Il n’eut pas besoin d’insister. La mention de Cardetti suffit à instaurer le silence craintif. Sur la Côte, il n’était respecté que de nom, mais le halo de mystère qui entourait sa réputation avait conféré une dimension supplémentaire à son personnage d’absent surnaturel.
Pardo : – Le début de ses soucis remonte au Réveillon. On l’a retrouvé dézingué dans son bureau. Overdose de coke selon la police. Manque de bol, le commissaire est une pleureuse qui bosse pour la gamelle des officiels ! Nous, la version officielle, on s’en tamponne comme un Kleenex usagé ! On cherche un remplaçant à notre blanchisseur. En passant l’arme à gauche, la seule solution de rechange que cet imbécile nous ait laissée, c’est son frère… Pas n’importe lequel : son jumeau ! Le gars s’appelle Luc. C’est le boss sur Clairlieu. Alain avait l’impact, mais il pesait que dalle à côté ! Entre les siamois, c’est certain, on a perdu au change. La différence ? Le gaillard se laissera jamais plumer ! S’il nous joue du violon, on aura pas d’autre choix que la méthode classique : le plier à notre botte, selon la bonne vieille méthode !
René : – On lui enlève ses gosses ? Niveau efficacité, les gens se font tout de suite plus coopératifs…
Pardo : – Et pourquoi pas le transpercer de balles, tant qu’on y est ? Vous y êtes pas du tout : s’agit de commencer tout doux, en faisant preuve de psychologie et de tact ! Il suffit d’ouvrir son poste pour mesurer l’ampleur médiatique ! On est à mille lieues d’une embrouille entre Gitans et Bougnoules des Quartiers Nord ! Dans ce dossier, la moindre gaffe se paie cash ! »
Il changea brusquement de ton.
« Elle sent comment, cette bouillabaisse ?
Jo : – Té, elle est tout simplement au poil… On est à la Bonne Mère, non ?
René : – T’as un plan, au juste ? Moi, à force de faner dans le métier, j’ai appris que les impros partent toujours en sucette…
Pardo : – Tu parles bien, mon René ! C’est toujours le même plaisir de travailler avec toi ! T’inquiète, on agira selon les règles de l’art : je me rendrai seul à Clairlieu. Si j’endors Luc, vous restez à la maison. S’il refuse, vous rentrez dans la danse ! Compris ?
René : – Tu veux le dézinguer ?
Pardo : – Lui, non… En tout cas, pas de suite… Autrement, il aurait du mal pour le rôle de fusible, non ?
Jo : – Encore un détail, Roland ! Elle se monte à combien, la mission ? »

Mairie de Clairlieu, 19 heures 12.

Lenoir était sur le point d’avaler l’ultime café de la journée quand un appel sur sa ligne personnelle le contraignit à différer sa dégustation.
Chancel : – Monsieur Lenoir ?
Lenoir : – Lui-même…
Chancel : – Le Procureur à l’appareil !
Lenoir : – J’espère que vous ne m’apportez pas, en guise de consolations, votre lot de mauvaises nouvelles ! Je vis la pire après-midi de mon mandat !
Chancel : – Prenez sur vous, mon appel n’est que le début des ennuis…
Lenoir : – Je croyais l’enquête sur le point de s’achever…
Chancel : – L’enquête ? Entièrement à recommencer, oui ! Au moment où je m’apprêtais à convoquer la presse… Heureusement que je n’en ai rien fait, je me débattrais dans de beau draps à cette heure…
Lenoir : – Que s’est-il passé ? Adriana a balancé Pavlovitch ?
Chancel : – Si ce n’était que ça… Tenez-vous bien ! Pelletier a été cueilli de trois balles dans le thorax à sa sortie du Chamois...
Lenoir : – Grand Dieu !
Chancel : – Je crains que la deuxième mort de l’affaire soit celle de trop. Nous ne pourrons éviter le luxe d’investigations poussées sur les comptes de l’Arc. Jamais ma hiérarchie ne laissera cette mort impunie !
Lenoir : – Je vois d’ici les médias faire leurs gorges chaudes des conclusions hâtives de l’enquête…
Chancel : – Nous nous trouvons acculés à un expédient douloureux… Le commissaire Bonnet était le protagoniste-vedette de la première conférence de presse…
Lenoir : – Vous comptez l’utiliser comme fusible ?
Chancel : – C’est un crève-cœur, mais avons-nous d’autre choix ?
Lenoir : – Il risque de l’avoir mauvaise ! Après tout, il n’a fait que suivre vos consignes…
Chancel : – Son dessaisissement sera compensé par sa promotion au poste de divisionnaire ! Ce tour de passe-passe nous permettra de garder la main pour le prochain responsable de l’enquête…
Lenoir : – La visite que Luc m’a rendue cette après-midi fut un moment d’anthologie ! À ne piquer ni hannetons, ni vers… Rendez-vous compte : notre poulain ne parle plus que de sauver la mémoire de son frère ! Il en est arrivé à un point d’obsession si furieuse qu’il s’est opposé au plan de reprise de sa femme !
Chancel : – Allons ! Bon sang ne saurait mentir ! Une fois l’enquête clôturée, son instinct le rattrapera, j’en mettrais ma main au feu !
Lenoir : – En endossant la version contresignée par les pouvoirs publics, je me suis fichu dans de beaux draps : maintenant qu’il tient sa revanche, Luc va me hacher menu ! L’assassinat de Pelletier ne fera que donner de la consistance à ses accusations !
Chancel : – Pour vous attirer les bonnes grâces de Luc, il vous suffira de soutenir l’entreprise de réhabilitation qu’il appelle de ses vœux !
Lenoir : – Je compte réparer les malentendus réciproques ! Passe encore pour cette fois, mais la prochaine, il faudra confier l’enquête à une pointure d’un autre calibre !
Chancel : – Que l’on soit bien clairs entre nous : je n’y vais pas par quatre chemins ! J’exige les moyens lourds !
Lenoir : – Chacun ses compétences ! Je vous laisse débrouiller le problème… Quant à moi, je m’occupe d'ébaucher la réconciliation avec Luc. Sans quoi, toute cette agitation pourrait bien accoucher d’un tremblement de terre ! »

Le Poséidon, Paris 19 heures 45.

Chanfilly : – Installez-vous, Rosa… »
A en juger par les trésors abusifs de vigilance qu’il déployait pour refermer la porte de la chambre, Klaam craignit que les dernières péripéties n’aient rendu le Colonel tout à fait paranoïaque. Il y aurait eu de quoi ! Comme prévu, les médias s’étaient emparés de l’affaire avec l’avidité malsaine qui les caractérisait. Ils avaient compris le parti à tirer : ces morts troubles avaient le bon goût de joncher les avenues léchées de Clairlieu avec une opiniâtreté diabolique. Pour vendre du papier, ils étaient prêts à tout, y compris à assigner une Appellation Contrôlée aux drames. Du coup, ils avaient convenu de baptiser le scandale, avec une unanimité de mauvais augure, « l’affaire Méribel ». Ils dépêchaient leurs envoyés spéciaux, multipliaient les flashs d’information et laissaient miroiter l’ombre d’implications détonantes et sulfureuses. Les allusions qu’ils multipliaient à dessein sans entrer dans les détails attisaient la féroce curiosité du public, avide de scandales inassouvis.
Bref, avec l’assassinat de Pelletier, l’affaire Méribel avait perdu sa confidentialité pour gagner l’antichambre des salons parisiens. Chanfilly se moquait comme d’une guigne défraîchie de ces morts, lui qui considérait le meurtre comme un précieux adjuvant à l’accomplissement de ses desseins. L’unique souci qui l’animait était de circonvenir les pistes susceptibles de remonter jusqu’au RM. L’existence de clichés authentifiant la présence de Klaam sur la station le plongeait dans des affres d’angoisse. Et si la piste Pavlovitch menait à Karpak ? Qui sait si Cardetti ne serait pas inquiété par ce jeu de quilles satanique ? Si le plan de reprise ne connaîtrait pas l’échec retentissant ? Son bel enthousiasme douché, sa tranquillité commandait de suivre le professionnalisme le plus strict. Il était hors de question qu’il porte le chapeau pour des jeux de quilles qui le dépassaient.
Klaam : – Le Poséidon serait-il investi par les mites et les cafards que vous éprouviez le soin maniaque de vérifier l’étanchéité des portes ?
Chanfilly : – Vous vous moqueriez moins si vous aviez connaissance des zigotos qui arpentent les couloirs… »
Klaam tiqua.
Klaam : – Des agents de la DST ?
Chanfilly : – Pire ! Deux intellectuels moins accoutumés à la patine feutrée des bibliothèques qu’aux séductions de la débauche !
Klaam : – Moi qui croyais que l’on courait au Poséidon se départir de ses suées métaphysiques et que la myopie des rats de bibliothèque les condamnait à ne pas discerner un pachyderme à trois mètres…
Chanfilly : – L’exception confirme la règle ! Au pire moment ! Je suis tombé sur un individu particulièrement trouble, un philosophe remarquable, mais peu recommandable – un certain Berg… Il est accompagné de Philippe Sonnet, un romancier de seconde zone, selon qui il suffit de se proclamer libertin pour atteindre les cimes du génie littéraire…
Klaam : – Je connaissais le romancier de réputation. Disons que ses best-sellers me sont remontés aux oreilles… Quant au philosophe, j’ignorais jusqu’à son nom ! Vous dites qu’il s’agit d’un esprit de premier ordre ?
Chanfilly : – Son anonymat relatif s’explique par son génie non galvaudé ! Berg n’a jamais sacrifié aux modes et aux renommées. Que voulez-vous ? Il arrive que certaines gens vivent pour la postérité…
Klaam : – Au vu du portrait que vous dressez, son appétit prononcé pour les divertissements ne constitue pas de menace directe pour nos intérêts ! Je ne vois guère ce que nous aurions à craindre des simagrées d’aussi inoffensifs cabotins !
Chanfilly : – Eh bien, il se trouve que ma grand-mère était très liée avec la propre mère de ce Berg… Circonstance aggravante, Philippe Sonnet est un finaud particulièrement bien introduit dans le show-business ! Avec les tuiles qui nous sont tombées sur la gueule, on ne saurait affecter trop de prudence ! Imaginez un instant ces trublions se répandant en commérages sur notre présence… Le hasard s’avère parfois plus nuisible au résultat que de funestes intentions…
Klaam : – De grâce, passons, si vous le voulez bien, aux choses sérieuses ! Je brûle que vous m’expliquiez les raisons de votre alarmisme !
Chanfilly : – Vous avez raison : le bras droit d’Alain a été abattu pas plus tard que tout à l’heure devant le Chamois. En sortant d’une garde à vue… Comme vous pouvez l’imaginer, les radios et les télévisions s’en donnent à cœur joie pour matraquer la nouvelle sur leurs ondes. D’ici à demain, les Unes des quotidiens nationaux s’exciteront autour de l’ultime péripétie de l’Affaire Méribel ! Et cette fois, aucun doute, la police ne se payera plus sur les déballages d’une simple pute, fût-elle de luxe !
Klaam : – Je partage mieux votre alarmisme, à présent ! Laissez-moi deviner… Vous voulez que je cherche celui qui a fait le coup ?
Chanfilly : – Cette précaution sera inutile : il s’agit de ce Russe de malheur dont vous avez découvert l’existence ! Si j’avais deviné… Karpak nous aurait débarrassés de ce gêneur en deux temps trois mouvements ! Vous mesurerez l’ampleur du décalage quand vous apprendrez que notre Empereur des discothèques menace à présent d’anéantir toute notre affaire…
Klaam : – Jamais Pavlovitch ne donnera son maître ! En recourant à cet expédient, il signerait son plus sûr arrêté de mort ! Les méthodes de ce cher Karpak ne sont pas plus obscures à vos lumières qu’aux miennes…
Chanfilly : – Le moins qu’on puisse dire, c’est que le personnage n’est pas un tendre !
Klaam : – L’urgence commande notre désengagement express ! À mesure que le temps défile, cette affaire sent de plus en plus le rance et de moins en moins la rose…
Chanfilly : – Proposeriez-vous un blanchisseur ?
Klaam : – Je ne vois guère quels mobiles nous en empêcheraient…
Chanfilly : – Je vais vous les donner, moi, les mobiles ! Une catastrophe n’arrivant jamais seule, hier au soir, Saillant a eu la bonne idée de me joindre… Grâce à son entremise, j’ai plongé mon nez dans les fichiers de la DCRG… Bien m’en a pris, une menace fatale maraudait sur nos têtes écervelées ! À croire qu’un envoûtement plane et que nous n’en sortirons pas sans heurts !
Klaam : – Une question me brûle les lèvres : pourquoi diable les RG se sentent-ils interpellés par les activités médiatiques d’Alain ? Vous n’allez tout de même pas m’annoncer que ses agissements leur étaient inconnus ?
Chanfilly : – Décidément, chère Rosa, votre intuition me confondra toujours… Non seulement les RG ont diligenté l’enquête, mais vous partagerez mon inquiétude dans son intégralité quand la personne en charge de l’enquête vous sera dévoilée… Samia Ben Zeltout est la responsable de la section RG sur Clairlieu ! »
Klaam renifla de mépris.
Klaam : – Ben Zeltout ? La greluche qui ambitionnait ma place ?
Chanfilly : – Je sais que vous ne l’appréciez guère, mais s’il y a bien une chose que nul ne lui déniera, c’est sa compétence !
Klaam : – Cette femme n’a pas hésité à abandonner une place en or pour retomber dans la médiocrité de son milieu d’origine, et vous prétendez qu’elle n’appartient pas à la catégorie des écervelées ? Croyez-en mon expérience, les gens d’action qui ne vivent pas dangereusement sont de dangereux ratés !
Chanfilly : – Ben Zeltout a déposé un complément d’enquête ! Je viens d’apprendre la catastrophe en consultant le Fichier National Sécurisé. La donzelle possède visiblement un informateur très pointu. Tenez, si je n’avais pas toute confiance en votre personne, je vous aurais soupçonnée d’être à l’initiative de ce double jeu, tant la précision de ses informations relève du prodige…
Klaam : – Croyez-vous que le moment soit venu de vous perdre en conjectures oiseuses ?
Chanfilly : – Je suis dépassé ! Cette satanée Ben Zeltout est au courant de tout ! De tout, vous entendez ? De tout ! Elle cite Pavlovitch dans l’affaire des terrains et signale qu’Alain avait contracté une dette de dix millions d’euros auprès de Pardo… Pour du jeu ! Bref, son rapport promet une bombe à retardement, un scandale étourdissant !
Klaam : – Tout de même, l’implication de Cardetti lui demeure étrangère ?
Chanfilly : – Au rayon des certitudes établies, elle se contente de citer Pardo... Mais vous n’ignorez rien de sa pugnacité ! Elle ne lâchera le morceau qu’une fois la tête remontée !
Klaam : – Et Karpak ?
Chanfilly : – Dieu soit loué, elle ne tutoie pas encore les sommets ! Du moins pour le moment… Selon ses conclusions, Alain se trouvait à sa mort au centre de plusieurs affaires de blanchiment, orchestrées, tenez-vous bien, par Pardo et la mafia russe ! Ce qui l’amène à n’écarter aucune piste, y compris l’origine criminelle. Elle suspecte directement Pavlovitch, fort du scénario classique : le lieutenant de Karpak se serait vengé de la traîtrise d’Alain…
Klaam : – Hypothèse peu probable… Je penche pour la thèse de l’accident, aussi tragique et dérisoire cette mort sonne-t-elle !
Chanfilly : – Je n’ai pas attendu votre avis éclairé pour dénicher la parade… Après avoir pesé le pour et le contre, ce rapport ne nous sera profitable que si et seulement si Ben Zeltout bloque ses investigations aux éléments en l’état actuel ! Je ne vois qu’un moyen de faire taire cette empêcheuse de tourner en rond…
Klaam : – Ne me dites pas que vous projetez de la faire abattre ? »
C’était la partie du travail qu’elle abhorrait par-dessus tout, parce que l’intelligence laissait libre cours à la violence sans frein.
Chanfilly : – Rassurez-vous, je n’ai pas oublié que vous n’étiez guère friande de la sale besogne ! Je me charge de cette tâche, dont j’assume l’entière paternité ! Pour votre part, concentrez-vous sur l’autre versant de l’opération : l’élimination de Ben Zeltout nous donne les munitions pour faire pression sur Cardetti…
Klaam : – Vous espérez nous débarrasser de Pardo ? »
Pour un peu, la disparition de ce gêneur l’aurait distraite de celle qui attendait Ben Zeltout.
Chanfilly : – Une élimination, c’est déjà beaucoup, alors deux… D’autant que la besogne implique de fouler les plates-bandes de Cardetti ! Il n’a qu’à réaliser la besogne lui-même si ça le chante ! Non, il doit comprendre le caractère inéluctable de la situation : sans digue, l’enquête remontera comme une truite à la source…
Klaam : – L’imaginez-vous obtempérer aussi facilement ?
Chanfilly : – Quand vous lui aurez exposé nos informations, je n’en doute pas une seule seconde…
Klaam : – Je me charge de lui faire entendre raison !
Chanfilly : – Je dispose d’un argument de poids pour avancer dans votre entreprise de persuasion…
Klaam : – Quelle carte maîtresse vous apprêtez-vous à dégainer ?
Chanfilly : – Il n’est jamais bon de refuser un service…
Klaam : – Je ne doutais pas de votre générosité !
Chanfilly : – Ben Zeltout nous donne l’expéditeur des clichés…
Klaam : – Dites toujours…
Chanfilly : – Tenez-vous bien, le nom va vous prendre de court !
Klaam : – J’ai appris à me blinder au fil de mes expériences…
Chanfilly : – Même quand il s’agit de ce cher Eichmann ?
Klaam : – Laurent ? Mais c’est impossible !
Chanfilly : – A y bien regarder, c’était pourtant le pourvoyeur le plus prévisible… Après tout, n’est-ce pas lui qui vous avait commandé les photos ?
Klaam : – Le misérable ! Il me payera cher cette trahison !
Chanfilly : – Rosa ! Calmez-vous ! Ce n’est pas si grave !
Klaam : – Il s’était engagé à ne rien entreprendre sans m’en référer !
Chanfilly : – Il n’aura pas su attendre… Que voulez-vous ? Nous savons tous les deux de quel bois se chauffe le gaillard ! On ne le refera pas : un sadique ne saurait quitter les oripeaux de sa complexion intime ! Quant à moi, je me féliciterais plutôt de sa trahison…
Klaam : – Avec ce coup de Trafalgar, Laurent nous a planté un poignard dans le dos !
Chanfilly : – Je n’en suis pas si sûr !
Klaam : – Quels éléments vous autorisent à cet optimisme béat ?
Chanfilly : – Sans s’en douter, cet escogriffe nous a rendu un fieffé service …
Klaam : – Ne me dites pas que vous comptez l’inclure sur la liste de vos chers disparus…
Chanfilly : – Pas le moins du monde ! Nous allons au contraire le dédouaner de toute complicité blâmable ! Une fois Pavlovitch incriminé dans l’assassinat de Pelletier…
Klaam : – Surtout, que tout laisse à penser qu’il est l’auteur du coup !
Chanfilly : – Je me charge de lui coller sur la conscience l’affaire des clichés ! Cette incrimination supplémentaire ne changera de toute façon pas grand-chose à sa peine ! Que valent quelques épreuves sulfureuses en regard d’un homicide avec préméditation ?
Klaam : – Vous comptez acheter le silence de Laurent ?
Chanfilly : – Beaucoup plus ! J’attends qu’Eichmann nous serve de blanchisseur… »
Klaam se tapa les mains sous l’enthousiasme.
Klaam : – Ce sera sa punition pour lui apprendre les bonnes manières !
Chanfilly : – Ce n’est pas tout : concernant les dix millions, Eichmann en sera de sa poche. Le tarif syndical pour prix de son forfait, en quelque sorte…
Klaam : – Il risque de tiquer ! Avez-vous oublié sa proximité maladive avec son portefeuille ?
Chanfilly : – Lui laissons-nous le choix des armes ? Soit il consent à nous financer, soit nous le dénonçons ! Lui qui passe pour un seigneur des affaires verrait sa réputation battre de l’aile ! Se retrouver ravalé au rang de bidouilleur versé dans les intrigues minables n’est jamais nouvelle aisée à encaisser quand on est habitué aux premiers rôles… Sans compter que son nom apparaîtra dans une affaire qui compte au programme quelques macchabées douteux !
Klaam : – Dans ce cas, qu’attendons-nous pour agir ?
Chanfilly : – Que vous vous mettiez en relation avec lui ! De mon côté, je prendrai mes responsabilités !
Klaam : – Etes-vous certain de la nécessité de la besogne ?
Chanfilly – Cette disparition sert les intérêts supérieurs du réseau ! Sur un plan personnel, n’oubliez pas que je ne m’en remettrai jamais ! Cette jeune femme représentait pour moi plus que ma propre fille ! Une descendante spirituelle ! Il reste encore quelques détails techniques pour éviter le sentimentalisme culpabilisateur…
Klaam : – Vous faites référence à Saillant ?
Chanfilly : – Exactement ! Avec les arguments dont je dispose, je dois m’assurer que la DCRG ne protestera que pour la forme. Il serait dramatique que le rapport Ben Zeltout atterrisse en représailles ! Les explications de famille font toujours mauvais genre… »

Chez Abdel, F5, bâtiment des Tilleuls, les Tamaris, Clairlieu, 20 heures 02.

La sonnerie du portable interrompit les deux amis au moment où ils s’acheminaient au salon pour prendre le thé.
Abdel : – Merde, c’est Sami !
Jeannot : – Ma parole, tu crèves d’envie de la tchatcher ! »
Abdel ne releva pas l’insinuation acerbe, trop abîmé de honte à l’idée de converser avec sa maîtresse alors que sa femme préparait une somptueuse pastilla en l’honneur de leur invité.
Samia : – Mauvaise nouvelle : Pelletier vient d’être descendu…
Abdel : – Qu’est-ce tu racontes ?
Jeannot : – Qu’est-ce qui se passe ?
Abdel : – Attends, je t’explique…
Samia : – Abdel ? Je te reçois mal…
Abdel : – Laisse, c’est Jeannot… Il peut pas s’empêcher de blablater, celui-la !
Samia : – Abdel ? Tu peux être sérieux pour une fois ? Pelletier a été abattu en sortant de son interrogatoire au Chamois… Le coup vient d’un professionnel ! »
Abdel se déchargea de la besogne avec lassitude et fatalisme.
Abdel : – Je te passe Jeannot, il tient plus en place…
Jeannot : – Samia ? C’est quoi, cette nouveauté ?
Samia : – Vous n’écoutez pas les infos ? La radio fait tout un foin ! Un scandale pareil, c’est pas tous les jours que ça tombe sur Clairlieu ! Les journalistes en profitent pour souligner que l’assassinat apporte un démenti cuisant aux conclusions catégoriques de Bonnet ! La nomination d’un nouveau commissaire s’impose désormais comme la seule solution pour sortir l’enquête de son ornière !
Jeannot : – Au moins nous serons débarrassés de Bonnet ! A croire que les assassins nous font le plus chouette cadeau…
Samia : – Tu voulais me parler de quoi, au fait ?
Jeannot : – Je m’en rappelle plus… Ah ouais ! Ca me revient ! Oriente-toi vers Pavlovitch : il serait temps de le remonter, le gaillard… Pardo avait aucun intérêt dans l’affaire !
Samia : – Message reçu 5/5, Grand Chef ! Tu sais que tu ferais un sacré bon enquêteur ? Si tu continues, les RG vont te signer comme rabatteur numéro un !
Jeannot : – Je devrais peut-être monter mon agence sur Eonville !
Samia : – En attendant, si j’étais toi, je quitterais Clairlieu dare-dare !
Jeannot : – Ca craint à ce point ?
Samia : – On sait jamais… Tant que je mène l’enquête dans mon coin, j’ai le temps d’avance sur les officiels ! Toi, prémunis-toi des vengeances invisibles ! Nous pataugeons dans un marigot insalubre…
Jeannot : – Bonne continuation, sista ! Je te repasse Abdel ?
Samia : – Pas la peine ! J’ai appris ce que j’avais à apprendre !
Jeannot : – Dans ce cas… »
En raccrochant, il respira péniblement.
Abdel : – Ma parole, c’est quoi, ce délire ?
Jeannot : – Je sais pas, mais faut faire gaffe à nos seffés ! Ca chauffe salement ! Putain, t’imagines ? Pavlovitch a kèn Pelletier en fatche ! Il l’a descendu sans pitié devant le Chamois ! S’il nous tombe sur la face, pas la peine de te faire un dessin sur le sort qui nous est promis…
Abdel : – T’as les jetons ? Moi, j’ai confiance ! Tant que Sami s’occupe de tout, on a rien à craindre ! Elle nous sert de paratonnerre ! Nous, on a rempli notre job ! Maintenant, la vie reprend le dessus ! C’est simple : moi, je retourne au garage et toi, tu redescends sur Clairlieu… Les keufs vont boucler Pavlovitch…
Jeannot : – Pas question de lâcher l’affaire ! Il reste Pardo et Cardetti ! C’est une question de fierté ! T’as oublié d’où tu venais ? Moi, je reste un négro, hein !
Abdel : – A la grâce de Dieu ! C’est Lui qui décide tout et…
Jeannot : – Tu m’en fais un beau, de mystique de mes deux… Réagis avant qu’il soit trop tard ! Qu’est-ce que t’en penseras, de ta face de miskine, sur tes vieux jours ? Que t’as raté le coche le temps de ton passage dans ce bas monde ? Moi, j’ai l’intention de garder la tête haute ! On a de quoi remuer le système et tu voudrais que je reste les bras croisés ? Jamais, tu m’entends ? Jamais !
Abdel : – On est pas des boss de la haute finance, non plus !
Jeannot : – Ecoute, s’ils en sont à buter Pelletier, c’est que le tempo s’accélère… »
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Un énième appel l’interrompit dans ses spéculations.
Abdel : – Eddy ?
Eddy : – Salut, l’artiste ? Cool ?
Abdel : – Ca pourrait aller mieux…
Eddy : – J’imagine… Pelletier six pieds sous terre, c’est sale…
Abdel : – Pourquoi tu dis ça ?
Eddy : – J’ai sous la main un type qui rêve de te causer… De quoi t’intéresser ! T’étais le pire poto d’Alain sur place, non ?
Abdel : – Ah ouais, c’est quoi, l’affaire ?
Eddy : – T’es gentil, mais si t’es aussi intéressé que t’en as l’air, t’attendras soir ce ! On se retrouve au Bureau ?
Abdel : – Si tu le dis…
Eddy : – On dit quoi ? Dix plombes ? »
En posant le portable, Abdel arbora un air si songeur que Jeannot redouta un nouvel assassinat.
Jeannot : – C’était qui ?
Abdel : – Eddy…
Jeannot: – Eddy ? LE Eddy ?
Abdel : – Yes !
Jeannot : – Qu’est-ce qu’il voulait ?
Abdel : – Que je file au Corbillard soir ce…
Jeannot : – Je me pointe avec toi ! J’ai un job à lui commander… Peut-être de quoi remonter la piste Eichmann…
Abdel : – Ca risque pas de faire la balance qui avance salement en commando masqué ?
Jeannot : – Jamais il me refusera le service ! T’as oublié qui te l’avait présenté ?
Abdel : – Je voudrais juste éviter les embrouilles ! Y’en a assez comme ça, tu crois pas ?
Aicha : – C’est prêt, Abdel !
Abdel : – On arrive ! »
Il se tourna vers Jeannot.
Abdel : – Tu connais la méthode, gars : après la pastilla, on sort se balader ni vu ni connu ! Ca passera comme une lettre à la poste… »

Les Urgences, CHU de Clairlieu, 20 heures.

Luc n’était pas revenu aux Urgences les mains vides. Il avait rapporté sous le manteau un petit poste de radio portatif. Nanti de son précieux médium, il ne se sentirait plus déconnecté du monde. Pressentait-il les prochaines heures chargées d’événements cruciaux ? Toujours est-il qu’en tombant sur l’assassinat de Pelletier, il se rua instantanément dans la chambre de Betty.
Luc : – Cette fois, ils sont cuits ! »
Betty le considéra avec un étonnement teinté d’effroi. Avec sa coupe hirsute et son accoutrement débraillé, il évoquait de manière irrésistible le spectre du revenant passé sous les fourches caudines d’un transformateur électrique.
Betty : – Qu’est-ce que tu chantes ?
Luc : – Lenoir, Chancel et Bonnet sont finis ! Out ! Pelletier s’est fait descendre à la sortie d’une audition au Chamois… »
Betty fut effrayée par l’air triomphal qu’il arborait pour l’avertir du drame.
Luc : – Suffi ! Stop ! Terminé ! J’ai assez moisi dans cette antichambre pour dépressifs ! Il est temps pour moi de retrouver les enchantements de la vie active ! Ils vont m’entendre, les oiseaux de mauvais augure ! Je m’occupe personnellement de leur renvoyer l’ascenseur en pleine figure ! Mention spéciale à Lenoir… Quand je pense à ce qu’il me serinait encore hier avec sa gourme de philistin sans scrupule ! »
Il l’imita de la bouche avec des contorsions emplies de hargne, empreint d’un mépris agité.
« L’enquête suit son cours ; il faut accorder plus que jamais confiance à Bonnet ! »
Il marqua un temps de silence pour bien manifester l’absurdité manifeste des propos qu’il tenait.
« La veuve de Pelletier sera enchantée de discerner tant de lucidité… Voilà ce qui arrive quand on enterre une enquête sous des monceaux de balivernes : les cadavres ressortent à un moment ou un autre… Croyez en ma détermination : rien ne m’empêchera de réaliser mon objectif, qui est de faire toute la lumière sur la vraie mort de mon frère ! »
Ses yeux brûlèrent d’une lueur passionnée et fiévreuse. Complètement dépassée, Betty le considéra sans mot. Il quitta la chambre, drapé dans l’affectation théâtrale, comme si le sort du monde dépendait de la somme de dignité qu’il affectait en ces graves instants. Elle avait toutes les peines à le suivre. C’était simple, elle était fatiguée à son tour et plus que de raison. Elle ne se reconnaissait plus dans cette lutte sans fin et rêvait à présent de refaire sa vie dans le calme et la prospérité retrouvée. La Touraine avait les moyens d’assurer l’avenir de ses enfants et de la sortir de la tourmente. Ses parents la soutenaient corps et biens dans l’épreuve.

Mairie de Clairlieu, 20 heures 05.

C’était une idée à Crétier. Réduire la sortie de Luc aux ravages de la dépression. Expliquer la furie par la maladie. Le maire s’était empressé d’accepter l’invitation, trop heureux de déjouer le conflit avec son encombrant allié. Bien que l’agressivité indiquât quel cran étreignait Helena, Lenoir dut se rendre à l’évidence. Plus il l’écoutait, plus il s’effrayait des révélations qu’il lui appartenait de dévoiler. Un énième choc émotionnel s’annonçait : Helena n’était pas au courant de l’assassinat de Pelletier ! En attendant, il n’avait d’autre choix que de prêter attention à ses balivernes. Excédée des lubies de son mari, elle récitait sa leçon trop bien apprise avec une vindicte qui en disait long sur ses sentiments véritables. Il contrefit un flegme imperturbable pour lui signifier que son obsession caduque avait accompli l’exploit d’ignorer l’indignation qui secouait toute la ville ! Il adopta le masque de la mortification pour annoncer le malentendu.
Lenoir : – Je suis au regret de constater que l’évolution en temps réel de la situation vous échappe… »
Déconcertée par l’imprévu, elle le fixa avec une hébétude qui en dit long sur le caractère automatique de son intelligence. Comme à chaque fois que du nouveau se présentait à elle, elle perdait ses moyens.
Lenoir : – Pelletier a été abattu au sortir de son audition… »
Son expression se figea. Il était patent qu’elle n’avait pas prévu le coup. Prise au dépourvu, c’était l’ensemble de sa stratégie qui s’effondrait.
Helena : – Mon Dieu ! Ce drame va donner raison à Luc… Lui qui ne cesse de ressasser que les vrais coupables sont en liberté…
Lenoir : – Ce n’est pas le moment de tergiverser sur la reprise, hein ! L’important pour tout le monde demeure la continuité de l’épopée initiée par mon père et le père Claude ! Le lien entre nos deux familles est inaltérable !
Helena : – Luc s’opposera à la synergie tant que l’enquête ne sera pas rouverte…
Lenoir : – J’ai anticipé ce blocage ! Nous ferons notre possible pour qu’un nouveau commissaire soit nommé… »
Le front de Helena s’illumina.
Helena : – En lieu et place de Bonnet ?
Lenoir : – Le procureur ne compte pas s’arrêter à la seule Adriana…
Helena : – Cette évolution bouleverse la donne - pourvu que les revendications de mon mari soient entendues ! Il s’agirait un cadeau inespéré ! »
Elle ne s’était pas rendu compte que sa jubilation désignait un crime abject.
Lenoir : – Ce changement permettra de conclure le processus d’unification !
Un appel mit un terme à son explication enthousiaste. C’était sa secrétaire.
Lenoir : – Décidément… »
Il décrocha du ton le plus enjoué. La teneur de la commission doucha sa détermination. Effondré, il s’affaissa dans son fauteuil jusqu’à sembler disparaître sous le bureau soudain bien grand pour ses épaules ratatinées. Sous le coup de l’émotion, son visage s’allongea.
Lenoir : – C’est votre mari… Il demande à entrer… »
Helena se raidit.
Helena : – Cette fois, nous n’avons pas le choix : il est temps de mettre un terme énergique à ses fredaines ! »
Sa fermeté sembla remonter un brin Lenoir. Du coup, il recouvra une certaine contenance.
Lenoir : – Je le fais entrer… »
Luc devança comme une furie l’intention du maire. Depuis la mort de Pelletier, l’idée qu’il se faisait de sa mission alimentait son obsession de vérité jusqu’à surseoir aux règles élémentaires de la bienséance.
Luc : – Je reviens du siège… Crétier m’a annoncé où je pourrais te trouver…
Helena : – Chéri, ne crois-tu pas qu’il serait préférable de te conformer à l’avis des médecins ? »
Luc parlait sous le coup de la transe, comme si une fièvre trépidante l’avait envahi.
Luc : – Oseras-tu encore insinuer que mon instinct me joue des tours ? Je ne me féliciterai jamais assez d’avoir emporté ma vieille radio aux Urgences ! Si j’avais tenu compte de l’avis médical, le cataclysme qui secoue la ville à l’heure actuelle me serait étranger… »
Il se tut. Les commentaires étaient superflus. Ses yeux parlaient pour lui. Ils luisaient de l’éclat du possédé.
Helena : – Chéri…
Luc : – Pelletier a été abattu…
Lenoir : – Nous étions justement en train d’examiner les modalités de sortie de la crise…
Luc : – N’avais-je pas raison ? Voyez-vous, il n’est pas bon de détenir trop seul la vérité contre les puissances coalisées pour votre perte…
Helena : – Les nouvelles sont très encourageantes…
Lenoir : – La réouverture de l’enquête est inéluctable…
Helena : – Cette nouvelle ne va-t-elle pas dans le sens de tes revendications ?
Luc : – Pas seulement ! Il est urgent de dessaisir Bonnet ! Ce carriériste est un incapable !
Lenoir : – Je crains que votre excès de précipitation nuise à vos desseins ! N’oubliez pas que le commissaire Bonnet a œuvré de son mieux dans un dossier dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’avère tortueux et compartimenté ! Un spécialiste des homicides sera chargé de remonter au-delà de la jeune femme actuellement incarcérée !
Luc : – Je constate avec soulagement que le procureur assume enfin l’ampleur de ses responsabilités dans le cadre d’une instruction qui nécessite de la pugnacité et du courage ! Vous verrez que l’on finira par découvrir que mon frère a été assassiné ! Même s’il faut vingt ans pour l’admettre, je me battrai sans relâche ni répit ! »
Redoutant que Luc se focalise sur cette nouvelle quête chevaleresque, Helena essaya de l’amadouer.
Helena : – Maintenant que tes attentes sont exaucées, il n’est que temps de passer au volet principal de notre plan de reprise…
Lenoir : – En effet, les modalités pressent…
Luc : – Pour le moment, vous comprendrez qu’une seule chose compte à mes yeux : l’organisation de l’enterrement ! Je ne voudrais pas que ma mère subisse trop le poids de la cérémonie, d’autant que la mort de son fils l’a laissée très éplorée… Son hospitalisation aux Urgences n’a pas été de tout repos. Les médecins craignent pour son cœur !
Lenoir : – Votre attente est on ne peut plus légitime. Le respect des coutumes se perd dans notre société en manque de repères… Prenez votre temps, rien ne presse, je vous convierai à dîner une fois achevé votre travail de deuil… Il faut savoir laisser le temps au temps ! Plus il passe, et plus cette leçon, que je tiens de mon père, révèle ses trésors de profondeur, comme toutes celles qu’il m’a inculquées… »

Le Corbillard, les Tamaris, 21 heures 54.

Sous prétexte de faire humer à Jeannot l’air de sa jeunesse, les deux amis gagnèrent les caves de l’immeuble sitôt les melons ingurgités. Construites sur le modèle d’un gigantesque labyrinthe souterrain, elles formaient un monde englouti qui ouvrait la perspective des Tamaris sur des profondeurs insoupçonnées. Le Corbillard désignait de son appellation provocatrice et morbide une grande tour désaffectée que la Mairie envisageait de raser chaque année depuis quinze ans. En attendant la réalisation de ces (bonnes) résolutions, elle servait de point de ralliement à la jeunesse désœuvrée des Tamaris : au départ, sportifs comme chanteurs s’en étaient emparés comme d’un terrain d’expression inespéré. Les magouilleurs avaient suivi en comprenant le parti à tirer de ce présent qui paraissait offert par le Ciel pour l’exécution de leurs commerces de l’ombre.
Jeannot : – Ma parole, fait toujours aussi sombre dans cette cave ! Je vais me ramasser les panards, moi, ça va pas traîner !
Abdel : – Au lieu de traiter comme un putois dégénéré, penche ta cefa, que ton crâne déguste pas une poutre au passage ! Manquerait plus que tu deviennes amnésique, on serait dans de beaux draps ! Remarque, ça changerait peut-être de l’ordinaire : t’as toujours été mytho, alors va savoir… »
Il n’y avait pas que la pénombre à s’être perpétuée depuis la dernière visite de Jeannot. Les conduits respiraient toujours des épopées de leur jeunesse : Jeannot vérifia avec un ravissement espiègle que l’escalier qui menait aux égouts n’avait pas subi les outrages du temps. Cherchant à retrouver les accents chicaneurs de sa jeunesse, il singea le ton guilleret et controuvé des slogans publicitaires.
Jeannot : – Le Corbillard ? La meilleure formation pour devenir dealer qualifié !
Abdel : – CAP du deal, oui ! Ca me dégoûte à un point que la gerbe me monte à la gueule ! L’odeur des ieufs, du shit et du jeanlar attire les miskines. Avec l’imam, on a tout fait pour dissuader les jeunes de traîner dans les pattes des blaireaux, mais c’est plus fort qu’eux ! Malgré les serments qu’ils nous tiennent, dès qu’on leur tourne le dos, ils foncent dare-dare au Corbillard !
Jeannot : – Comme nous à leur âge, quoi…
Abdel : – Sauf que, sous les apparences relax, c’est beaucoup plus encadré qu’à notre époque ! Eddy a monté une ruche où il joue à la reine ! Paraîtrait que les condés ont infiltré la zone pour le serrer… Crois-moi, il est pas prêt de tomber, le lascar ! En tout cas, pas pour le moment ! Eddy vit comme un prince, tu verras !
Jeannot : – J’ai la formule-choc : « Le Corbillard. Plus qu’une mode : un lieu d’identification. » Ca claque, non ?
Abdel : – Je l’ai toujours dit, mec : t’as raté ta vocation. T’aurais dû taffer dans la pub au lieu de faire la pute ! »
Ils débouchèrent sur l’ancien parking reconverti en salle de sports&loisirs. A cause du smurf qui s’était improvisé, l’arrivée des deux hommes ne suscita que l’indifférence. Ils empruntèrent un maigre corridor. Le couloir de béton détrempé suintait l’humidité – peut-être une fuite d’eau, l’usure ou le mauvais entretien. De part en part, les lambris des caves encadraient l’interminable tunnel de leur patine monocorde. Abdel finit par désigner une lourde porte en fer sur laquelle aboutissait la galerie. Il toqua trois fois, selon le code en vigueur. Après un semblant de remue-ménage, Eddy en personne, grand sourire, ouvrit avec nonchalance. Son bandana vissé à la mode US était censé compléter sa panoplie de rappeur west coast, le crâne rasé, le T-shirt bariolé aux couleurs d’une équipe de la NBA et le jean volontairement extra-large. L’aspect outrancier de sa tenue accentuait son physique de colosse bonhomme.
Eddy : – C’est l’heure de la consultation ! Bienvenue ! »
Comme il allait prodiguer à Abdel une chaleureuse poignée de mains, il s’aperçut qu’il n’était pas seul.
Eddy : – Non ? Mister Jeannot ! L’Ancien est de retour…
Jeannot: – Nice, man, c’est cool ?
Eddy : – Droit au but : le temps, c’est de l’argent ! Toi, si t’es là, c’est pas par hasard… Pas vrai ? T’es venu pourquoi ?
Jeannot : – Alain Méribel…
Eddy : – Sale, ce qui lui est arrivé…
Jeannot : – Je veux son dealer… C’était pas prévu qu’il tape dans la came !
Eddy : – Tu doutes de rien, toi ! Tu débarques à l’arrache et tu réclames le dealer du keum dont tout le monde parle !
Abdel : – Il était en vacances, alors je me suis dit…
Eddy : – C’est pas ça, le problème ! Déjà, on tchatche ! Après, on avise ! J’ai ma déontologie, moi ! Abdel, puisque tu viens pour Jeannot, attends dehors, s’te plaît ! Les affaires, c’est du scrédi 100% ou t’es un homme mort ! »
Abdel s’effaça avec un fatalisme quiet : dans le fond, il n’était pas mécontent de se tenir à distance des méandres nauséabonds qu’empruntait cette affaire et qu’il cherchait à fuir sans se l’avouer clairement. Eddy fixa Jeannot de manière acérée.
Eddy : – Excuse pour l’accueil, mais j’ai pas le choix ! Dans ce taf, avec la concurrence, si tu veux rester au top, c’est no miséricorde…
Jeannot : – Les journaux jurent plus que par l’overdose. Coke, à ce qu’ils racontent… »
Eddy se replia sur son siège et, en guise de réflexion, porta la main à sa bouche.
Eddy : – Pour une fois que la licepo balance pas des salades… Je peux te donner le dealer qui fourguait Alain ! Avec son consentement en prime ! À une condition : le gaillard chie dans son benne… Il veut pas entendre parler des condés…
Jeannot : – Il craint quoi ? Tu me connais : je suis une balance ?
Eddy : – J’ai dit ça, moi ? Ecoute, j’ai pas la vocation de mère Térésa : si les révélations fracassent, le tarif tabasse…
Jeannot : – Combien ?
Eddy : – 500 euros pour moi, 1 000 pour le keumé…
Jeannot : – Tu te mouches pas avec le dos de la cuillère, toi ! D’où je le sors, moi, le jeanlar ?
Eddy : – Ca, c’est ton problème ! L’offre est à prendre ou à laisser…
Jeannot : – C’est tout vu ! Je suis pas Crésus, déjà !
Eddy : – Tu viens pas seul tout ! Y’a un banquier avec toi, je te signale – au cas où t’aies oublié le travail !
Jeannot : – Ah ouais ? Tu veux que je braque une banque pour t’allonger la caillasse ?
Eddy : – T’as oublié mon slogan ? Chez Eddy, on revient toujours ! Je te reverrai un jour… T’as trop besoin de moi pour disparaître, pas vrai ? »
Il s’interrompit un instant pour jauger de l’effet de son baratin de vendeur à la sauvette sur son interlocuteur, puis partit d’un éclat de rire tonitruant, qui fit vibrer le Corbillard jusque dans ses tréfonds.
Eddy : – Réfléchis, gars, l’offre est unique : le gars est prêt à te causer pour toi seul tout…
Jeannot : – Tu me laisses pas le choix : avec tes tarifs de Rockefeller, j’ai plus qu’à me péter la tchave si je veux pas ressembler à un clodo ! »
Il sortit sans attendre la réponse. A sa grande déception, Eddy ne chercha pas à le retenir. Il se retrouva dehors, libre comme l’air et quelque peu désabusé. Abdel mordillait un bout de réglisse, une vieille habitude chez lui quand il cherchait à échapper au désœuvrement.
Abdel : – Déjà fini ?
Jeannot : – Laisse tomber, le plan chroume ! La prochaine fois, on ira se boire un thé, qu’on perde moins de temps !
Abdel : – Qu’est-ce tu chantes ? Vous vous êtes pris la tetè ou quoi ?
Jeannot : – Sale… Le bidon, si tu lui lâches pas ses plaques, il reste muet comme une carpe ! Paraît que ses infos tabassent… Il me fait délire !
Abdel : – Combien il réclame ?
Jeannot : – 1 000 pour sa gueule…
Abdel : – Il se mouche pas avec le dos de la cuillère, l’arsouille !
Jeannot : – 500 pour l’informateur…
Abdel : – T’as raison, reste plus qu’à lâcher l’affaire. De toute façon, est-ce qu’on a le choix ? A part sonner Sami… Si ça la branche, on la mettra en connection avec Eddy… »
Jeannot se ressaisit avec vigueur.
Jeannot : – Sami ? Elle, elle a les moyens de banquer ! T’es un génie, mec ! Comment j’y ai pas pensé plus tôt ?
Abdel : – Faut dire qu’avec ton ciboulot de poivrot…
Jeannot : – Ma main au feu que les RG alignent si l’info vaut le coup ! J’appelle Sami, et…
Abdel : – Attends-moi ici ! Je sors et je reviens dans la foulée…
Jeannot : – Traîne pas trop, je vais finir claustro ! »
Abdel avait toujours été mû par une jalousie compulsive qui lui faisait craindre jusqu’aux trahisons les plus invraisemblables. Concernant Aicha, sa fidélité ne lui causait aucune anxiété. Pour Samia, c’était une autre paire de manches, et même Jeannot, qui comptait comme un frère, était susceptible de passer à la question. Le garage souterrain avait toujours servi de terrain underground aux acharnés des espaces confinés. Effectivement, le futesal s’était perpétué avec une santé immuable. Jeannot s’adossa contre un pan de mur. Il brûlait de s’inviter à la furieuse partie qui se disputait. La technique ne se perdait jamais ! Les petits frères auraient vite soupiré devant sa science consommée des espaces. Il se ressaisit. Ce n’était pas le moment de céder aux envies impérieuses de nostalgie !
Abdel : – Toujours fondu de foot ? »
Il s’esclaffa en retrouvant la bouille narquoise d’Abdel. Il avait craint les retrouvailles superflues avec une ancienne connaissance. Il fut un temps où il était connu comme le loup blanc aux Tamaris.
Jeannot : – C’est toi ? Tu m’as fait flipper ! T’aurais pu prévenir !
Abdel : – Bonne nouvelle ! Sami banque à condition que ce soit du sérieux sérieux…
Jeannot : – A toi de jouer maintenant…
Abdel : – Qu’est-ce tu racontes ? T’as commencé le job, tu le finis ! Moi, c’est plus de mon âge ! J’ai un gosse, je suis père !
Jeannot : – Je vois, couille molle… T’inquiète, je m’occupe de tout ! Un conseil, pendant mon absence : surveille tes chicots ! Avec les ballons qui valdinguent dans le périmètre, ta mâchoire risquerait d’en prendre un coup… »
Abdel ignora la répartie. Elle l’aurait contraint à une joute verbale sans vainqueur. Il préféra toquer à la porte d’Eddy. Celui-ci l’accueillit avec un petit sourire finaud.
Eddy : – Eh, mec, qu’est-ce que je disais ? C’est qui, le gars qu’a le tempo d’avance, la fraction de seconde qui fait la différence ? Remarque, c’est normal, je fais mon job à plein temps ! Sinon, ça ferait long time que je serais plus dans le timing… »
Satisfait de son soliloque narcissique, il signifia à Jeannot d’entrer. Il avait aménagé l’ancien local à poubelles du sous-sol en confortable salon, qu’il baptisait bureau à palabres pour conférer à l’endroit une connotation plus africaine. Un grand Arabe efflanqué attendait, assis sur un des sièges en osier. Son mince bouc ciselé accentuait les deux poches proéminentes qui donnaient à ses yeux verts délavés l’expression du désespoir.
Eddy : – Jeannot, je te présente Romu. Comme je vous connais, vous allez vous entendre !
Jeannot : – Au fait, pour le tarif, c’est pas du cash !
Eddy : – Vous, je vous fais confiance ! Abdel s’occupera de régler l’addition ! »
Les épaisses tentures d’étoffes chamarrées conféraient au lieu l’exotisme d’une moderne caverne d’Ali Baba. L’homme considérait le sol avec une fixité décalée, comme si la contemplation de ses chaussures conjuguée à la mastication de son chewing-gum le poussait aux extrémités de l’angoisse. Jeannot eut beau fouiller dans sa mémoire, il n’avait jamais croisé ce type. Il lui fit tout de suite mauvaise impression.
Eddy : – Ma parole, vous vous connaissez pas ?
Jeannot : – Ca fait un bail que j’ai bougé !
Eddy : – C’est pour ça ! Romu, flippe pas, il te croquera pas, c’est un ancien des Tamaris ! C’est LE Jeannot ! Fais pas ta parano ! »
L’intervention goguenarde eut pour effet d’encourager timidement Romuald à la détente. Il s’exprima d’une voix traînante et nasillarde.
Romuald : – Tout voguait pour moi… Je dealais de la coke... Mon délire, c’était… La vie de château, les gens élégants, le rêve de gosse, quoi… Alain, on surfait sur la même longueur d’ondes... Un jour, quand il s’est lancé dans les affaires, il est venu me commander de la poudre… Je l’ai fourni naturellement, quoi… Je connais tellement de monde… Si je balançais mon listing, ça foutrait un delbor du jamais vu ! »
Jeannot n’eut pas besoin de se forcer pour détester son indolence et son débit affecté. La confrontation avec ce loufiat décadent, ce vicieux dont l’élégance camouflait la luxure, le rebuta sans raison apparente – un abruti, dont l’existence se cantonnait à la séduction des duchesses nymphomanes de la haute n’avait pas de quoi l’irriter. C’était sûr, elles devaient en pincer, les pétasses, pour frayer avec la quintessence de la délinquance ! Ses mocassins en peau de zébu et ses costumes à trois mille euros pièce personnifiaient le charme ténébreux du mac classieux. Un parasite. Un raté. Un profiteur. Jeannot renifla de mépris. S’il avait tenu en joue le responsable de la mort d’Alain, il l’aurait aligné sans plus attendre ! L’incertitude plus que la prudence le laissa de marbre.
Jeannot : – Par exemple ?
Romuald : – Oublie ! Je donne jamais de noms ! Une vieille habitude : je tiens à mes os !
Jeannot : – Une question : tu sniffes ? »
Romuald ricana.
Romuald : – Ts-ts – c’est quoi, ce délire ? Un chouia d’alcool et des clopes pour la galerie, OK, mais la poudre… Si je commence à mettre le nez dedans… »
Révulsé par le cynisme qu’il affichait toute honte bue, Jeannot eut les plus grandes peines à ne pas lui coller la paire de baffes qu’il lui démangeait d’asséner.
Jeannot : – T’as peur ?
Romuald : – Doucement, hein ? Je suis pas dealer de banlieue, moi ! Je voyage ! Mon carnet d’adresses a la classe ! Clairlieu, c’est juste un pied à terre ! Le bon plan : pas de concurrence, la belle vie, l’insouciance… »
L’espace d’un instant, il avait retrouvé les accents suffisants dont il usait d’ordinaire. Mais la comédie du dandy déprimé et famélique reprit bien vite. C’était sûr, le lascar était en service commandé. Comment jauger de la véracité de ses dires ?
Romuald : – Le matin du Réveillon, je suis rentré à huit heures avec une bombasse de chez bombasse… Devant chez oim, Adriana s’est pointée…
Jeannot : – La meuf qu’a été arrêtée ?
Romuald : – Le sale plan, quoi ! L’autre go a cru que je m’étais grillé seul tout, genre que je lui avais caché une ex… Allah soit loué, Adriana me sauvait la live !
Jeannot : – T’es musulman, toi ?
Romuald : – Oula, on se met tout de suite corda, j’ai jamais traité avec les muslims, hein ?
Jeannot : – Dans ce cas…
Romuald : – J’ai trop flippé ma race ! Les Ruskofs étaient sur ma trace… Quand ils ont un contrat, ils traînent pas ! Ils chassent en meutes ! Je sais toujours pas comment ils m’ont remonté, mais Adriana a pas eu besoin de me faire un dessin : j’étais le témoin ultime de la toxico d’Alain ! Les Slaves, ils flinguent pour tchi ! Alors, j’ai pas hésité ! J’ai embarqué Adriana sans traîner. Tu comprends, me retrouver torturé pour une overdose, comme perspective, franchement…
Jeannot : – De quoi ? »
Devant l’énormité du cynisme, il peina à maîtriser ses nerfs.
Jeannot : – T’as craqué ou quoi ? Comment tu parles ? Alain, pour toi, c’est juste une overdose ?
Romuald : – Molo… J’ai rien à voir avec l’overdose ! Je t’explique : ma came est la meilleure du circuit ! A la mort d’Alain, tu peux me croire, il s’est passé un ketru que je maîtrise pas ! Pourquoi les Ruskofs étaient vénères après moi ? Je suis le type à abattre number one ! »
L’agitation de ses mains en dit plus long qu’un discours alambiqué sur son anxiété.
Jeannot : – Qu’est-ce tu veux ? Quand on deale, on assume…
Romuald : – Je voudrais t’y voir, moi ! Je fais comment, maintenant ? Les keufs, je peux déjà faire une croix dessus ! J’ai grave besoin d’une protection !
Jeannot : – Pour commencer, elle t’a dit quoi, Adriana ?
Romuald : – Rien… Elle m’a expliqué que les Russes rêvaient de me cécoin et qu’elle nageait dans la même galère que moi…
Jeannot : – C’est bon, j’ai compris ! Laisse !
Romuald : – Je me suis fait embrouiller par cette tassepé et…
Jeannot : – Déjà, elle est où, la go ? »
Les yeux de Romuald lancèrent des éclairs.
Romuald : – Sa mère la pute ! Je l’ai lâchée cinq minutes pour une course ! Elle était en pétard… Jamais j’aurais dû lui ramener une télé ! Ma bonté m’a perdu ! Elle a calé Bonnet en direct ! Déjà qu’elle était speed, alors là… La quimpe absolue ! Elle voulait changer d’endroit, elle disait qu’on allait la buter… Le temps que je trouve un autre squat…
Jeannot : – Elle t’a lourdé, quoi…
Romuald : – Laisse…
Jeannot : – Au lieu de jouer les rats flippés, aère-toi le ciboulot ! T’as pas une pineco scrédi quéplan sur Paname ? Tu serais plus à l’aise à taper la drague sur les Champs-Élysées qu’à respirer l’air frelaté des caves des Tamaris…
Romuald : – Au départ, j’étais prévu à l’ouverture de la saison chez la baronne de Malte…
Jeannot : – T’abuses pas, toi ! Tu te fourres les chepos des scalpas de ta coco, et maintenant, tu chiounes comme un marmot de maternelle ! Assume ! »
Les nerfs de Romuald, soumis à trop rude épreuve, lâchèrent sans prévenir.
Romuald : – J’hallucine comme il me cause, le miskine ! J’vais te défonce, si tu me manques de respect, bouffon !
Jeannot : – Pars pas en vrille, gars, ou j’t’assaisonne ! J’vais te rappeler qui est le fonbou de la cepiè, moi ! »
Redoutant la mise à exécution de ses menaces, Romuald, hystérique, se jeta sur lui. Jeannot para l’attaque en empoignant au vol le col de sa chemise. Dans l’action, l’étoffe de soie se déchira dans un crissement navrant.
Romuald : – Lâche-moi, bâtard ! »
Il hurla d’autant plus fort qu’il tremblait comme une feuille. Jeannot se contenta de le neutraliser au sol. Romuald s’immobilisa, fataliste. Force lui était d’admettre que Jeannot était le plus fort.
Jeannot : – Dealer de jet, hein ? J’vois le topo ! Tafiole de mes deux, oui ! Je te lâche, avant qu’Eddy tire la tronche… Dommage, je t’aurais bien dédicacé sur le caillou quelques bosses en souvenir de mon passage… »
Respectueux des rapports de violence, Romuald s’inclina. Jeannot était d’autant plus furieux qu’il avait perdu son temps. Il proféra une vague menace, pour la galerie.
Jeannot : – Si tu m’as enfumé, enculé, t’es prévenu, je te balance aux Ruskoffs ! »
Eddy accourut, alarmé par le raffut.
Eddy : – Qu’est-ce qui se danse, comme charivari, par ici ? Ma parole, vous vous êtes frités ?
Jeannot : – Te fais pas de bile, ton chiourne respire la santé ! Je te le laisse, il me servira plus à rien ! Nous, on garde le contact, des fois que j’aie besoin de toi ! »
Assuré de toucher sa rétribution, Eddy afficha une contenance sereine. Tout ce qui lui importait tournait autour de l’argent.
Eddy : – Avec plaisir… »
Quand Jeannot le retrouva, Abdel était en grande conversation avec un jeune Arabe des environs.
Jeannot : – On dérape ?
Abdel : – T’as fini ?
Jeannot : – Laisse, le keumé ! Son cerveau s’est égaré dans l’arrière-cour !
Abdel : – T’as rien appris ?
Jeannot : – Des bricoles et des broutilles ! À la fin, il a joué les chauds… Pff ! Sale !
Abdel : – Vous vous êtes tapés ?
Jeannot : – Moi, tu me connais, faut pas me chauffer !
Abdel : – Et Eddy ?
Jeannot : – Lui, tu sais, du moment qu’il encaisse sa thune…
Abdel : – Et qu’est-ce qu’il a craché, le gadjo ?
Jeannot : – Une histoire de ouf…
Abdel : – De la pure mytho ?
Jeannot : – Non, c’est cohérent et c’est pas joli ! De la pire bouffonnerie…
Abdel : – Qu’est-ce tu racontes ?
Jeannot : – Je constate, c’est tout ! Pavlovitch a envoyé des molosses pour marave Romuald. Pourquoi il lui en voulait comme ça ?
Abdel : – Parce qu’il risquait de parler ?
Jeannot : – Ou qu’ils avaient un accord… Tu le connaissais, toi, ce zig ?
Abdel : – De vue… J’ai jamais pu l’encadrer…
Jeannot : – Ton pif t’a pas trompé. Il se fait des couilles en or en fourguant sa coco aux duchesses et aux minets ! Maintenant qu’il est tricard du circuit, il essaie de sauver sa peau ! C’est vrai que les Skofs aux seufs, ça doit pas être facile à gérer, mais c’est son problème ! On va quand même pas le défendre !
Abdel : – Que Dieu le maudisse… La came, c’est banni !
Jeannot : – Quand tu réfléchis, c’est à cause de keumés comme lui qu’Alain est mort…
Abdel : – Ce chien cramera en Enfer !
Jeannot : – Adriana s’était pointée pour obtenir une protection ! Quand elle a appris que Bonnet la cherchait, elle s’est tirée de l’hôtel où ils créchaient… »
Bien qu’il fît tout son possible pour masquer son trouble, Jeannot nageait en plein dépit : le témoignage de Romuald corroborait la version officielle. Ses efforts pour mettre à jour le complot qu’il subodorait ne reposaient-ils pas sur une construction intellectuelle illusoire ? S’était-il tourné des films en jouant le rôle du Sauveur-Envoyé-pour-Défendre-l’Afrique ? Abdel pressentit-il le défaut qui affleurait sous la cuirasse ? Toujours est-il qu’il mit à profit la situation pour faire part de ses doutes. Lui ne s’était jamais senti l’âme d’un héros. Il n’avait qu’une hâte : en finir avec les tracas.
Abdel : – Si ça se trouve, Alain s’est juste tapé une putain d’overdose…
Jeannot : – Tu craques ou bien ?
Abdel : – Moi, ce que j’en dis, Sami, faut lui souhaiter du courage ! Les keums sortent de partout ! Des Russes, des Corses, pourquoi pas des Martiens ? C’est à s’y perdre… Pour te dire, j’ai envie de lâcher l’affaire ! Cette histoire nous dépasse grave !
Jeannot : – Vas-y, c’est pas le moment de taper un coup de blues ! On est des battants ou des tapettes ?
Abdel : – Tu sais le pire ? Manquerait plus que Bonnet ait raison et qu’on se soit enflammés pour des cacahuètes…
Jeannot : – T’as oublié ce qu’Alain a fait pour nous ?
Abdel : – Alain, Alain… Il s’est bien moqué de nous, avec sa Fondation !
Jeannot : – Arrête tes films ! Tu crois pas que t’exagères ?
Abdel : – Il a monté l’Arc pour masquer ses magouilles ! Tu me fais délirer, toi ! La came et les putes, je les ai inventées, aussi ? »
Voyant que Jeannot restait coi, Abdel s’enhardit.
Abdel : – Vaut mieux tréren !
Jeannot : – On prévient pas Sami ?
Abdel : – Avec l’autre charclo, on a pas le choix ! Après… »
Il se frappa dans les mains.
Abdel : – Après, on dérape et on se bouffe une bonne Quatre-saisons ! Alain, c’est terminé ! Moi, je veux plus en entendre parler ! »
Désarçonné par son déballonnage, qu’il assimilait à une régression impardonnable, Jeannot ne sut plus à quel saint se vouer. Il refusa de se laisser abattre et attaqua bille en tête.
Jeannot : – T’as oublié la bombe qu’on a sous le pied ? Quand t’as une Maserati, tu la lâches pas pour une Punto, non ? Même si Alain a déconné, il détenait le pire secret… Celui qui change tout à la face du monde !
Abdel : – Tu piges pas ? J’en ai marre grave des coups de Trafalgar ! Je veux prendre aucun risque ! »
Jeannot, loin de se montrer désarçonné, écarquilla les yeux : il avait trouvé l’argument porteur qui le remettait en selle. Ravi de sa trouvaille, il haussa le ton.
Jeannot : – Pourquoi on se prend la tête comme des péquenauds ? Sami travaille pour qui ? On a plus qu’à attendre le résultat de son enquête ! On décidera après ! On risque rien à essayer, non ? »
Abdel s’inclina.
Abdel : – Marché conclu… »

Chez Abdel, les Tamaris, 23 heures 30.

Dans la cuisine exiguë du F4, la douce fumée du thé s’épanchait de la tasse en épousant les volutes languissantes de la nuit. La quiétude du foyer somnolent n’inspirait pas Abdel. Dehors, trop soulagé de repasser le bébé, il informait avec diligence Samia des dernières péripéties. Jeannot était tendu sans trop se rendre compte des raisons de son appréhension. La mort d’Alain n’éclairait-elle pas sa quête panafricaine en donnant par la même occasion un sens à sa vie ? Abdel rentra en manifestant des trésors de précaution pour ne pas réveiller sa femme et son fils. Jeannot s’impatienta de ces atermoiements qui ne le concernaient en rien.
Jeannot : – Bon, accouche ! Elle en pense quoi, Sami ?
Abdel : – Je sais pas, elle est tellement floue, j’ai rien compris à son plan… Elle a rencard avec un keum pour l’enquête. Il peut en ressortir de grandes choses, qu’elle a ajouté…
Jeannot : – T’as rien balancé ?
Abdel : – J’ai juste eu le temps de lui expliquer que c’était super chaud et elle a coupé… Elle va rappeler. Voilà… »
Jeannot émit une moue dubitative. Un long moment s’écoula sans qu’ils échangent le moindre mot. Pour expliquer sa réserve, Jeannot gardait une rancune particulièrement amère. Au bout d’un moment, lassé de cette situation qui perdurait sans annoncer de dénouement, il se leva, gagné par l’impatience.
Abdel : – T’as un coup de sang ?
Jeannot : – J’en ai par-dessus la tête de ces conneries ! On tourne en rond ! Tu te rends compte les vibes qu’on a déployées pour rien ? Moi, je suis pas un pion ! Je finirai pas dans la peau du larbin d’Ursule affecté aux filatures ! »
Abdel ne partageait pas son avis. Lui qui ne vivait plus qu’au nom de Dieu commençait à se rappeler que le ramadan se profilait opportunément et que son destin de père de famille suffisait à sa peine. Même le déchirement qu’il vivait avec Samia lui apparaissait en regard de sa situation présente comme un compromis acceptable.
Abdel : – On connaît jamais les gens à fond… Je te l’ai déjà dit, t’as qu’à te marier et faire des gosses ! Après, je peux te dire, t’as quelque chose dans la vie et tu te prendras plus la tête avec tes rêves de révolution ! Bob Marley, c’est bien gentil, mais il est où, à cette heure ? »
Jeannot s’irrita de cette parade conservatrice et stéréotypée. Lui refusait avec obstination le spectre d’une existence monocorde. Il aurait fait n’importe quoi pour sortir du moule.
Jeannot : – C’est bien beau, les rêves virent toujours aux cauchemars…
Abdel : – Mec, écoute-moi ! Trouve-toi une rakia et fonde une millefa ! Tu revivras ! »
La sonnerie du portable d’Abdel empêcha Jeannot de l’envoyer au diable.
Eddy : – Mec, t’es au courant ?
Abdel : – De quoi ?
Eddy : – Descends d’urgence ! Jeannot est avec toi ?
Abdel : – Ouais…
Eddy : – Ca tombe au poil ! Embarque-le aussi !
Jeannot : – Qu’est-ce qui se passe ?

Bureau d’Eddy, le Corbillard, minuit.

Quand Eddy se montrait compatissant, il arborait la tête des mauvais soirs.
Eddy : – Entrez, les gars…
Jeannot : – Romuald est pas de la partie ?
Eddy : – Pas vraiment, non… Vu la situation, personne lui donnerait tort ! »
Abdel essaya une plaisanterie pour dérider l’atmosphère.
Abdel : – Z’avez vu le démon de minuit ? »
Eddy avait perdu de son assurance inébranlable.
Eddy : – Pire que ça ! Les gars, désolé d’être l’oiseau de mauvais augure, un nouveau macchabée évolue dans le circuit…
Abdel : – Mon Dieu ! Ils ont buté Luc ?
Eddy : – Si seulement… »
Il étendit une main protectrice sur son épaule.
Eddy : – C’est Samia qu’a morflé… Désolé pour la nouvelle, mon pote… »
Malgré ses airs de gros dur insubmersible, son embarras ne s’expliquait pas seulement par son scoop macabre. La liaison entre Abdel et Samia était pour lui un secret de Polichinelle. Loin de sombrer dans l’hystérie ou les larmes, Abdel demeura coi. Déstabilisé par cette prostration qui sonnait plus lourd qu’une véhémence, Eddy ne trouva rien de mieux pour meubler le temps que de reprendre la parole. Dans le fond, l’atroce événement ne l’affectait qu’en surface. Sa préoccupation se situait ailleurs. Taraudé par cette mort incompréhensible, il espérait délier la langue d’Abdel pour éviter d’autres règlements de comptes.
Eddy : – Les gars, cette fois, je suis largué… Cette mort est pas claire… Si vous avez des indices, n’importe quoi, c’est le moment ou jamais de jouer cartes sur table… C’est Eddy qui vous le dit ! Sans hésitation ! »
Finalement, les nerfs de Jeannot lâchèrent. Prétendre que la nouvelle l’avait rendu agressif relevait du doux euphémisme.
Jeannot : – On a rien à ajouter, tu piges ? Et pour ta thune, mets-toi bien dans le crâne que ça pue le cramé ! »
Curieusement, cette précision laissa Eddy de marbre.
Eddy : – Laissez béton ! Du moment que vous gardez votre bouche cousue, le fric, je m’en tamponne comme d’un vieux Kleenex crasseux…
Jeannot eut un coup de sang en comprenant que sa vie se trouvait sérieusement menacée. Le teint blafard d’Abdel fournit à Eddy la diversion rêvée pour différer l’affrontement qu’il sentait poindre. Depuis son retour sur Clairlieu, ce dernier manifestait une impulsivité à laquelle il ne l’avait pas habitué.
Eddy : – Eh, Abdel, tu gères ? »
Ce dernier s’était affaissé à même le sol, cloué dans le silence. Jeannot s’apaisa.
Eddy : – T’es sûr qu’il va bien ?
Jeannot : – Qu’est-ce tu veux ? Niveau macchabées, ça commence à faire pour les nerfs… Alors, une vieille pineco, en plus… »
Eddy jaugea la sincérité de Jeannot. Pas de doute, ce dernier n’était pas au courant de la liaison ! Voyant qu’ils ne lui étaient plus d’aucune utilité, Eddy abandonna la partie. Ces deux escogriffes n’apprendraient rien de supplémentaire ! Il savait mieux que personne que la maîtrise du temps constituait l’élément décisif où se jouait la partie. Un temps de retard, et l’échec était assuré. L’épineux cas de Romuald suffisait à sa peine.
Eddy : – C’est pas que je me débarrasse de vous, mais… Si on nous apercevait ensemble, vous comprenez…
Jeannot : – Ca craint pour le business, pas vrai ?
Eddy : – C’est pas ce que j’ai insinué ! Je suis débordé, c’est tout ! Des tueurs traînent dans Clairlieu et dézinguent leurs pigeons comme s’ils se baladaient à Chicago ou Las Vegas… Alain, Pelletier, maintenant Samia… Vous conviendrez que c’est pas la norme dans les parages… »
Saoulé de ces bavardages sans fin, Abdel se leva, raide comme un zombie. Il ne voulait plus entendre parler de macchabées ni de Samia, pour le meilleur comme pour le pire.
Abdel : – Les gars, je me remonte !
Eddy : – Eh, molo, fais pas l’inconscient ! Tu veux te prendre une bastos ?
Abdel : – C’est tout vu ! Il est hors de question que j’abandonne Aicha et le gosse ! Ils sont tout ce qui me reste…
Jeannot : – Doucement ! À t’entendre, on a l’impression qu’on sera charcutés cette nuit ! Je veux bien vécreu, mais pas maintenant, ni comme un charclo !
Abdel : – Jamais ils nous butteront !
Jeannot : – Ah ouais ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? T’as eu une révélation ou t’as souscrit une assurance béton ?
Abdel : – Si tu veux savoir, suis-moi… »
N’ayant d’autre choix, Jeannot lui emboîta le pas.
Eddy : – Les gars, j’ai fait mon devoir, hein ?
Abdel : – Ta chanson, on la connaît : on a rien vu, rien entendu !
Eddy : – Je joue pas avec la vie des gens ! »
Comme leur départ le laissait dans l’expectative, Eddy s’alarma de leur défection.
Eddy : – Attendez, filez pas comme des voleurs ! Je fais quoi, moi, maintenant ?
Abdel : – Tu nous connais, on est pas des fatches ! Pas besoin de perdre le sommeil, cette affaire te concerne pas !
Eddy : – Soyez clairs !
Abdel : – C’est limpide, non ? Occupe-toi de ton Romu comme prévu ! Tant que tu t’affiches pas avec lui, personne touchera un seul cheveu de ta tête ! »
Eddy soupira d’aise. Cette garantie sonnait comme un soulagement. La parole d’Abdel valait de l’or. Comme tous les bornés, son honnêteté foncière était incapable de trahison. Tant qu’il maîtrisait la situation, le reste lui importait peu.
Eddy : – Dans ce cas, que Dieu vous préserve… »
C’était à dessein qu’il avait glissé son homélie mystique. Grâce à cette tactique élémentaire, sa parole gagnait en crédibilité par le miracle de quelques mots.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire